- Göri Klainguti, dans vos extraits de journaux de
jeunesse publiés récemment, vous évoquez,
entre autres, votre grand intérêt pour la peinture
qui vous attirait dans les musées importants d'Europe.
Quelles ont été vos références
culturelles en littérature? Quels auteurs vous ont-ils
incité à vous occuper de ce moyen d'expression?
- J'ai toujours été
un mauvais lecteur et je n'ai pas beaucoup lu. Les auteurs
que j'ai lus avec prédilection dans ma jeunesse étaient
les classiques russes, Dostoïevski et Tolstoï;
pour le reste, je ne me suis pas beaucoup occupé
de littérature. La peinture était pour moi,
disons, plus importante.
Très tôt j'ai écrit
pour moi seul, et les premières choses que j'ai publiées
étaient des poèmes. J'avais appris à
connaître et à admirer Artur Cafiisch, après
que mon frère m'eut dit que cet auteur était
fait sur mesure pour moi. J'ai noué alors une solide
amitié avec lui et je me suis laissé impressionner;
et ce que j'écrivais était fortement in-fiuencé
par son style et par sa manière. Sauf que, chez moi,
l'ironie à mon propre égard était presque
plus importante qu'envers les autres, tandis que, chez lui,
la satire mordante à l'égard de ses adversaires
était centrale. Je ne suis simplement pas aussi capable
que lui de me faire des adversaires.
Avant encore, à l'âge
de douze ou treize ans, je fouillais dans les Annalas («Annales»)
et je lisais les poèmes de Chasper Po, et peut-être
ai-je commencé à écrire des poèmes
à cause de Chasper Po. Artur Cafiisch aussi était
infiuencé par Chasper Po, j'en suis persuadé,
il le connaissait très bien. Les plaisanteries me
fascinent, en peinture également, les jeux avec des
rimes, les jeux de mots. Voilà pourquoi j'ai pris
un grand intérêt à collaborer avec Clà
Riatsch pour une édition des poèmes de Chasper
Po, dès que nous eûmes découvert notre
fascination commune pour cet auteur. C'est seulement un
peu dommage que nous n'ayons pas trouvé davantage
de matériaux.
Je ne sais pas comment m'était
venue l'idée de lire les Annalas de cette époque,
mais le domaine romanche m'intéressait. Peut-être
étais-je en ce temps-là un Romanche fanatique,
oui, je voulais trouver les racines, je lisais aussi la
Crestomazia («Chrestomathie»), et des choses
de Velleman. Peut-être en allant au gymnase, là,
à Samedan où le romanche était méchamment
écrabouillé, quasiment ignoré. Une
autre lecture dont je me souviens parce qu'elle m'avait
particulièrement plu est Il comissari da la cravatta
verda («Le Commissaire à la cravate verte»)
de Reto Caratsch; j'ai d'abord fait allusion à ce
livre dans Gian Sulvèr, et ensuite, naturellement,
dans les histoires policières de Linard Lum, avec
l'histoire de la sacoche verte.
- Jusqu'à présent les
Sprincals sont votre unique recueil de poèmes. Ensuite,
vous avez publié avec Gian Sulvèr une Aussteigererzäh-lung
(«histoire d'un marginal»), et, antérieurement
et parallèlement aux Raquints criminels, beaucoup
de textes plus courts en prose. Dans les Raquints criminels,
on trouve des jeux avec les instances narratives, des blagues
métadiscursives et des communications avec des lecteurs
extratextuels qui sont la grande nouveauté de votre
prose. Où est pour vous, aujourd'hui, l'intérêt
spécifique de votre travail d'écriture?
- Je n'écris plus de poésie.
Les derniers poèmes que j'ai écrits étaient
ceux des Sprincals. J'ai encore écrit des poèmes
à l'occasion, par plaisanterie, mais je ne me sens
pas fait pour écrire des poèmes, ce n'est
pas une forme qui me convient. Et tout cela, même
les poèmes de chasse dont j'ai fait récemment
une lecture publique, sont des choses que j'avais écrites
avant vingt-cinq ans, les premières à douze
ou treize ans.
