Essai : Robert Walser et la peinture

Extrait de recherches réalisées dans le cadre d'un diplome préparatoire à une thèse de doctorat sur le sujet générique : Robert Walser et la peinture. / Mise en place d'un espace mimétique et critique. Ce travail a été aimablement mis à notre disposition par l'auteur, F. Pouzol.

Première partie

Lire Robert Walser, c'est entrer dans un monde de compromissions, d'interrogations et de suggestions, c'est se porter au plus près de la réalité des choses banales et sans importance.

Walser a toujours eu une intense relation avec le monde des arts, en particulier celui de la peinture et de la littérature. Cette proximité a souvent été écrite, mais elle ne semble jamais dégager un rapport signifiant entre le texte et l'image. Robert Walser est un lecteur avide et passionné. Ses lectures font souvent l'objet d'un court résumé qu'il donne souvent à publier dans des revues telles que le Kunst und Künstler des frères Cassirer. Il découvre Keller, Goethe ou bien Hölderlin et s'enthousiasme pour les idées romantiques. Lisant le français, il se plonge tout aussi avidement dans les romans de Stendal ou de Balzac. Ses différentes lectures semblent modifier sa compréhension du monde dans la mesure où il s'en inspire ouvertement. A propos de Kleist, il écrit: "il est assis là, le visage penché en avant, comme s'il devait être prêt pour le saut mortel dans l'image de cette belle profondeur. Il voudrait expirer en elle. Il voudrait n'avoir plus que des yeux, n'être plus qu'un oeil unique." D'une sensibilité romantique, Robert Walser s'inscrit néanmoins dans les expérimentations modernes sur le langage poétique, et on trouve déjà dans son travail l'idée que la poésie a l'ambition de changer l'invisible en visible. L'homme est contradictoire, il ne répond d'aucune école esthétique mais entend toutes les représenter. Son ouvre respire encore les temps où le poète chantait le réel, mais elle annonce déjà aussi une nouvelle vision poétique mettant davantage en évidence l'aspect signifiant du langage. Dans les premiers poèmes, par exemple, Walser établit un nouveau rapport entre le texte et l'espace de la page de manière à donner à la poésie une acception visuelle. Irma Kellenberger, dans der Jugendstil und Robert Walser, pose comme indubitable que "Robert Walser den Kontakt zur Insel gesucht hat und sich selber als Jugendstil-Autor verstand" et étoffe son argumentation en montrant que l'auteur des Enfants Tanner a été sous l'influence des courants d'idées ayant entraîné ce début de siècle dans de nouvelles conquêtes du langage et de l'image. Le groupe des "Vingt", le mouvement Art Nouveau, emmené en France par des hommes tels que Guimard, ont été, selon elle, des prémisses à ce foisonnement. La littérature et la peinture allemandes tardent à se défaire de leurs attributs romantiques et naturalistes pour puiser ensuite trop rapidement dans le Jugendstil. Robert Walser prend, comme toute une génération, engagement pour " diesem Anspruch auf Heroismus und Monumentalität nach dem Muster von Antike und Renaissance." Autour de 1900, la littérature va vers une conception du poème-objet qui aurait l'immédiateté et la présence d'une chose. Le mot flotte désormais dans la page et les espaces de silence sont appelés à vivre de l'intérieur. Le cadre poétique, dans les premiers poèmes walsériens, n'est pas seulement synonyme au style ornemental du Jugendstil, il touche à l'inexistence et au "presque rien" de Jankélévitch, tout en étant marqué par sa puissance signifiante. "Hésitants, rêveurs impulsifs, les personnages principaux des romans de Robert Walser sont tous les mêmes, écrit Jean Moser en 1934: ils ne renient jamais leur être, bien qu'ils se considèrent en souriant, et ne se sacrifient à rien. Sachant que tout est relatif, dans un milieu qui le savait fort mal, ils restent humblement égoïstes, ne s'irritent ni ne s'indignent vraiment d'aucun spectacle et vont jusqu'à déguster avec raffinement l'amertume." Lorsque Robert Walser écrit sur la peinture, il s'efforce de trouver la juste distance entre le tableau et son auteur, entre son auteur, la société et lui. Il apparaît toujours comme l'archétype de l'homme joyeusement triste qui rit de son prochain afin de ne pas avoir à rire de lui. " Rien ne serait plus faux, cependant, que de voir en Walser un poète bavard qui, faute d'idées ou d'imaginations supplée un vrai contenu par des peintures." Nous entrons à chaque fois dans la vie des personnages walsériens au moment où il va leur advenir un petit quelque chose, un peu comme lorsque le rideau se lève sur une pièce tragique et que l'on sait d'avance que l'un des protagonistes va mourir. L'exercice de Walser à parler de la peinture naît aussi de cette incertitude et de la mise en place de cette incertitude. Le personnage du tableau joue dans le poème le jeu jusqu'à nous emmener jusqu'à l'émotion. " Rêveur et indolent, qui se perd dans le bleu ou le vert" , l'écrivain touche à l'art dès l'instant où il tente de modifier légèrement ce qu'il voit. Sa vie durant, il s'efforce d'écrire les interactions entre le pictural et le poétique de manière à aller au-devant de l'ouvre critiquée. L'intérêt qu'il porte à la peinture naît de cette problématique du "texte-image." L'ouvre de Walser peut-elle être considérée comme une ouvre plastique? Peut-on réellement parler d'écriture critique lorsqu'il commente l'Apollon et Diane de Lucas Cranach, le Retour de l'Enfant prodigue de Rembrandt, ou le Baiser de Fragonard? Quelle est le rapport entre le texte et l'image dans son travail? Son texte se lit tout aussi facilement qu'il s'écrit: l'écrivain travaille à des niveaux de compréhension allant d'une interprétation romantique du monde à une entière satisfaction motivée par une 'imaginerie' privilégiant davantage l'image textuelle. Il est intéressant de considérer de quelle manière l'écrivain aborde l'ouvre d'art en privilégiant en premier lieu un certain culte de la chose. Cet attachement pour les petites gens est particulièrement sensible dans l'Arlésienne de van Gogh pour laquelle Walser veut également souffrir. Dans sa lecture d'un tableau, l'écrivain peut tout aussi bien se permettre de forcer le trait d'un détail sans importance ou d'oublier une idée primordiale. Ce procédé d'intégration, et de transformation, d'analogies, et de distinctions, suscite des problèmes d'interprétation. Un coffre devient sous sa plume un autel, un chien devient un chat, une jeune fille ne meurt pas, elle dort... Les références picturales sont immergées dans le propre vécu de l'écrivain, en sorte qu'elles constituent un réseau de diffusion flottant. Robert Walser joue avec complaisance de notre curiosité et exploite toutes les ficelles de son art d'illusionniste. "Chez lui, écrit Robert Musil, la prairie est tantôt une chose réelle, tantôt une chose qui n'existe que sur le papier. Quand il s'exalte ou s'indigne, il ne perd jamais de vue qu'il le fait la plume à la main et que ses sentiments sont montés sur du fil de fer." Ainsi tout ce qui s'enracine dans ses "tableaux-poèmes" paraît toujours être remis en doute. Abandonnées à la rêverie monotone de l'écrivain, les couleurs elles-mêmes apparaissent comme des stéréotypes qu'il faut dépasser. Elles lient dans la plus grande souplesse la forme au fond en cautionnant une nouvelle expression du moi poétique. L'herbe walsérienne n'est pas seulement verte elle impressionne par sa charge suggestive, et dessine le visage de l’artiste comme un père et un créateur. "Jedes kleine Kind weiss es, jedermann weiss es, alle wissen es. Niemand ist, der solches nicht weiss. Es wäre bös und stünde schlimm um jeden, der's nicht wüsste" écrit Robert Walser dans Grün. "Non, cette femme n'a aucun sens des couleurs ou de ce genre de choses, elle n'entend rien aux lois de la beauté, mais c'est précisément pourquoi elle ressent ce qui est beau." Le peintre Karl Walser a joué un rôle important dans la formation esthétique de l'écrivain, il l'a par exemple aidé sans grand succès à se faire un prénom lors de son séjour à Berlin en illustrant nombre de ses livres. Aussi quand on cherche à comprendre la relation qui liait Robert Walser au monde des arts, on ne peut oublier la relation de Karl avec Robert, du peintre avec l'écrivain. Cette dernière est omniprésente dans ses toiles, mais elle tend aussi à le faire entrer dans l'ombre de son frère. Bien que leur vie, étrangement comparable à celle de Vincent van Gogh avec Théo, conduisent souvent à des interprétations analogues, il est possible aussi de taire la perpétuelle référence à l'autre. Ecrivant pour vivre, Walser a trouvé dans ces "zahlreichen Texte" l'occasion d'un premier contact avec la peinture. Dès les premières tentatives, il s'est découvert un style critique correspondant à sa situation d'artiste et de critique d'art en ironisant sur les conséquences de cette double postulation. Parler de van Gogh revient à parler de lui. Par ce moyen détourné, il réussit à s'approprier et à se refléter dans le tableau. La peinture peut-elle peindre des mots? Les mots sont-ils la fidèle expression d'une peinture? Le texte walsérien ne s'épuise jamais à interpréter l'ouvre d'art qui lui sert plutôt de prétexte pour brosser son auto-portait. Il rend compte d'un besoin à la fois visuel et réflexif de peindre la réalité des choses. La critique joue le rôle d'un saut vers l'au-delà du langage, vers l'au-delà de l'image, dans un, ailleurs inconnu et combiné. Cette étude permet de cerner les caractéristiques les plus significatives de la critique walsérienne qui établit des rapports nouveaux entre le mot et l'image.

