Jacques Chessex se souvient de
Fribourg, entre sexe et mystère
Avec "Monsieur", l'écrivain
de Ropraz en dit beaucoup sur ce qui alimenta chez lui ce
goût pour le souffre, la compréhension du manque.
Il y a un goût du secret, du
caché, de l'interdit, qui m'est venu très
tôt avec la détestation de ma condition d'enfant
et la rumination de quelques jouissances." Quand Jacques
Chessex explique cela, on pourrait presque dire que tout
est là. Presque, parce que son nouveau livre, Monsieur,
à paraître le 3 octobre, est bien plus qu'une
confession. [...]
Mais Jacques Chessex, avec ces mémoires,
confirme aussi qu'il n'est pas l'homme des confessions.
Qu'il n'est pas l'écrivain de la clarté, de
la dure mais sèche explication. Chez lui, même
l'eau est prétexte à une attirance pour l'opacité
liquide, "qui ne reflète même plus le
ciel terriblement bleu". C'est qu'il faut, sensuellement,
chercher à dire un peu des traumatismes enfantins.
Les images érotiques, par exemples, qui parsèment
Monsieur, sont la concrétion des moments d'hypnose
de l'enfant Chessex. Cloué sur place par la révélation
de l'altérité, de l'étrangeté,
du sexe. De cette expérience qui concurrence violemment
le sacré. [...]
Jacques Chessex, Monsieur, Ed. Grasset.
Jacques Sterchi
29.09.01
Saint Augustin, modèle
des "Confessions" de Chessex
L'auteur de "L'Ogre" et de
"Jonas" remonte aux sources de ses obsessions
et de ses fantasmes dans le miroir éclaté
des souvenirs d'enfance et de jeunesse.
Voici venu le temps de se retourner
vers l'enfance et d'en interroger les traces d'ombre. [...]
Jacques Chessex a donc choisi de
"tout" dévoiler, dans un processus d'allégement
commencé depuis plusieurs années, quand il
a entrepris de dépouiller le vieil homme qui s'égarait
dans l'alcool et les excès physiques et verbaux.
"Vive rien !" s'exclame-t-il à la suite
de Flaubert auquel il s'identifie depuis si longtemps. Il
a choisi pour célébrer cet éloge de
la table rase une forme en fragments qui convient particulièrement
bien à son talent d'évocation poétique
et à ses nouvelles dispositions à la sobriété.
Jacques Chessex, Monsieur, Ed. Grasset.
Isabelle Rüf
29.09.01
Rencontre avec l'auteur de "Monsieur"
Propos recueillis par Céline Latscha
"Tempus fugit." Trop conscient
de la fuite inexorable du temps, Jacques Chessex n'a jamais
été écrivain à tenter de retenir
en vain les grains du sablier. Au contraire, au fil des
pages, au gré de ses écrits, le romancier,
poète, essayiste et auteur qu'il est a décidé
de s'alléger, de ne plus peser, de faire corps avec
la matière. Devenir cet oiseau, cette "chouette
vue à l'aube", tous ces animaux et personnages
croisés, observés. Sa "porosité"
lui donne aujourd'hui d'écrire sans doute l'un de
ses ouvrages les plus achevés, les plus vrais en
tout cas. "Monsieur" n'est pas un roman. Ce n'est
pas un recueil de nouvelles. Ce n'est peut-être même
pas une autobiographie. Mais, à le lire, on ne se
"sent plus seul dans tout ce vide".
- Jacques Chessex, le titre de votre
dernier ouvrage interpelle et étonne. Qui est donc
ce "Monsieur" ?
-"Monsieur" est un terme
sec et sonnant. C'est un titre honorifique, certes, mais
qui peut parfois se teinter d'ironie. En effet, selon l'intonation,
la situation, "Monsieur" peut aussi bien désigner
un mauvais garçon qu'un honnête homme, "Monsieur"
était le nom du frère du roi Louis XIV. On
utilisait également le terme au XVIIe siècle
pour désigner les saints. J'ai appris récemment
que "Monsieur" s'utilisait dans le sud de la France
pour désigner le cochon. La polysémie du terme
correspond bien à mon écriture, à "Monsieur".
- Pourquoi avoir choisi, dans "Monsieur",
de céder à la tentation du "je"
?