Si je lis Gian Sulvèr, je
dois dire que c'est une plaisanterie qui continue à
me plaire en soi. Mais ce n'est qu'en travaillant à
Linard Lum que j'ai remarqué, peut-être pour
la première fois consciemment, pourquoi j'écris
si volontiers. J'ai vu que c'est à cause de l'énorme
liberté de ce moyen. D'une part je suis certes très
limité, puisque je dois tout faire passer par le
crible des mots et des lettres; mais en revanche, dans ce
domaine, je jouis d'une extrême liberté. Comme
peintre, je peux bien faire s'envoler des éléphants
ou dessiner des tomates bleues, mais si je peins, je ne
peux pas dire, par exemple, qu'une pomme rouge est bleue,
tandis qu'avec la langue, je peux inventer des contradictions
bien plus folles. Je ne m'en suis vraiment rendu compte
que lorsque j'ai commencé à converser avec
celui ou celle qui me lit.
Par exemple, j'ai écrit quelque
part que mon détective Linard Lum glisse dans son
sac deux petits pains au jambon. Plus tard, quand il aura
vraiment faim, je remarque que ces deux sandwichs ne suffisent
pas et je lui fais déballer et manger quatre sandwichs;
et si l'honorable lectrice ou l'honorable lecteur se met
à protester, je fais cadeau encore de deux petits
pains supplémentaires à Linard Lum. Parce
que, tant que le lecteur et la lectrice n'ont pas suffisamment
protesté, il est impossible que deux petits pains
rassasient la faim de loup de mon protagoniste. Et je dois
avouer que, dans ces moments, même ma propre faim
se met à me tenailler - et mon but déclaré
est que la lectrice et le lecteur aillent dans leur cuisine
et regardent dans leur frigo s'il n'y aurait pas quelque
chose à grignoter, peut-être une tranche de
jambon ou un truc de ce genre. Parce que je ne voudrais
pas que le suspense de mon histoire soit si haletant qu'on
en oublie, en me lisant, ses propres besoins.
Du reste, il pourrait sembler que
je mets toujours à disposition de mes personnages
tout ce qui leur plaît, mais c'est une erreur totale.
L'art d'écrire consiste en effet à être
économe, à laisser gigoter un peu les personnages,
ils doivent remarquer la résistance. Finalement,
nous autres auteurs, nous avons aussi à tenir compte
de leur résistance. Dans une histoire, par exemple,
Linard Lum s'est farouchement défendu, il ne voulait
tout simplement pas fumer sa pipe, complètement ridicule
(espérons qu'il ne lit pas cet entretien, sinon je
ne peux plus compter sur sa collaboration) et je n'ai pu
le calmer qu'en lui promettant de ne plus jamais mentionner
cette maudite pipe et de lui réserver de la place
dans le livre pour deux histoires policières écrites
par lui. Ce que j'ai fait, tant bien que mal.
Ce sont autant de jeux que je peux
faire en écrivant. Si celui ou celle qui lit y prend
vraiment plaisir, je l'ignore; mais j'ai cette liberté,
et cela me plaît. En ce qui concerne l'acte d'écrire,
je voudrais ajouter quelque chose qui est important pour
moi. Je ne bâtis pratiquement jamais une intrigue
à l'avance pour mes histoires, disons, un squelette,
pour ensuite lui attacher les muscles. Lorsque j'écris,
en tout cas pour les choses qui me plaisent, c'est comme
un rêve. J'ai peut-être une vague intuition,
surtout dans les histoires policières, d'un dénouement
possible ou de la nature des énigmes; mais les réponses
aux énigmes, je ne les trouve qu'en écrivant.
Je n'ai jamais la réponse à l'avance, je ne
construis pas un problème dont je connaîtrais
déjà la solution. C'est aussi une des raisons
pour lesquelles écrire davantage me fascine: c'est
seulement au long du travail d'écriture que je vois
ce qui se développe. Tracer un canevas de l'histoire
ne me réussit pas, j'en ai fait l'expérience,
parce que, dans ce cas, je suis écouré pendant
la rédaction. Il en va de même avec la peinture:
si je me promets de faire un dessin de telle ou telle montagne,
etc., alors ça m'écoure tellement, j'attrape
un tel ennui que ça ne peut plus marcher. En particulier
les jeux de mots, etc., ne me viennent à l'esprit
qu'au fil de l'écriture.
- Vous thématisez aussi la
situation un peu particulière de l'écrivain
de la haute Engadine «qui est rare aujourd'hui et
qui, de ce fait, est protégé et soigné
par ses compatriotes avec autant d'amour qu'un bonhomme
de neige par les enfants en mai». Vous sentez-vous
exposé dans cette situation un peu exotique?