Il existe des unions entre écrivains et peintres: je pense à Baudelaire pour Delacroix, Claudel pour Rembrandt,... Loin de telles critiques "créatrices", Robert Walser entend néanmoins convertir le tableau à son propre raisonnement et le lecteur à son tableau. " Les gens qui ont de la culture, écrit-il dans La Rose, devraient se rendre compte qu'il est niais, devant une ouvre d'art, de s'exclamer " merveilleux". Les éloges paraissent bien peu malins. Le ravissement frise quelquefois la bêtise." Walser prend contact avec la beauté au cours des sécessions berlinoises auxquelles il participe avec son frère, mais également de son propre chef en visitant les musées et expositions. Il apprend ainsi à entendre le langage secret des toiles et donne un certain sens au sensible. Mais le tableau ne constitue qu'un point de départ qu'il est souvent difficile de préciser, une intuition qui peut ensuite s'avérer saugrenue. "L'art est une générosité inutile" écrivait Sartre. Pour Walser, l'art serait une signifiance des petites choses, un somptueux oubli. Il cultive, dans ses "tableaux-poèmes" la passion des pauvres gens, des attristés de la vie, des laissés-pour-compte en s'accrochant à la robe d'un père heureux de voir revenir son fils, ou pleurant la mort d'une de ses camarades d'école. Les couleurs, les thèmes et les projections personnelles font grandir l'émotion esthétique et se mélanger " en images arrondies et en perspectives empilées en vert, bleu, brun, jaune et rouge."

 

1ère partie : L'expérience esthétique dans l'ouvre de Robert Walser

Walser vit avec plus ou moins de distance l'ouvre picturale. On le voit considérer sous forme de critique un tableau sous différentes perspectives: religieuse, éthique, psychologique, historique, thématique, mais en fait l'esthétique débute au moment où il a épuisé toutes les ressources de la critique.

1.1. Le choc esthétique.

1.1.1. La couleur verte.

Autant sous la forme romanesque, poétique ou à moindre égard théâtrale, l'écrivain met à profit l'espace dont il dispose pour engager de l'intérieur une réflexion sur la forme, les couleurs, les contrastes, et les sujets esthétiques. Depuis Kant, le problème se rapportant à l'esthétique reste synonyme d'une interrogation toujours subjective sur le jugement de goût, et ses corollaires, le beau et le sublime. Le beau kantien reste indéfinissable par définition car il est le fait d'un jugement. La beauté est connotée, dans ce schéma philosophique, négativement. Elle s'abreuve à la source d'une sorte de nostalgie originelle dans laquelle l'artiste garde enfoui en lui le pressentiment d'une représentation heureuse. Parler d'un tableau équivaut à la lumière de cette tradition, chez Walser à accéder par l'imagination à cet espace de conciliation entre raison et sens. Dans ses écrits, l'écrivain met en présence ces pôles irradiants vers lesquels il tente d'entraîner son poème. Il est intéressant de voir de quelle manière cette dynamique interne opère. L'écrivain attache une grande attention à de ne pas rompre ses couleurs. Ses traités sur la couleur à la manière d'un Antoine Coypel dans Sur l'esthétique du peintre portent haut la tonalité textuelle. Ainsi, dans des compositions indépendantes, il fait l'éloge d'une couleur. C'est le cas pour ce " Grün " qu'il défend dans un poème du même nom.

" Nun, was kann saftiger, sein als Grün ? Was kann jünger und lebendiger, fröhlicher und lustiger, treuherziger und friedlicher sein ,als dies Herrliches, das sich um diese Zeit über alle Länder wirft und spannt, gleich einem Siegeszug, nur dass dabei niemand hurra schreit, sondern jeder nur lächeln und still zufrieden sein darf."

Le poète walsérien se lie d'amitié avec ce vert qu'il considère presque comme un élu. Eu égard à ces manifestations d'estime, qu'il a également pour le noir ou le bleu, il présente la couleur engoncée dans son costume d'un beau vert pour éclater dans le poème. Le vert devient l'espace d'un moment la plus belle des couleurs. Mais dans Grün, Walser n'oublie pas celles de ces couleurs qu'il affectionne tout tant. L'écrivain se jette dans son écriture comme s'il se fût agi de hautes herbes dans lesquelles il eût volontiers pris plaisir à se coucher. Le vert, écrit Walser " erinnert nicht an Zank ", il connote plus volontiers la sérénité et l'harmonie. Celui qui n'admet pas que le ciel puisse être bleu, l'herbe verte, celui-là fait preuve pour l'écrivain de méchanceté. Dans ce poème, Walser nous invite à ne voir dans ses lignes aucune naïveté exacerbée, aucune manifestation naïve et complaisante de sa palette chromatique. Toutes les couleurs, même le blanc, perdent de leur luminosité et se perdent dans le noir, à l'exception du vert. L'écrivain d'analyser chacune des couleurs en l'associant à des archétypes, puis ce dernier étouffe sa démonstration en la plongeant dans un bain mortifère. Le jaune et le bleu n'ont pas son discrédit car il se mélange pour donner ce vert presque prophétique." Je porte volontiers du vert, s'enhardit à dire Helbling dans Rêveries et autres petites proses, car il me rappelle la forêt, quant au jaune, j'en porte par les jours aérés et venteux parce qu'il convient au vent et à la danse." Symbole, la couleur walsérienne drape le narrateur d'un habit de lumière. Les deux portent un semblable engagement rassurant. Dans un mélange de noir et de blanc, de noir et de rouge, l'un des constituants dénature dès le départ la composition. Ne pas posséder sur sa palette ce vert de l'écrivain revient à accepter la pauvreté. Le peintre, ceci est particulièrement sensible dans Van Gogh, souffre de ce manque. Quant à l'écrivain, jubile Walser, il trouve son plaisir dans l'appréciation juste du vert qui évoque tour à tour le printemps, la renaissance, la nature, le jaillissement vital. Robert Musil écrit à ce propos: " une prairie, par exemple, pour énoncer qu'elle est verte, l'écrivain doit y mettre un ravissement tel que nous sentions son coeur sur-le-champ... verdoyer aussi." Tous ces thèmes sont fréquemment abordés dans l'ouvre walsérienne. Dans une publication intitulée Robert Walser and the visual arts, Mark Harman tente de voir Robert Walser comme " Vincent van Gogh of modern literature." La légèreté de cet article tient au fait qu'il ait voulu édifier des ponts biographiques entre les deux hommes de manière trop décousue. Si l'on excepte les péroraisons autour de semblables repères biographiques, ce dernier souffre de continuelles références à des problèmes psychologiques qui en amoindrissent le caractère critique. Son mérite revient au fait d'avoir envisagé dans leur deux traitements de la réalité une euphorie et une mélancolie esthétiques." 'Green' is van Gogh-like in the immediacy with which it mirrors the joys and fears latent in the manic surges to which both artists were prone. Van Gogh once wrote that ' there are people who love nature even though they are cracked and ill.those are the painters.' And, we ought to add, a writer by the name of Robert Walser." Le verbe " to mirror " témoigne, dans un style certes ampoulé, d'une caractéristique majeure du travail de Robert Walser, son besoin presque maladif de transcrire la réalité plutôt que " de réfléchir à des choses profondes."

1.1.2. Une " transposition d'art " désirable.

La transcription littéraire d'un tableau permet à l'écrivain de ne pas parler que d'une seule chose, que d'un seul tableau. A l'image de ces couleurs qu'il dit ne plus trouver à part égales, il découvre qu'elles puisent leur chatoiement dans le texte même. Sujet à la facture classique, raphaélique, ou romantique, Walser ne s'enquiert qu'avec réserve et prudence de la vigueur d'un tracé, de la pâte, fluide ou solide, de la surface, des couleurs de la toile. Mais son écriture suit les circonvolutions de telle ou telle école esthétique. Anna Fattori, commentant le tableau-poème Apollon et Diane ne se laisse pas tromper. Elle écrit : " Walser se sert de la matière, qui est tirée de la littérature, de l'art et de l'histoire et qui se voit transposée à un niveau métaphorique dans la critique littéraire, dans son sens premier, dans son sens étymologique : il l'envisage comme un matériau qui, sous la forme qu'il lui donne au travers de son langage, se mue en un déguisement de sa pensée." Il est ainsi nécessaire de comprendre l'utilité de faire appel à un fond littéraire et culturel des plus variés pour apprécier au mieux le travail qu'entreprend Walser sur la peinture. L'écrivain modifie ces données, ces acceptions en les transmuant. Et de puiser par exemple dans Jean-Paul ou Höderlin pour porter témoignage d'une ouvre picturale. Le poème en prose intitulé Ein Bild von Fragonard et évoquant en fait le tableau Baiser à la dérobée témoigne de cette ambition rassurante que d'écrire à la manière de. Walser a composé quatre pièces sur l'ouvre du peintre français. Cette dernière s'entoure d'une nébuleuse de doutes et d'interrogations quant à sa place dans la carrière critique de l'écrivain. Le canevas de déchiffrement a été subrepticement inversé de manière à ce que l'écriture ne renseigne pas que sur une seule des toiles du peintre. La "Pantöffelchenbild " rappelle le tableau Les hasards heureux de l'escarpolette, le " Türausschnitt " Les Curieuses. Le discours walsérien se gonfle de références picturales, de propos esthétiques de plus en plus prégnants. Il entre en débat avec l'époque qui a vu naître le tableau. ( Cf. l'image " romantikgeringschätzende Klassizisten." ) L'écrivain oublie qu'il compose au début du 20ème siècle et se voit lire du Beaumarchais et partager les élans pré-romantiques d'une Madame de Warens. Le tableau est comme lié à un souvenir, une réminiscence jubilatoire qui non content de fixer dans le présent l'écriture, la happe vers un passé presque nostalgique. Les hommes banquettent dans la bonne humeur et partagent leur savoir à qui veut lui prêter attention , tandis que les femmes coquettes se jouent des regards complaisants. Ecrire Ein Bild von Fragonard provoque dans l'esprit de l'écrivain l'effondrement de son système de référence. Il a conscience d'être entraîné, bien malgré lui, dans un espace imaginaire, mais il se tient en équilibre à l'intérieur de ce monde verbal. La toile se distend dans le mot pour donner un " Türrausschnitt "ou un " Klassizisten." Ce texte sur Fragonard marque puisqu'il ne conduit pas, en apparence, sur une réflexion sur la beauté telle qu'ont su la penser les peintres du 18ème siècle. Walser de nous dire que le beau serait ce qui survit à la critique, c'est-à-dire implicitement l'écriture elle-même. Pour l'écrivain, la toile n'aurait de signification esthétique que si elle pouvait admettre une grille de déchiffrement cohérente. Walser avoue son ignorance quant à la vie et l'ouvre du peintre. Se présentant désarmé, voire désabusé, il peut apprécier de son seul regard le tableau de Fragonard. Son jugement ne reçoit pas les ânonnements d'une critique destituant l'émotion au profit d'un cadre de lecture. Le Baiser lui saute au visage pour la première fois, comme un baiser peut-être. Mais ce timide décryptage de l'ouvre d'art se joue des apparences. L'écrivain épointe sa plume afin de ne pas différer l'instant du choc esthétique. L'ouvre d'art lui fait une oeillade appuyée à laquelle il ne peut encore rendre la pareille. Surpris par cette troublante et ravissante indécence, l'écrivain s'interroge sur la valeur de son jugement. Jugement désintéressé en effet que celui qui l'anime au contact de l'art. L'idée de cette possible conciliation entre sensibilité et raisonnement procure à Walser un sentiment de liberté. Fragonard aime ces peintures de la chair qui retranscrivent le corps dans une sorte de "volupté sans retour", d'émotion double.