- Je pense qu'il y a longtemps que
je voulais écrire à la première personne.
Mes derniers romans, avant "Monsieur", en portent
d'ailleurs la trace. Je crois en fait que c'est une tentation
à laquelle j'ai toujours cédé, puisque
il y a une partie de moi dans chacun de mes personnages,
comme autant de secondes natures, de destins possibles,
que j'aurais pu suivre. En disant "je", aujourd'hui,
je m'interdis de donner des réponses. Donner une
réponse est une tentative de domination, devant laquelle
le sujet qu'on aimerait saisir recule et se referme. J'aime
conserver le secret, avec ses mystères et ses zones
obscures. Comme dans les peintures de Courbet, j'ai le sentiment
que le mystère du corps ne s'explique pas. Et pourtant,
je suis convaincu qu'il faut oser se mettre à nu.
C'est ainsi que l'on peut accéder à un être
plus profond.
- "Monsieur", est-ce, au même
titre que nombre de vos écrits, une façon
de "porter trace"?
- Nous semons tous, d'une façon
ou d'une autre, des petits cailloux blancs qui sont autant
de points de repères, d'empreintes, de traces. Tout
porte signe de ce qui a été et partout l'être
demeure. Même après avoir brûlé,
s'être consumé, il reste des cendres. Et la
mémoire...
- Vous considérez-vous comme un
écrivain du souvenir et de la mémoire ?
- Je pense que je suis un écrivain
de l'Épiphanie. La digression me fait peur. L'exhibition
ne m'intéresse pas. Déplaisante, vaniteuse,
elle est une provocation, une fatuité, à laquelle
je ne veux en aucuns cas céder. "Monsieur"
est le livre de l'apparition, du surgissement de l'être.
- N'est-ce pas également le livre
de l'enfance ?
- Je voulais revenir depuis longtemps
sur ce temps que je considère comme difficile à
porter. Enfant, j'aimais rôder, me promener en lisière
de forêt, me coucher dans l'herbe, faire corps avec
la nature, devenir ce brin d'herbe, cet arbre, ce souffle
dans les branches. Je me sentais alors tout petit. Je pense
que l'enfance porte en germe le fondement même de
notre personnalité. Comme quand j'étais petit,
j'aime fureter, rôder, pénétrer dans
des endroits inaccessibles. J'ai gardé cette faculté
d'être "poreux", cette capacité de
faire corps avec l'autre, qui permet d'accéder à
la plénitude.
- Peut-on véritablement accéder
à la plénitude ?
- Je suis convaincu que la pratique
de la non -pensée est une clef importante pour pouvoir
accéder à un être plus profond. Comme
le disent les moines bouddhistes, "la pensée
est une espèce de linge mouillé" que
nous étendons et distordons alors que nous devrions
simplement le laisser sécher. Nous vivons, dans notre
société, en équilibre constant entre
le bien et le mal. Or ce sont des notions qui devraient
être abolies.
- "Monsieur" est donc le livre
de l'allégement ?
- Quand j'écrivais "La
Trinité", j'ai observé un jour un groupe
de touristes chargés comme des mulets, suant, peinant
à transporter leurs bagages. De la tour qui surplombe
la clinique, je me suis dit que jamais je ne voyagerais
de cette façon. Et de manière générale,
depuis lors, j'essaye de me décharger. Je pense qu'il
ne faut pas peser, ne pas imposer. Etre libre, c'est se
livrer à l'être, sans encombrement.
- Un livre écrit à la première
personne... Pour vous, pour vos fils, pour le lecteur ?
- "Monsieur" se termine
effectivement par une lettre à mes fils. Je tenais
à leur écrire, publiquement,. On devrait se
consacrer entièrement aux gens que l'on aime. Ce
dernier chapitre est un signe, une trace, que je leur adresse.
Sinon, j'ai toujours cru que je n'écrivais pas pour
autrui.
Aujourd'hui, la lecture de l'autre
est devenue importante. J'ai pourtant toujours ce sentiment
de tentative d'Epiphanie. Je suis très touché
par les différents témoignages que j'ai reçus,
par la lecture que les gens font de "Monsieur".
"Monsieur" est mon livre, mais il devient le leur.
Céline Latscha
Lundi, 29 octobre 2001
Page créée
le: 31.10.01
Dernière mise à jour le 31.10.01
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