Geneviève Bridel : Angle mort
est le récit dune relation père-fille
marquée par labsence du père qui est
pris par ses affaires, puis qui meurt brutalement. Est-ce
que cette mort éclaire leur relation dune manière
différente pour sa fille ?
Anne Brécart : En fait non.
Dans les récits où la mort joue un rôle
central, elle est une rupture, un changement radical, ce
qui paraît logique. Il me semble quil y a pourtant
aussi une continuité pour ceux qui restent. Une continuité
qui peut être heureuse malgré le deuil quand
les relations entretenues étaient heureuses et une
continuité très pénible quand la relation
est ratée. Ce que les vivants tissent entre eux,
la mort ne le défait pas. Cest cette continuité
que jai voulu montrer. Labsence du père
vivant se perpétue au-delà de sa mort avec
encore plus dintensité.
Le récit raconte, à
limparfait, une enfance et une adolescence à
la 3ème personne du singulier. Pourquoi avoir imposé
cette distance alors quil sagit du souvenir
de la narratrice qui dit " je "?
A cause de cette étrangeté
que nos propres souvenirs peuvent avoir. La narratrice ne
reconnaît pas ses souvenirs comme les siens.
Généralement on considère
que notre passé nous appartient. Mais en fait cela
ne va pas de soi. On trie les souvenirs, on les construit,
on sarrange une vie, consciemment ou inconsciemment.
Plus le souvenir est pénible, plus il est difficile
de dire je.
Dans le texte, les souvenirs de la
narratrice sont bruts, ils lui reviennent sans quelle
puisse les trier ou les arranger à sa guise. Cest
pour illustrer ce sentiment détrangeté
avec le passé quil y a cette alternance entre
la narration à la première personne du singulier
et le souvenir raconté à la troisième
personne.
Cest aussi ce quindique
le titre Angle mort : cest le lieu de la mémoire
auquel on na plus accès, qui est comme un territoire
étranger mais doù peut surgir, à
chaque instant, le danger.
Votre récit donne une impression
d'immobilité, même si toute une enfance et
une adolescence sont racontées. Il n'y a que le moment
de la disparition réelle du père qui est au
présent. Est-ce pour dire que la mémoire a
cristallisé un instant précis?
Quelle question horriblement difficile
! Je crois que cette immobilité est liée à
une densification des émotions. Comme quand vous
laissez une sauce sévaporer et quil ne
reste plus que le suc au fond de la casserole. Cette immobilité
est due à une transformation chimique et doit rendre
cette sensation déternel présent propre
à lenfance et à ladolescence.
Il y a dans ce récit une grande
fluidité, une musicalité qui contraste avec
la souffrance qui le traverse de bout en bout. Le fait d'écrire
un livre sur un sujet tel que celui-ci procure-t-il un apaisement?
Oui peut-être de la même
manière que cela soulage quand on arrête de
se taper la tête contre un mur ! Ecrire est une activité
très brutale. On sempare dune matière
première qui est vivante et on la triture jusquà
ce quelle acquière une cohérence. Alors
pourquoi écrire, on peut se le demander !
Je nécris pas pour me
libérer. Pour ça il y a les thérapies
ou les écoutes amicales.
Jécris pour maintenir
vivante la langue. Pour quelle ne meure pas dexprimer
toujours les mêmes idées, les mêmes lieux
communs. Une langue cest comme un maison, si elle
nest pas habitée, elle devient impersonnelle
et inconfortable. Une langue figée et morte peut
même devenir dangereuse, comme par exemple pendant
la deuxième Guerre mondiale où la barbarie
de lholocauste était masquée par un
vocabulaire de bureaucrate alors que, si on avait utilisé
les mots justes pour décrire ce qui se passait, cela
aurait été insoutenable.
Aujourdhui aussi, des mots
creux ou lénifiants enrobent la violence. Pour résister
à cette érosion de la langue, il reste la
possibilité de formuler nos expériences de
manière à ce quelles soient partageables.
Le lecteur doit pouvoir revivre, au travers du texte, ce
qui est arrivé à celui qui écrit. Plus
tard le lecteur refera ce travail qui lui permettra, à
son tour, de dire au plus juste ce quil vit et comment
il le vit.
La musique vient peut-être
de ce travail sur la langue pour l'adapter, la plier à
la réalité subjective. C'est une musique dont
je n'ai pas eu conscience en écrivant ce texte.
Entretien réalisé par Geneviève
Bridel
|