1.1.3. Anker ou l'émotion d'une jeune fille.

Dans der berner Maler Albert Anker, une semblable liberté retient le tableau au dedans de l'écriture. Anker est rompu à l'art esthétique depuis qu'il a décidé de mettre un terme à la carrière de théologien vers laquelle le poussait son père. Dans une lettre du 25 décembre 1853, alors étudiant en Allemagne, il lui écrit : " Maintenant plus que jamais, s'éveillent mes anciens doutes sur ma vocation, je voudrais les surmonter par mon travail. Comment le pourrais-je quand je sens chaque nuit que mes rêves me transportent dans des ateliers où je me vois assis avec tant de plaisir à mon travail et que chaque matin je suis surpris d'être un théologien ? " Et de poursuivre : " Vraiment, le domaine de l'art m'apparaît comme un paradis perdu." Son père se résout à le voir partir en France étudier la peinture. A l'été 1859, Anker revient riche d'enseignements en terre helvétique, et , à la mort de son père, ,aménage dans les combles de la maison familiale un atelier de peinture. Cette scène, décrite dans le poème de Walser, évoque ces mots pour Mme Ryan-Gurley : " Les couleurs du chaume et du chanore, celles rubis et améthystes des bocaux de confitures, le miel dans les gardes manger, tout cela charmait [ ses ] yeux. Le rucher et le bûcher encadraient [ ses ] étés juvéniles." Ces images de la Suisse et de la France, contenues dans le " rucher " et le " bûcher " sont cohérentes pour celui qui connaît la vie de Anker. Walser exploite nommément ces deux images, mais ne pousse pas aussi loin la métaphore. Le choc esthétique ne naît pas de la compréhension d'un espace spatial, il est enfanté dans l'écriture elle-même. Par un emboîtant jeu de propositions, circonstancielles et relatives, l'écrivain arrive au pied de ce lit où, nous décrit le texte :" Es führt dich in ein stilles Zimmer worin im Bett ein Mädchen liegt, das aus dem eben weggegangen."

Ces vers rappellent dans leur traitement ceux du Dormeur du val de Rimbaud. Ils décrivent un tableau de Anker exposé depuis 1863 au Kunstmuseum de Bern, et titré, die kleine Freundin. Au cours de ses pérégrinations bernoises, Walser a forcément vu accrocher aux cimaises du musée cette toile modeste. En quelques indications, l'écrivain renseigne sur la tonalité du tableau. L'adjectif " still " ( car c'est le seul utilisé dans la description de la toile ) connote une impression chromatique des plus retenues. Sans que l'exagération déplacé du peintre ne vienne pourfendre de son pinceau l'atmosphère sereine de la pièce, il a su rester en dehors du tableau. Cette retenue n'échappe pas à Walser, sensible à ces marques de componction. Cette chambre se veut la représentation de toutes les chambres de deuil, d'où l'emploi à-propos de l'indétermination pour la qualifier. Que donne en fait à voir le tableau de Anker ? Car il ne suffit - et Walser n' offre que peu d'aide à ce sujet - de lire dans ces trois vers un tableau pour que cette lecture soit opérante, sans cesse Walser joue de notre insistante curiosité à lire comme dans un livre ouvert. L'étude die kleine Freundin montre une jeune fille dont la nuque repose avec juste ce qu'il faut de délicatesse sur un lit de blancheur. Totes Kind auf dem Sterbebett constitue une étude intéressante du présent tableau. Ses amis, auprès du lit, pleurent sa mort. Au premier plan, le peintre s'est attardé sur le désarroi d'une fillette qui cache ses chaudes larmes derrière ses mains, tandis que la maîtresse renifle sa peine dans un mouchoir. Anker oppose là le monde de l'enfance, innocent et naïf, à un monde plus contenu, et cachant son émotion derrière des artifices. Face à cette mort qui vient de prendre leur camarades, les élèves se regroupent autour d'une gamine engoncée dans une toile de tissu grossier et de couleur blanche. Seul, un garçon a pris le parti de s'accrocher à la robe de la maîtresse, derrière qui il se cache. La mort court dans l'oeuvre de Anker, mais elle est portée avec moins de force que dans ce tableau de 1862. Il perd sa nièce Ruedi, et pour exorciser le mal compose une toile intitulée Ruedi Anker sur son lit de mort ( 1869.) Elle semble seulement dormir, l'illusion devient alors difficile à poursuivre par la couleur. Son visage angélique, ses mains croisées ( et non crispées ) sur le bouquet de fleurs donnent l'élan esthétique nécessaire pour suggérer l'idée de mort. Cette indécise évocation travaille le peintre jusque dans sa perception des limites sensibles. Difficile en effet pour le peintre que de rendre par des touches de couleurs l'instant où le souffle de vie abandonne la fillette. Elle ne se respire qu'implicitement dans le poème walsérien. Des éléments compensateurs l'étouffent depuis l'instant où le mot a été transcrit sur la feuille de papier. Walser évoque une chambre " tranquille ", une vie qui s'en est allée avec autant de poésie que s'il se fût agi d'un songe paisible. D'une évocation de la mort de la kleine Freundin, l'écrivain se dirige tranquillement et comme de circonstance avec déférence vers un commentaire toujours subjectif sur la beauté. Ce glissement n'a rien de brutal. Au contraire, il était déjà pressenti dans l'adjectif polysémique " still." La mort ne contamine pas l'ensemble du poème, elle se plie aux règles poétiques édictées par l'écrivain. On l'imagine dans le substantif " Herzen " ou dans " Volk ", mais ces derniers n'invitent nullement à un caractère absolu. La rudesse sonore de ce " Volk " par exemple fait écho à la clinquante gutturale de " Stärk " , et de fait donne sens à ce noyau. Dans cette sorte d'enroulement langagier, Walser écrit doublement son émotion esthétique.

" Weil Abbildung ihm gelangen,
die sich hinauf ins Schöne schwangen
in unverminderlicher Stärk
fort, und im Volk hat er gesiegt,
da er bezüglich seiner Treue
weit eher glänzt als manches Neue."

Le beau représente dans l'esprit walsérien l'art. Cette définition quelque peu réductrice n'intervient pas de force dans une justification qui serait comme plaquée sur le poème. Elle s'écrit avec des mots simples, ce qui rend perceptible toute l'entreprise poétique. Elle s'oublie au profit d'une mise en mot de la beauté : elle naît avec la vie du tableau, s'éduque dans les salles de classe, peut à l'occasion copuler ou mourir de sa belle mort. Puisque ainsi se dessine pour l'écrivain la beauté, elle peut à sa guise remplir l'espace ( Cf. "Häuser " ) ou marquer par son silence. Walser porte jusqu'à ces hauts degrés esthétiques, et ce jusqu'à plus soif, le calice de la création. A contempler le beau, devenu son beau, l'écrivain éprouve un indéniable plaisir, un plaisir à partir duquel naît une liberté de plaisir encore plus manifeste. En outre, son plaisir a ceci de particulier qu'il est désintéressé.( Cf. aussi Hegel ) Le titre du poème évoque étrangement un essai du biographe A. Rytz de 1911 intitulé aussi der Berner Maler Albert Anker et qui donne à Walser une matière brute :

" Eines der Mädchen hatte sich am Tage vor dem Examen (.), als es unter einer Dornenhecke Veilchen pflückten, an einem Dorm verletzt, die Verletzung als unbedeutend nicht beachtet. Infolge dieser Verletzung entstand jedoch eine Blutvergiftung, welcher das Kind wenige Tage nach dem Examen erlag. Der Trauer um das herzige Kind war allgemein, und seine Mitschüler und Mitschülerinnen waren tief erschüttert. "