- La question d'écrire en
romanche ou pas est importante pour moi et je vous renvoie
à un impuls («déclencheur») que
j'avais écrit pour la Radio Romanche qui s'intitulait
«Ün grand bel di as giavüscha vos Heimatdichter»
(«Votre poète du terroir vous souhaite une
toute belle journée»). Un jour, après
que j'eus fait une lecture pour un troupeau de touristes,
un des participants publia dans la NZZ un compte rendu qui
me causa bien du tracas. Il m'avait présenté
comme Heimatdichter; cela m'a attristé d'une part,
et, de l'autre, a éveillé en moi un doute
in-quiétant: à savoir que, pour un Suisse
ou une Suissesse non romanche, quiconque écrit en
romanche de la prose ou de la poésie lyrique est
un Heitmatdichter. Ça veut dire qu'ils partent de
la supposition implicite que si il ou elle n'était
pas un Heimatdichter mais une vraie écrivaine ou
un écrivain qu'on peut prendre au sérieux,
elle ou il écrirait en alle-mand (ou en français,
italien, anglais ou espagnol). Dans cet impuls, j'avais
ajouté que l'USR (Société des écrivains
romanches) pourrait donc aussi bien s'appeler Société
des Heitmatdichters et que je ferais une proposition en
ce sens à notre prochaine assemblée.
C'est un fait: nos grands écrivains
d'aujourd'hui écrivent et publient, à peu
près tous, aussi parallèlement en allemand,
par exemple Clo Duri Bezzola, Oscar Peer, Flurin Spescha,
même s'il me semble que plusieurs d'entre eux écrivent
nettement mieux en romanche. Mais si tel ou tel n'écrit
qu'en romanche, ça veut dire qu'il se limite et devient
un Heimatdichter, même s'il ne se considère
pas comme tel.
- Vous avez donc été un
peu offensé par cette caractérisation...
- Oui, je l'ai été,
car, bon sang!, Heimatdichter est bien gentil et tout, mais
je suis pourtant un écrivain normal et pas quelqu'un
qui... Comme Heimatdichter, on doit louer tout ce que je
ne peux pas encaisser, disons l'armée et le patriotisme...
Ces présupposés me portent sur les nerfs et
me dérangent plus que le fait d'avoir peu de lecteurs.
Le fait d'être lu par des happy few me tarabuste seulement
dans la mesure où, parfois, je pense avoir écrit
quelque chose de bon, sans qu'on le remarque, alors qu'autre
chose qui me paraît médiocre est couvert d'éloges.
Ça vient, j'en ai l'impression, du fait qu'il y a
trop peu de catégories dans mon lectorat, même
s'il n'est pas dit que l'artiste sache lui-même quelles
sont ses meilleures oeuvres.
- Croyez-vous que vous seriez plus motivé
si vous écriviez pour un public plus vaste?
- Pas du tout. D'ailleurs je pourrais
essayer d'écrire dans une autre langue, mais je n'en
ai guère envie (pour des raisons pratiques entre
autres: je ne maîtrise pas bien la langue). Je n'ai
pas non plus un immense besoin de me donner du mal pour
atteindre un public plus vaste. Le public (ou aller se présenter
au public) ne représente pas pour moi une motivation
pour écrire. Je le remarque d'une manière
encore plus expresse dans la peinture: tout le côté
économique et gestionnaire ne m'excite pas, je n'y
entends rien.
- A diverses reprises vous avez mentionné
votre public potentiel. Un jour, vous aviez même dit
que vous pourriez garder sur votre bureau une liste de vos
lecteurs, que vous saviez donc exactement pour qui vous
écriviez; ce qui veut dire aussi que vous connaissez
personnel-lement une bonne partie de vos lecteurs. Je me
demande si vous écrivez vraiment pour ce public spécifique,
si vous écrivez pour un public idéal, ou si
vous préféreriez un autre public?
- Question difficile... J'ai commencé
à écrire mon journal à quatorze ou
quinze ans, et à cette époque-là j'ai
attrapé le vice d'écrire avec des abréviations
que je pouvais seul comprendre. Mais lorsque j'ai commencé
à publier, je me suis aperçu que je devais
bien, pourtant, m'adapter à ceux qui me lisent. Alors
j'ai vu qu'on pouvait bien prétendre écrire
seulement pour soi-même et laisser aux lectrices et
lecteurs le soin de comprendre; mais c'est une illusion,
à mon avis, de croire la chose possible. On a maintes
fois soutenu - même Artur Ca-fiisch - qu'il ne faut
pas se préoccuper de son public, qu'il faut s'occuper
seulement de sa propre conscience. Mais ta propre conscience
est reliée aux autres, on ne peut y échapper,
et si l'on commence à s'en échapper tout à
fait, ça isole. Dans ce cas, c'est comme pour le
type qui raconte une blague que les autres ne comprennent
plus; et ça, c'est désagréable et me
déplaît. De même, on peut trouver dans
les histoires de Linard Lum des situations où surgit
une plaisanterie destinée seulement à une
personne spécifique et que les autres lecteurs ne
peuvent comprendre.