S'imprégnant de détails biographiques les plus significatifs, il réécrit la vie du peintre. Cette date de 1911 coïncide, un an après sa mort, à une exposition au musée des beaux-arts de Bern qui consacre ses différents travaux. En écrivant sur la peinture, Walser espère se porter vers une acception nouvelle de plaisir. Sans violence exagérée, sans marque ostentatoire d'envie, il prend plaisir de ce don qui ne se repose nullement sur l'idée d'une quelconque besoin. La philosophie kantienne peut rendre compte du plaisir ( heureusement jamais inassouvi) de parler autour d'un tableau. Cette préposition renseigne dans le poème der berner Maler Albert Anker sur la centralité du tableau dans le poème, autour de qui gravitent réflexions ou propos badins. Le choix de critiquer tel ou tel tableau est à comprendre comme un plaisir. L'expérience esthétique correspond à une expérience sensible. Cette consanguinité ne doit pas faire oublier la permanence d'une interrogation sur la forme. Existe-t-il des espaces chez Walser à l'intérieur desquels le peintre n'a rien décidé de mettre, des espaces vierges de toute propos ? Les poèmes walsériens se fondent le plus souvent dans leur propre raisonnement, ils empruntent leur structures et leur effets combinatoires qu'à eux seuls de manière à ne pas se disperser inutilement. Dans une lettre à Philippe Godet, datée du 17 mai 1899, Anker écrit :" Der Mensch interessiert sich für den Menschen, dieser wird stets das wichtigste Modell bleiben (...) Etwas, worauf ich von Anfang an nach Kräften grosses Gewicht legte : das Interesse am Psychologischen, möglicher weise ein überst meiner theologischen Ausbildung Interesse nichts austrahlt." Walser répond à cet intérêt humaniste par un intérêt pour le peintre. La réflexion walsérienne concède une position centrale au peintre au commencement et à la fin de qui tout chose se place. Van Gogh, par exemple, témoigne dans sa vie d'artiste de cette double justification et théologique qu'il renie au profit de l'art, et humaniste. Quand bien même, l'écrivain reprend de semblables thèmes, rien ne permet outre mesure de voir là une quelconque affinité. Anker a vécu dans les balbutiements de l'impressionnisme, tandis que van Gogh cherche désespérément une nouvelle voie vers le colorisme. La lecture des oeuvres de Anker se fait au contact de Moritz, Gabriel Gleyre, Arnold Böcklin, ou Ferdinand Hodler, celles de van Gogh auprès d'un Gauguin, Matisse, Monet. Leur monde esthétiques n'ont rien de parallèle. En confrontant Van Gogh, poème walsérien de 1927, et der berner Maler Albert Anker, composé en 1910, concrétisant une vie d'artiste, on peut ne pas être sensible à la reprise de certains des syntagmes prégnants tels que " Lebenswerk ", " Stärk ", ou bien " Schönes." , autour de qui la vie du poème s'édifie. Walser rend ainsi compte par un tel procédé d'une possible parenté esthétique entre les deux peintres, mais ce depuis son écriture. Celle-ci, parlant de peinture, enfante des espaces intermédiaires qui peuvent s'éployer à l'infini par la magie du mot retrouvé.

1.2. Un " regard forçant le terrible."

1.2.1. Paul Cézanne épié par l'écrivain.

L'art, nous venons de l'apprécier, renvoie à l'immédiateté sensible de la perception, à un monde premier, archaïque des affects. On ne peut affirmer avec certitude que Walser n'ait jamais rien lu, jamais rien entendu sur l'art, et d'expliquer que sa vision esthétique rejoint celle d'un enfant. Oui, on pourrait, mais cette interrogation mènerait à une réflexion vide de sens. Lorsqu'il s'enquiert d'art, l'écrivain s'efforce-t-il d'être vrai ou bien authentique ? Il participe d'un élan virginal, lequel est revendiqué avec véhémence, et que ses poèmes en prose tardives questionnent à propos. Walser, moins prolixe que Rilke à parler de l'oeuvre de Paul Cézanne, témoigne pourtant d'un effort esthétique redoublé à la fin de sa vie littéraire. Il jette, comme il l'explique dans Cézannegedanken un " regard épieur " sur le peintre qu'il ne destitue ni le promeut." Wollte man so liesse sich ein Mangel an Köperlichkeit konstatieren ; es handelt sich aber um eine Umfassung, um ein sich vielleicht langjährig mit dem Gegendstand Befassthaben." Les natures mortes revivent sous la plume de Walser qui les touchent, comme Lise Benjamenta, de sa baguette magique pour les transformer en émotion pure. Lors des différentes Sécessions berlinoises, Walser a dû être réceptif à ce traitement des volumes, à ces tracés chantournés et à cette restitution pleine et entière de l'espace sur la toile, telle qu'on l'apprécie par exemple dans Nature morte aux pommes( 1893.94) ou dans Le balcon. Peinte autour de 1900, cette aquarelle de Cézanne renseigne sur son goût prononcé pour l'ornement, la justesse des lignes et la contenance des espaces colorés. Le peintre a posé son chevalet à l'intérieur de son appartement aixois et surprend les couleurs, les observe en catimini. Un des battants de la fenêtre est fermé comme pour ne pas effrayer les couleurs qui s'envoleraient chercher ailleurs un peu de quiétude. De la rue n'arrivent ni les intempestives clameurs populaires, ni les pépiements gracieux d'oiseaux, de la rue arrivent les couleurs. Elles n'auraient manqué d'envahir la pièce sans la présence d'une pièce de ferronnerie en signe de balustrade. Cézanne a effectué tout un travail d'équilibriste pour rendre l'émotion suscitée par ces rosaces et ces lumineuses couleurs. Il ne s'est pas abîmé dans la seule contemplation du feuillage moutonnant à l'extérieur, ni dans les seules formes gris foncé qui tourbillonnent sur le balcon. Il aurait pu être emporté par ce mouvement serpentin, et ainsi influer sur le spectacle de la rue, mais il a su canaliser son émotion et disposer le long de ces moulures. Ce balcon est symptomatique de l'esthétique cézannien : constitué par une suite régulière de petits cercles, lesquels sont rehaussés d'une main-courante, il est comparable à un motif d'enluminure. En dessous de cet étalage continu, de cette fresque colorée, les figures paraissent plus fusionnelles, elles prennent moins garde à l'espace et se le partagent irrégulièrement. Tel un rinceau, ce balcon témoigne du travail 'archi-textuel' de Cézanne qui ne semble pas happé par l'éblouissante couleur méridionale. Et de se reposer de l'ombre devant ce balcon qui, comparable à une carde, peigne les couleurs. Vendues pour la plupart par Ambroise Vollard, on peut supposer que Robert Walser ait vu quelques unes de ces toiles chez les frères Cassirrer, marchands d'art et éditeurs, à l'occasion d'une visite à la galerie d'art à Berlin. Il met à propos les souvenirs qui lui demeurent d'une oeuvre sans doute seulement entrevue. Dans Cézannegedanken, Walser invite le lecteur à une véritable profession de foi esthétique, dans la mesure où il sait se régaler, peut-être avec plus de clairvoyance qu'autrefois, de l'impression se dégageant d'un ou plusieurs des tableaux du maître français. Il n'est pas de généralités, de badinages cyniques et naïfs à la fois qui ne rendent à ce point grâce de la nature vraie des choses jusqu'à pénétrer depuis l'extérieur dans l'objet." Er reiste, kreiste, wieder um die Grenzen der Körper herum, die er wiedergab, bildend wiederherstellte und sie nahm, was sie auf das sorgfältigste eingepackt hatte." Posées par le peintre, les pommes ou les poires ne tombent jamais de la table sur laquelle la lumière les glorifie. Et ce dernier, selon Walser, de manger presque les objets peints, de convier par la couleur à un banquet esthétique. Dans Chapeau melon et vêtement, dessin au crayon ( 1884.1887), Cézanne se dépouille de lui-même au profit d'une émotion esthétique grandie. Les deux objets, auréolés d'une transcendance qu 'ils n'ont peut-être pas dans les autres toiles, se lovent l'un contre l'autre dans un besoin presque affectif. Le bombé du chapeau contraste avec la mollesse du vêtement, sa rondeur rigide avec sa fluidité étirante, envahissante. Jeu de beauté singulière, le tableau participe d'une mise en confrontation poétique. Cézanne, comme Walser dans La Promenade où le chapeau signe la bourgeoisie, pousse l'élégance jusqu'à la présence d'un petit noeud coquet. Deux objets insignifiants en eux-mêmes donnent là une ouvre de qualité, dans la mesure où il procède d'un commun dépouillement. Par leurs plissements, leur bord et leur débordement, leur courbure presque géologique, les natures mortes ressemblent à cette montagne Sainte-Victoire tant appréciée par le peintre qui n'accorde son attention qu'à ce qui est susceptible de l'émouvoir. Peter Utz remarque que " auch Walser bezieht in seiner Cezannegedanken die ästhetische Dialektik von Rand und Grenzen in versteckten Form auf die schweizerische Topographie und ihre ästhetischen letzlich aber auch politischen Implikation zurück. An einer Zentralen Stelle übersetzt der Text nämlich die Poetologie vom Umriss und Inhalt, die er an der Maltechnik Cézannes entwickelt, unvermittelt in den alpinen Diskurs." La vision des Alpes apparaît comme complice de la vision cézannienne de la Sainte-Victoire. Les contours, et le sommet abrupt s'arrondissent, les élévations s'effondrent car Walser veut peindre comme Cézanne et travailler en profondeur pour engager une réflexion sur la forme. Rilke, à juste titre, déclare : " le peintre, comme l'artiste en général, ne devrait pas prendre conscience de ses découvertes. Il faut que ses progrès énigmatiques à lui-même passent sans le détour de la réflexion, si rapidement dans son travail qu'il soit incapable de les reconnaître au passage." Réfléchir à l'art, devenir artiste, puis peut-être critique d'art, nie toute partialité, infléchit toute idée de progression. Rilke écrit ces lettres à sa femme au moment où une exposition est consacrée en 1907 aux peintres impressionnistes, et en particulier à Cézanne, et devant laquelle il lui fait part de ses réflexions naissantes. Occupé comme Walser par la portée esthétique de ses ouvres , Rilke prend plaisir à montrer l'homme des "choses d'art " dans son costume le plus seyant. Cézanne, selon lui, acquiesce à l'invitation d'une pomme, accepte, dans un pacte presque faustien, de plonger son regard " dans le terrible, et ce qui ne paraît que répugnant, la part d'être, valable autant qu'aucune autre." Le Cézanne walsérien , lui, exulte à l'idée de tout ramener à la forme. Et l'écrivain de railler cette manière " dass er sein Frau so ansah als wäre sie eine Frucht auf dem Tischtuch gewesen." La série de quatre portraits consacrés à Madame Cézanne constitue comme un témoignage pictural sur les manières de décliner l'amour. Les catalogues des différentes expositions, Salons ou Sécessions n'offrent que peu d'occasions pour dire avec certitude que Walser ait vu l'un des portraits de Madame Cézanne. Au contact d'une des nombreuses reproductions circulant alors en Suisse et en Allemagne dans des revues telles que Kunst und Künstler, l'écrivain reconnaît l'extrême patience et le dévouement presque maternelle de Mme Horthense Cézanne à l'égard de son mari. Le peintre se recommandant d'un " nouveau classicisme " à la Poussin accorde, de proche en proche, à sa pâte un apprêt qui ne modèle plus unportrait, mais préfère le moduler.

1.2.2. Walser s'assoit dans le fauteuil jaune.

Dans Mme Cézanne au fauteuil jaune ( 1893.1895), cette dernière se tient installée, le buste rigide, sur une longue chaise de couleur jaune. Le visage blême, les cheveux lissés, elle porte une robe rouge carmin qui dévore l'espace du tableau, une robe aux plis bouffants qui soulignent sa silhouette. Lourde, pesante même, cette draperie lui ôte toute mobilité. Autour d'elle, le peintre a pris le parti d'épurer le décor. On ne distingue qu'une rose entre ses mains - formel élément sensuel -, un cadre au-dessus de l'âtre, un tisonnier et une pièce de passementerie aux motifs floraux. Le visage de Mme Cézanne résonne des mots qu'évoquent à son propos Walser : "Sie war, wie ich mir einrede, ein wahres Gelassenheitswunder." Sur la toile, elle semble davantage regarder le spectateur que ce peintre si fantasque. Ses traits, d'un rendu uniforme, respirent la tranquillité. La mise en place de l'espace est conditionnée par une frise courant sur le mur du fond et qui déséquilibre l'ensemble du tableau par son irrégularité. L'espace cézannien retrouve, avec cette ligne instable qui se rééquilibre sous le seul jeu de la composition, une fraîcheur intellectuelle. Sans le chercher, semble-t-il, Robert Walser aussi joue de ces déséquilibres. Son écriture se plisse de plaisir lorsqu'il parle du peintre, lequel " zauberte Blumen aufs Papier, dass sie mit all ihrem pflanzichen Schwanken auf demselben zitterten, jubelten, lächelten." Cette attention particulière, cette quiétude instable imprègne une aquarelle de Cézanne, sans doute méconnue de Walser, inscrite au catalogue de la collection Camando sous le titre Les Rideaux. On retrouve certes cet élément décoratif dans Madame Cézanne au fauteuil jaune, à la différence près qu'ici les rideaux délimitent un espace de lecture dans le tableau. On pourrait être tenter de dire qu'ils ouvrent sur une porte fermée. Deux rideaux, donc, enserrent un corridor au fond duquel on distingue une porte, et autour desquels un cordon s'enroule, étrangle. D'une facture léchée, la toile propose une invitation à l'exotisme, un voyage au cour de l'émotion esthétique. Les rideaux représentent comme un deuxième tableau sur lequel le peintre exerce à sa guise son imagination. Cézanne froisse dans la couleur sa toile, il drape son espace d'une limite de velours qui déconstruit le motif reproduit. Les pans de drap, tombant droit sur le sol, forment comme une arcade théâtrale dont le haut du tableau accueillerait le balcon. En fait, riche de significations, cette aquarelle brille par sa pertinence structurelle. Le pli le plus étranglé par le cordon offre plus de linéarité, l'étoffe s'y divise en bandes égales de couleurs primaires ( rouge, bleu et jaune ) à partir desquelles le peintre peut donner un rendu intéressant depuis le plus intime, le plus profond de la toile. Admettant cette hypothèse, on comprend mieux alors la porte située à l'arrière-plan par laquelle le non-averti va pénétrer dans l'espace de lecture et marcher au devant de l'éclatement des formes et des couleurs figurés sur la passementerie. Walser d'acquiescer à cette explosion picturale, à ce " solcher Unausgearbeitetheit willen worin Lichteffeckte schimmern." Désabusées par ces voix qui ne les portent plus, les tardifs poèmes en prose walsériens donnent l'impression de sommeiller, ou plutôt d'avoir réussi à se rassurer devant l'ambitieux projet littéraire. Ces poèmes en prose cherchent désormais, alors que Walser entend se retirer du monde des hommes, les vibrations de l'âme, elles captent sur le fil des floraisons de couleurs et de formes. La structure poétique devient le creuset d'une réflexion esthétique épurée de tout maniérisme, de tout effet décoratif. L'écrivain pose un regard à la fois vrai et authentique sur le monde des arts tant il l'a investi d'une puissance émotive redoublée. Peter Handke, dans sa Leçon de Sainte-Victoire, entend au contact du massif provençal retrouver l'usage vrai des mots." Aber mit der Zeit, wurde sein einziges Problem die Verwirklichung des reinen, schuldlosen irdischen: des Apfels, des Felsens, eines menschlichen Gesichts. Das wirkliche war dann die erreichte Form." Le pont enjambant le vallon tel un garçon aux chaussures magiques, un pin chatouillant les nuages, une route serpentine et discrète qui entraîne le regard vers la Sainte victoire, Handke, comme Walser, comme Cézanne peut-être, comprennent l'esthétisme comme une mise en forme de la réalité, comme une " ré-alisation ", une donne nouvelle. André Malraux, dans Les voix du silence, poursuit la discussion par ces mots : " l'art naît de la fascination de l'insaisissable, du refus de copier des spectacles, de la volonté d'arracher les formes du monde que l'homme subit pour les faire entrer dans celui qu'il gouverne...Les grands artistes ne sont pas les transcripteurs du monde, ils en sont les rivaux."

1.3. L'artiste et la société.

1.3.1. L'écrivain et l'artisan.

Cézanne porte un oui désintéressé et total à la nature, tandis que Walser, lui, ne partage pas ce regard forçant le terrible, le répugnant, le laid à dévoiler leur part d'être. Ou plutôt, il rehausse l'art à la dimension de l'homme de manière à circonscrire tous les acteurs ayant partie liée avec le tableau. L'image de l'artiste trouve là matière à discussion d'autant plus aisément que Walser a sa manière d'appréhension et de compréhension du monde. Dès l'instant où il joue en " rivalité " avec le monde, l'artiste doit s'attendre en contrepartie à batailler serré pour asseoir son propre statut. Il n'est plus seulement question en ce début de 20ème siècle d'imiter ou de reproduire " une seconde nature ", mais de faire acte de présence, de répondre à ses attentes. Marie-Louise Aubiberti suggère cette idée dans Le Vagabond immobile que " sa crainte [ celle de Walser ] est que l'art, aux mains des artistes, ne tombe dans l'artifice, que la prétendue culture, érigée en culte, ne nuise à la spontanéité. " Pour Robert Walser, l'artiste doit se consacrer sa vie entière à ces petits plaisirs quotidiens qu'on malmène et qu'on oublie fréquemment, et les coucher le plus sensiblement possible sur la page blanche. Le crayon marque sur la feuille le chemin parcouru depuis l'exaltation provoquée par la nature jusqu'à l'explosion verbale qui la protège dans l'écriture. La main walsérienne, à l'image de celle d'un chef d'orchestre, guide la symphonie esthétique. Marie-Louise Audiberti de crier avec raison à la mort de l'art, dès l'instant où les combattants s'essoufflent. L'artiste a conscience des charmes de l'artisanat esthétique, du plaisir singulier qu'il suscite, mais il entretient une relation conflictuelle avec la société des hommes. Dans La Promenade, Walser rend perceptible ce malaise lorsqu'il écrit :

" Une fonderie métallurgique remplie d'ouvriers cause là sur la gauche du chemin de la promenade, un vacarme remarquable. A cette occasion, j'ai sincèrement honte de ne faire que me promener ainsi pendant que tant d'autres s'éreintent au boulot. Il faut dire qu'ensuite je boulonne et travaille à des heures où tous ces vaillants ouvriers ont pour leur part fini leur journée et se reposent."

A se promener de la sorte, l'écrivain s'attire l'antipathie des travailleurs qui le voient comme un " rémouleur de vide ", un fait-néant. Il se tient fixement à la route, comme guidé par un fil d'Ariane qu'il ne devrait pas lâcher de crainte d'être à son tour happer par la société des hommes. Sur cette sorte de promontoire invisible, sur lequel il contemple ces travailleurs, il ressent quelque honte à ne pas remplir ses obligations sociales. Walser de s'amuser de ces continuels crocs en jambe, de ces pirouettes de saltimbanque qui décontenancent et qui agacent à plus d'un titre ceux vers lesquels ils sont dirigés.

" Au passage, un monteur me lance:-Te voilà encore à te promener, on dirait, au beau milieu de la journée de travail. Je le salue en riant et je conviens avec joie qu'il est dans le vrai."