- Bien que vous n'écriviez
qu'en romanche, vous avez maintes fois été
confronté à un public d'autres langues, par
exemple à l'occasion de votre lecture à Soleure
en 1999. Comment est-il possible de présenter une
ouvre dans une langue que le public ne comprend pas?
- Je dépends complètement
des traductions, que d'habitude j'ai faites moi-même
et qui ne me satisfont jamais, de sorte que je regrette
toujours un peu. Pourtant, en réalité, l'impact
est souvent très bon, et cela m'étonne à
nouveau. Mais travailler avec une traductrice professionnelle,
comme à l'occasion de la traduction en français
des Raquints criminels (Lum le détective et son auteur,
à paraître aux Editions de l'Aire), c'est tout
à fait différent et le résultat est
beaucoup plus satisfaisant.
- Cette édition des histoires
de Linard Lum en Suisse romande a été possible
grâce à une contribution de la Fondation ch.
Avez-vous participé au travail de traduction?
- Marie-Christine Gateau-Brachard
a traduit, sans rien me demander, toute la «Tascha
verda», qui est une histoire d'environ vingt pages.
Elle a entrepris ce travail à ses propres risques,
à titre expérimental, puis m'a envoyé
le tout pour avoir mon commentaire. J'ai été
enchanté et j'ai trouvé que c'était
vraiment très bien traduit. Elle joignait quelques
questions sur des passages qu'elle n'avait pas compris;
je lui ai répondu et elle a apporté les corrections
qui correspondaient exactement à ce que je voulais
dire. Elle m'a alors demandé si j'étais prêt
à collaborer si elle se mettait à la traduction
des autres histoires, et elle les a traduites l'une après
l'autre avec une rapidité impressionnante, une précision
et une persévérance incroyables.
Le texte contient beaucoup de jeux
de mots; c'est la raison pour laquelle nous nous sommes
rencontrés une fois à Zurich. Nous avons cherché
des équivalents en français, ce que nous avons
partiellement réussi; tantôt on a substitué
d'autres jeux de mots, tantôt on a dû laisser
tomber. En tout cas, cela a été une expérience
très positive qui m'a plu. J'ai eu l'impression que
la traductrice s'était vraiment occupée profondément
de mes intentions et de ce qui est résulté
des intentions.
- Comment voyez-vous l'avenir de votre
écriture?
- Je ne peux imaginer que j'abandonnerai
l'écriture au cours de ma vie, mais je ne m'y consacre
pas toujours avec la même intensité. Ma ferme
m'a pris plus de forces que je ne l'avais prévu,
je pensais que ce serait un peu accessoire, mais ce fut
impossible. En tout cas, j'ai encore beaucoup de matière
que je voudrais peut-être un jour remettre sur l'établi,
même un vieux roman qui m'obsède, mais qui
me donne l'impression d'être quelque chose de trop
personnel. Peut-être que je me trompe là aussi.
Parfois je pense revenir vers lui, à d'autres moments
je m'aperçois qu'il y a tant de choses que je voudrais
écrire que je n'éprouve guère le désir
de retravailler de vieilles choses.
Je constate aussi, me concernant,
une nouvelle perception du temps. Je me suis toujours comporté
comme si je devais vivre encore cinq cents ans. Maintenant
seulement, je commence à me rendre compte qu'il est
illusoire de me croire capable de faire tout ce qui me passe
par la tête, comme je l'ai fait jusqu'à présent:
quand l'envie me prenait de faire le berger, j'ai fait le
berger, quand l'envie me prenait d'appren-dre la mécanique,
j'ai passé tout un hiver comme mécanicien,
ou quand je voulais faire le paysan, j'ai commencé
à faire le paysan. Et peu à peu je constate
que je ne peux tout simplement pas réaliser chacun
de mes voux, que je dois donc commencer à me restreindre,
à fixer des priorités. Maintenant, en l'occurrence,
la peinture et l'écriture. J'ai été
paysan pendant dix ans, et je voudrais à l'avenir
être plus disponible pour autre chose.
Traduction : Marie-Christine Gateau-Brachard
Extrait de Feuxcroisés n°3
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