Le narrateur prend avec bonhomie et entrain ce lazzi, car ce dernier le relance dans ses pérégrinations esthétiques. L'art ne se compromet pas dans ce spectacle de " barbaries enseignardes et dorées frappant les paysages circonvoisins du sceau de la cupidité, du lucre et d'un misérable abrutissement des âmes." Walser comprend l'ouvre d'art comme le dernier rempart des intellectuels avant qu'ils ne décident de se frotter au monde. Balancement entre ce qui lui est proche, quotidien, l'immédiatement perceptible, et l'histoire perçue dans ce qu'elle évoque de plus dramatique, cette société des hommes qui la honnit, le roman der Raüber joue sans cesse avec l'étonnement de son narrateur qui se tient assis à la table du monde avec " d'un côté une histoire de tasse de café,(.), de l'autre une nouvelle dans le journal qui secoue, qui fait trembler l'ensemble de la communauté culturelle." Courroucé par le clinquant d'une enseigne publicitaire, le narrateur de La Promenade a cette réaction des plus animées. Avec cette spontanéité qui lui prêtait Marie-Louise Audiberti, il invective celui qui forçant son talent de boulanger a voulu s'essayer à l'art de la décoration. Walser ne condamne en aucun point l'art populaire, mais e refuse à " écrire de manière décorative." Il manifeste une vive réprobation devant le spectacle de cet étalage outrancier et malvenu de richesses. Cette enseigne aux lettres brillantes ne justifient en rien de la qualité du pain , mais jette un regard autre sur la vanité de l'homme. L'art selon Walser renseigne depuis l'ouvre sur le peintre. Contre toute attente, l'écrivain se propose de ramener le personnage à de plus modestes ambitions, et de faire presque profession d'évangéliste esthétique. Dans ce " fait à noter ", l'écrivain ne condamne pas tant l'exploitation pratique de l'art que son usage détourné. L'art agite la rue, se lit devant la devanture d'un chocolatier, ou au détour d'une façade de maison. Il emplit la ville à tel point qu'il faille jouer du coude pour ne pas connaître l'indigestion.

1.3.2. Walser se tord de plaisir.

Cette dynamique souterraine coule dans les écrits de Walser touchant aux problèmes de la peinture. Une présence esthétique discrète, telle que la désire l'écrivain, imprègne par exemple Ein Bild von Fragonard. Ce poème en prose s'entoure d'une nébuleuse de doutes et d'interrogations. Il est possible que Walser ait cité nommément un ou plusieurs tableaux. Mais alors qu'ailleurs le lecteur pénétrait à l'intérieur du tableau par le truchement de l'écriture, ici, le tableau devient comme l'occasion de pénétrer dans l'écriture. Chaque mot porte plus loin la signification première de la phrase walsérienne." Pantöffelchenbild " évoque Les Hasards heureux de l'escarpolette, " Türausschnitt " Les Curieuses, . L'écriture se gonfle de références picturales et de propos esthétiques qui renseignent sur une époque révolue. Et l'écrivain de se prendre à lire Beaumarchais et à partager les élans romantiques d'une Madame de Warens. Encore une fois, la critique naît d'un souvenir, d'une jubilation qui non contente de se fixer dans le présent de l'écriture la repousse dans un passé presque édénique. La société des hommes, au regard des différents écrits sur Fragonard, se perd dans les circonvolutions du langage. Le plaisir des mots participe d'une sorte de phorie par laquelle l'écrivain s'empêche un instant de tomber, et d'envisager des prolongements au tableau. C'est ainsi qu'il compose ein Bild von Fragonard ou der Kuss par négation. Cela renseigne sur sa façon de procéder : il destitue la toile de ses caractères d'apparat, de ce qui a contribué à la rendre aimable et ainsi il n'hérite pas d'un trop lourd poids sémantique. Il gratte, pour ainsi dire, le vernis de la critique, et il se décharge en même temps de toute intervention ostentatoire. "In der Kuss, remarque Ulf Bleckmann, verflicht Walser drei inhaltiche Stränge : im ersten grenzten das Rokoko Fragonards und des von diesem gemalten " Pagen ", vor der Moderne, in der er sein Prosastück schreibt, ab ; auf diese Weise definiert er das Rokoko ex negativo als ein Zeitalter ohne Eisenbahnen und Flugmaschinen." L'écrivain, ainsi, efface la présence de la peinture pour mieux la restituer dans son mouvement esthétique ou son époque. Fragonard aime peindre ces chairs qui retranscrivent le corps dans une sorte de dynamique de conquête. Dans Le Verrou, par exemple, le regard se complaît dans une scène d'amour qui lui est offerte avec innocence. Fragonard pousse loin le plaisir de l'inversion, de la redistribution de sens entre le spectateur et le modèle. A partir de ces " drei inhaltiche Stränge " prêtée par Ulf Bleckmann. On reconnaît un Robert Walser postulant à une meilleure formulation du drapé, du froissé, dans lequel la lumière pourra s'incarner avec plus d'aisance. Au 18ème siècle, le peintre enfonce les portes fermées, les couloirs sombres et les ruelles désertes pour aller au cour de la réalité, vers ce qu'elle dégage de plus esthétique. Chardin , par exemple, s'attendrit, dans Le Bénédicité, devant la figure angélique d'une fillette au moment de ses louanges au seigneur. Fragonard se porte volontiers au pied de cette société des plaisirs et des voluptés. Tout comme l'écrivain , le peintre laisse à l'autre l'occasion de " chanter son bonheur." Walser, parlant du Baiser à la dérobée dudit Fragonard, présente avec connivence l'idéologie ayant imprégné le " siècle des Lumières." Et de goûter par l'écriture aux plaisirs mondains de la sociabilité, au bon usage de la conversation, à l'art sensible du patos. L'écriture walsérienne écoute le langage secret de cette société, qui se fait nostalgique au moment où elle chante le passé. Comme recréant dans son poème en prose l'atmosphère feutrée d'un salon sous la Monarchie française, l'écrivain participe à rebours de la représentation sociale. Dans le baiser qu'il tente de restituer de manière scripturale, coexistent tous ses éléments fantasmagoriques. Il se plaît, comme à son habitude, d'épiloguer autour de cet acte charnel, à embrasser du regard le pourquoi d'un tel effleurement.

"...wünschte sie dass er sie küsse, und so bot ihm die Dame eines Tages, ich weiss nicht, um wieviel Uhr ; was ja auch gar keine Rolle spielt, ihr Gesicht, rund um sich blickend, ob niemand sie sähe, zur zärtlichen Berührung dar."

Walser vieillit les personnages de Fragonard, mais garde la saveurparticulière de cet échange de baiser. Une jeune demoiselle, dont une "rougeur aimable dont l'innocence, la jeunesse, la santé, la modestie et la pudeur coloraient " ses joues, enlace son amant et se perd dans ses cheveux. Lui aime à respirer le parfum de ses fraîches années et ferme les yeux de plaisir. Le peintre, par là, invite à un éveil de la volupté, à une délicatesse des gestes, qui est rendue peut-être par les lignes ondoyantes du bras féminin se lovant derrière la nuque. Moment en suspension : le tableau figure un acte où " keine Rolle spielt ", où la fougueuse innocence de l'étreinte se garde des recommandations d'une société. Et Fragonard sûrement d'apprécier son tableau ovale comme étant une pupille se plissant sous l'éclatante manifestation de bonheur. Le moment du baiser appartient à ces deux enfants, pour qui la société ne représente plus rien. Devant ce spectacle esthétique, le peintre a été sensible à cet délicat effleurement, à cet éveil de la sensibilité. L'image de l'artiste, selon Walser s'en retrouve modifiée. Après s'être promené au cour de toute une agitation (théâtre), le couple s'essaie, profitant d'un instant de quiétude, à ce " zärtliche Berührung.", " .zu glauben, man könne angesichts der Natur irgend etwas empfinden, Landschaften usw. vermöchten einen Riez für das Herz zu haben, machten er einem Küchenmädchen son intensiv, ich meine, so aufrichtig, wie er imstande war, den Hof, was der wie von Rosen Umhauchten spass machte, da sie ihn für gebildet hielt, weil sie ihn in einem Buche lesend angetroffen hatte, das ihr ein weltliches zu sein schein."

La rencontre ne répond en rien aux conventions puisque la femme tient dans le souffle d'une phrase couchée sur le papier. Le modèle, selon le mot de Walser, ne naît pas du contact avec la réalité, mais d'avec la perception seconde de cette réalité. Par une pléthore de virgules, héritage du " style coupé de Beaumarchais ", l'écrivain rend perceptible son trouble devant cette " apparition " qui n'est rien d'autre que le moment de la création. Un frisson de plaisir parcourt ici l'écriture walsérienne, jusqu'à l'étendre sur un lit de roses. L'écrivain oublie les règles sociales pour s'amener la sympathie du peintre et du spectateur. De connivence avec eux, il joue beau rôle, et semble se disculper de ses actes quelques chevaleresques en prêtant à d'autres ( ici le jeune homme du Baiser à la dérobée qui doit ne se vêtir que d'un costume virginal ) ses intentions. A la lumière de ce poème en prose, on appréhende la difficulté extrême à comprendre et la société et l'artiste walsérien. Sans cesse mouvante, la frontière entre les deux se fonde sur la perception de la réalité dans l'histoire des Arts. Au moment où il prend la plume, l'écrivain choisit de parler bien plus que d'un tableau. Il mène le débat de manière à renseigner sur la société, ses us et coutumes,." Die Strassen kannten noch keine Laternen oder nur spärliche " écrit Robert Walser, et de poursuivre : " Wenn es nachtete, blieben soundso lang die Städte schwarz, dass die Menschen als Unbekannte umhergingen..." L'obscurantisme du siècle passé trouve dans cette phrase matière à contestation. Ce n'est pas tant la société politique que condamne Walser, mais plutôt une société des mots . Il inaugure là un style pointant du doigt, encore timidement peut-être, les erreurs pesantes d'antan. Et de condamner à la guillotine tout tableau qui ne corresponde pas à son idée de la peinture. La plume du critique s'avère cependant des plus clémente, prête à servir plutôt qu'à châtier. Un peintre, néanmoins, s'est attiré les foudres de Robert Walser. Il s'agit du " cas Moreau."

" Ich denke, ich schüttle diesen Moreau, diesen unehelichen Adelssprössling, mit ein paar saftigen Worten ungebührlich oder gebührend ab. Längst belästigt er mich schon. Behelligt er mich? Ist das wahr? Wo sah ich ihn? Im Film. Also ein Held, der bloss noch so eine Art Dasein fristet. Eigentümlich, dass mir dieser Moreau, der mit also bereits lästig zu werden begonnenen hat, einen Anblick und Genuss der Bahnhofstrasse in Zürich vermittelt."


Son ouvre déchaîne le ressentiment de Walser par delà toute attente. Les textes walsériens, la plupart publiés dans la revue des frères Cassirrer ou dans le " Neue Zürcher Zeitung " fortifiaient l'opinion des lecteurs sur un peintre ou un tableau. On devine toute l'attention que devait leur accorder l'écrivain afin que les expériences esthétiques soient reconduites. Cet article sur Moreau diffère des habituelles publications, en ce sens qu'il n'a été que récemment sorti de l'ombre grâce au minutieux travail de Messieurs Echte et Morlang. Le peintre français est violemment pris à parti par l'écrivain qui affiche son ambition dès les premières phrases et ce par exemple en le dépréciant le plus effrontément possible. On peut s'interroger: cette critique a-t-elle été refusée par quelque revue en raison de son contenu frisant l'impertinence ou bien Walser a-t-il voulu goûter seul au plaisir de vilipender le peintre ? Jamais l'écrivain ne montre autant de disposition à la méchanceté que dans ce poème en prose. Ses propos rompent avec l'idée d'un quelconque choix esthétique comme si tout ceci n'était qu'un exercice de style.

2.1. Walser ou le regard de Janus.

2.1.1. La pauvreté selon Cézanne.

Walser puise dans la société les matériaux propices à l'élaboration de son propre espace poétique, mais ce, de manière particulière. Le peintre s'enhardit, sous sa plume, jusqu'à la " bestialité " de la couleur afin de crucifier par le symbole la réalité. Le paysage s'avère alors être peigné, épuré, appauvri par la critique walsérienne. Antonin Artaud dans Le Suicidé de la société ressent à l'égard de van Gogh cette même impression. Il écrit: " cardé par le clou de van Gogh, les paysages montrent leur chair hostile, la hargne de leur replis éventrés, que l'on ne sait jamais quelle force étrange est, d'autre part, en train de métamorphoser." Van Gogh et Walser: une relation qui a fait noircir beaucoup de papier. Nous tenterons de comprendre de quelle façon Walser peut se réclamer de Vincent, et ce par l'emploi peut-être " janusien " de la pauvreté.

Dans Lettres sur Cézanne, Rainer Maria Rilke confronte le travail de Cézanne avec celui de van Gogh, et remarque l'extrême pauvreté avec laquelle tous deux couchent leur couleur. Ce motif de la pauvreté court dans les nombreuses lettres adressées par Rilke à sa femme Clara au cours de l'exposition du Salon d'Automne de 1907. Mais il convient de s'entendre sur ce terme choisi afin de ne rien perdre en saveur lorsqu'on l'associera à Robert Walser. Pour ce faire, une étude comparée entre deux des toiles de Cézanne et de Van Gogh se prête à un semblable recoupement. Il s'agit de La Berceuse ( Mme Augustine Roulin en fait), et Madame Cézanne à la jupe rayée (Rilke sous le titre La femme au fauteuil rouge semble analyser cette toile.) Dans ces deux compositions, séparées l'une de l'autre par une dizaine d'années, le traitement chromatique diffère en dépit d'une volonté commune d'asseoir la scène dans une intimité rassurante. Cézanne compose depuis le fauteuil sur lequel est assise sa femme un ensemble scénique cohérent mais monotone : la haute plinthe derrière le fauteuil couleur carmin, les motifs étoilés bleus sur le mur, la longe robe stricte d'Horthense, ... Van Gogh, pour sa part, n'accorde pas la même attention à son fauteuil rouge bruni. En premier lieu, son regard s'attarde sur la jupe verte de Madame Roulin et sur le tapis qui donne l'impression désagréable d'épancher son sang. Au mur, des floralies et des bourgeons grandissent l'espace du tableau, et l'investissent de connotations printanières. Le regard quiet, voire absent de la Roulin est contrebalancé par ces formes tourbillonnantes qui, derrière son dos, sur le mur du fond, lui font presque un pied de nez. Cézanne et van Gogh réfléchissent différemment à la pauvreté, l'un par le biais des couleurs, l'autre par la mise en place d'un système détachant de plus en plus le sujet peint des contingences du réel. Madame Roulin, assise sur une rustique chaise de bois, à l'instar de Madame Cézanne confortablement lovée dans un fauteuil moelleux, a évolué dans l'imagination du peintre au cours de son séjour en Pays de Caux. Cette poitrine qui se dressait fièrement dans les premières esquisses charnelles, tellement Vincent aurait voulu s'y blottir, est là ramassée dans un gilet noir. Le peintre sans doute de vouloir réprimer de tels sentiments dégradants, de les appauvrir dans la couleur afin de rendre à sa peinture toute sa puissance , toute sa vigueur suggestive. La sensualité parcourt, quant à elle, le portrait de Mme Cézanne de façon austère, presque fugace. Sa robe tombe en plis droits sur le sol, le noud enserrant son chandail évite au regard de s'aventurer sur le décolleté. Sa chevelure, comme celle de la Roulin aussi, ne dégage aucun parfum d'érotisme. Dans La Berceuse ( 1888 ) et Madame Cézanne à la jupe rayée ( 1877), la pauvreté picturale tient au fait que le superflu n'a pas de prise. Peut-être en chair, Madame Roulin s'appuie sur une misérable chaise, peut-être fluette, Madame Cézanne paraît tragiquement seule. Les deux femmes ont fasciné et les peintres et Walser , car elles crient leur ressemblance. Croisant leur mains sur leur ventre, elles réconcilient dans ce geste simple leur destin commun. Elle s'absorbent dans leur travail de modèle, s'épuisant à paraître belle et triste à la fois. Respirant le pathétisme, ce geste les entraîne à l'intérieur d'un cercle, cercle qui, pour le tableau La Berceuse, qu'un bout de corde comme le prémisse au gibet vient ternir." Et de ces choses, il fait ses 'saints' écrit Rilke, il les force à être belles, à signifier l'univers, tout le bonheur et toute la magnificence du monde et il se sait s'il a obtenu qu'elles le fassent pour lui."

2.1.2. Une couleur pauvre.

Dans son poème van Gogh, Robert Walser entend répondre à un besoin pratique: renseigner sur la signification et l'emploi qu'il fait de la couleur. Bien avant d'apprécier son désir de couleur, il est important de se recommander du peintre hollandais. Les possibles corrélations entre l'écrivain suisse et le peintre ont souvent été construites sur le modèle d'un repérages biographiques et thématiques qui n'éclairent ni ne légitiment en rien une consanguinité picturale. Dans son article, Karl und Robert Walsers frühe Interesse an der Kunst von van Gogh, Andréas Meier écrit : " Obwolh in anderer Technik ausgeführt nähert sich der Strichduktus von Karl Walser Radierungen der Zeichengestik van Goghs, dessen Faszination auf den jüngeren Illustrator in einigen der Arbeiten unschwer auszumalen ist aus dem Wechsel von Stricht und Runkmanier und der ähnlichen Landschaftsperspective mit des hochliegenden Horizontalinie." Robert Walser n'assiste pas en Décembre 1901 à la Sécession de Berlin présentant l'ouvre de van Gogh , dans la mesure où il ne vit pas encore dans la Capitale qu'il découvre un an plus tard. Karl Walser, l'aîné de Robert et peintre de métier, fréquentant déjà les cercles berlinois, goûte le premier aux charmes de son travail. Il dévore la récente traduction de la correspondance de van Gogh avec son frère qu'il a, sur demande de Cassirer, illustré de deux " Federzeichnungen " ou dessin à la plume. Robert, à travers son frère, se frotte lorsqu'il met pied en terre allemande à cette ouvre picturale qui inspire les jeunes artistes, mais qui déroute aussi les classes bourgeoises par son anti-conformisme. L'idée d'une peinture à la forme poétique de Robert entre en concurrence avec la peinture plus réaliste de son frère. Mais c'est lui qui l'introduit auprès des Cassirrer que de tels apanages ne pouvaient donc pas laisser indifférents - ces marchands d'art particuliers semblable en France à Alexandre Vollard, et qui se targuaient d'être toujours aux avant-postes del'art moderne. Des organes de diffusion, tels que la revue Kunst und Künstler, et par l'intermédiaire desquels la voix de Robert Walser aurait pu se faire entendre, pouvait contribuer à habituer le public allemand, réticent à toute agression esthétique, aux toiles de Vincent van Gogh. En 1912, une autre Sécession se déroula à Berlin , au cours de laquelle Robert tombât en pâmoisons devant les souffrances de l'Arlésienne. La critique, et en particulier par la voix de Julius Meier-Graefe, encensa les toiles du martyr français, à propos de qui il déclara : " van Goghs Stils ist der Notbehelf des Isolierten und steht auf dürftigeren Konventionen." Dès 1898, Meier-Graefe avait pris fait et cause pour les orientations nouvelles du néo-impressionnisme, le décrivant comme la recherche esthétique la plus contemporaine. Ayant suivi sa scolarité à Berlin, il s'installe à Paris en 1900 où il témoigne un intérêt certain pour l'impressionnisme et les mouvements avant-gardistes. Il écrit deux essais, comme Walser, sur celui " qui cherchait Dieu " en 1907 puis en 1924. Van Gogh parle le langage des pauvres, de ceux qui n'ont jusque là jamais trouvé une oreille attentive à leur détresse. Andréas Meier, dans cet article, tente d'élucider la question originelle. Robert Walser n'a-t-il écrit son poème van Gogh en 1912 que sur invite des Cassirer ou bien la toile l'a t-il autrement bouleversé ? Si l'on constate que l'écrivain a retravaillé, après ce choc esthétique, à une deuxième version poétique, cela semble légitimer l'hypothèse d'un émoi presque existentiel. Sans aucune contrainte, Walser porte de nouveau sur le métier son poème sur Madame Ginoux, alléguant son étonnement toujours renouvelé lorsqu'il pense à cette " mater dolorosa." Des choses lui auraient jadis échappées pour qu'il désire les coucher différemment sur le papier. Et Meier de commenter ainsi sa décision : " eigene Gleichgültigkeit und Unverständnis vorspielend lenkt Walser den Leser erneut auf die Begegnung von Maler und Modell als Grundimpuls dieses Bildes und weist auf seine Schlichtheit und Grösse hin die ' ohne viel Absicht ' entstanden sei." La femme d'Arles, répondant certes au canon esthétique des Cassirrer, subjugue aussi Walser au point qu'il se porte en défenseur de sa cause. Il se met au service, par l'écriture, de la figure de cette " mère douleur." L'écrivain absout ses péchés devant le spectacle de cette femme dont la beauté simple amène à l'émotion et à l'épanouissement poétiques. Le livre, devant elle, engage depuis le tableau de van Gogh, à une retranscription que ne manque pas d'entendre Walser.

Der arme Mann
Es mir nun mal nicht antun kann.
Vor seiner gröblichen Palette
Zerstreut in mir sich jede nette
Aussicht ins Leben. Ach, wie kalt
hat er sein Lebenswerk gemalt !
Er malte, scheint mir, nur zu richtig.
will jemand sich ein wenig wichtig
vorkommen in der Ausstellung,
so wird ihm bang vor solchen Pinsels Schwung.
Schrecklich, wie diese Aecker, Felder, Bäume
einem des Nachts wie klob'ge Traüme
den Schlummer auseinanderreissen.
Hochachtung immerhin vor heissen
Kunstanstrengungen, beispielweise
vor einem Bild worin im Irr'nhauskreise
Wahnsinnige zu sehen sind
Den Sonnenbrand, Luft, Erde, Wind
gab er ohn'Zweifel prächtig wieder.
Doch senkt man bald die Augenlider
vor so selbstquälerischer Stärke
in doch nur halbbefriedigendem Werke.
Zu grausen fängt's ein'an,
wenn Kunst nichts Schön'res kann,
als rücksichtslos ihr Müssen, Sollen, Wollen
vor schau'nden Seelen aufzurollen.
Wunsch, wenn ein Bild ich seh',
liebkost zu werden wie von einer güt'gen Fee,
geh, geh, adee !

A lire ces impressions esthétiques, on découvre de nombreuses toiles du peintre, plus particulièrement l'Arlésienne, Le Semeur au coucher de soleil ( nov. 1888 ), ou encore La nuit étoilée. On a de suite en mémoire l'hôpital d'Arles lorsqu'on lit les vers walsériens : " vor einem Bild worin im Irr'nhauskreise / Wahnsinnige zu sehen sind." Ce tableau a été peint en avril 1889 au cours du séjour de Vincent à l'hospice Saint Paul de Mausolé, après sa première crise de folie provoquée par une divergence d'opinion " d'une électricité excessive " avec son ami Gauguin, " l'ancien banquier ". Installé volontairement quelques mois dans ce " Irrenhaus " de Saint-Remy, à la demande de son frère, le peintre dispose d'un atelier de peinture et d'une chambre ouvrant l'un sur le jardin, l'autre sur le massif des Alpilles. Sa production se vivifie au contact de ce monde étrange et lumineux, attisé par un vent qui fouette autant son chevalet qu'il ne balaie sa couleur sur la toile. L'hôpital d'Arles, que Walser reprend sous la forme d'un détail biographique, fait écho à un épisode douloureux qui pourtant n'atténue en rien sa frénésie artistique. Dans cette toile-prison, le regard en premier lieu se perd sur une pièce fuyant jusqu'à ce christ crucifié sur le mur du fond en signe d'ultime salut. Une lointaine porte de couleur bleu, sans doute celle du directeur de l'établissement, ferme un au-delà prophétique. De part et d'autres des lignes fuyantes, van Gogh a placé des espaces circonscrits figurant les chambres, séparées les unes des autres par des tentures vertes. Car aucune fenêtre ne s'ouvre sur l'extérieur, la lumière semble naître de ces tentures pauvres. Au second plan, deux sours font don de leur personne à des malades alités pour qui nul déplacement semble possible. En fait, van Gogh travaille son tableau en sorte que le regard puisse remonter depuis le christ sur la croix jusqu'à l'imposant et chaleureux poêle autour de qui sont regroupés, perdu dans leur solitude, cinq pensionnaires. L'hospice respire le silence des murs froids et se renferme dans son malaise. Les cris d'agonie et de détresse ne font de plus en plus sourds devant ce poêle presque envahissant qui occupe toute la scène et constitue un obstacle au regard. Le coudoiement d'un tuyau marron, seul, montant sous les combles, offre un échappatoire pour le peintre qui le lit comme une guérison à l'Ennui, et une fantaisie de son imagination. Walser a vite compris l'ambition esthétique de van Gogh lorsqu'il écrit le vers débutant par " schrecklich, wie diese Äcker. " puisqu'il se souvient des pages du peintre à son frère relatant ses réflexion sur Les ténèbres." Le ciel est bleu vert, l'eau est bleu de roi, les terrains sont mauves. La ville est bleue et violette (.) Sur le champ bleu vert du ciel, la grande Ourse a un scintillement vert et rose, dont la pâleur discrète contraste avec l'or brutal du gaz." La nuit pour van Gogh se mire de couleurs, de ce chatoiement qui remplit la blancheur du tableau. La réalité de s'inverser du fait de cette impulsion , de cet afflux : le ciel devient sous sa plume un champ dans lequel la grande Ourse, déjà presque un personnage, laisse derrière elle une traînée d'étoiles. Le peintre hollandais apprécie de rendre par cour ces paysages nocturnes qui ne sont bercés que de la seule lumière des cieux, mais il excelle aussi dans l'art de ces scènes nocturnes où les murs ruissellent d'une sorte de réverbération urbaine. Dans Terrasse du café le soir ( sept. 1888 ) par exemple, van Gogh a posé son chevalet devant cet univers des plaisirs de la nuit dans lequel la détresse vient se soûler. Un réverbère allonge son bras jusqu'au dessus de la tête des buveurs de telle façon à ce qu'il puisse lui-même les éclairer. Mais le jaune se montre trop criard, voire ostentatoire. Le pavé subit l'emprise de jaune dénaturé, alors que dans le ciel d'un bleu profond poudroient des étoiles scintillantes. Le poème walsérien entend lui aussi rendre lisible l'univers pauvre de van Gogh. Selon lui, le peintre n'est riche que des trois couleurs primaires. Loin de se renfrogner et de crier au coup du sort, il se met en tâche de mélanger, atténuer, corriger, expérimenter comme un véritable alchimiste la noblesse de ces matériaux. Walser utilise le poème pour se hausser vers le " Grand ouvre ". Der arme Mann : cette vérité ne lui suffisant pas, l'écrivain se décide à la grossir, à l'enjoliver de façon à ce qu'elle supporte la totalité du poème. Ce champ sémantique de la pauvreté n'est que partiellement reconduit autour de substantifs tels que " craintes ", " effroi " ou bien peut-être " épars " alors qu'on lit au choix de nombreux syntagmes dynamisant le texte. Dans une lettre à son éditeur Otto Pick, Walser insiste sur le plaisir qu'il a eu de découvrir van Gogh :" (.) wie z. B diesen erschreckenden Zauberer van Gogh, über ich den ich ein Gedicht schrieb, worin ich die abstossende und zugleich imponierende, die prachtvolle und zugleich schmerzliche Art des Mannes zu charakterisieren versuchte." Il compare aussi Rembrandt au " magicien des magiciens " dans sa correspondance comme si un parfum magique s'exhalait depuis le pays des tulipes dans leur tableaux. L'écrivain retranscrit le plus fidèlement cette magie dans son poème, et ce lorsqu'il parle de " selbstquälerischer Stärke ", c'est-à-dire de la puissance créatrice à la fois tourmentée et tourmentante. Walser de décrire l'angoissante agitation du peintre comme une discordance entre un vouloir et un pouvoir de l'art. Il suggère l'idée que l'artiste se voit souvent contraint de ne rendre qu'une partie des pensées qui sont les siennes, sous peine de dénaturer un ensemble instable. Ce fini esthétique est rendu par Walser dans l'utilisation de ces trois verbes modalisant sa réflexion. Le tableau de van Gogh le freine dans son intention d'aller au-devant de la réalité, mais elle le freine de la manière la plus positive possible quand on voit avec quel entrain il s'acharne à la maculer de couleurs." Während der Grossteil der Literaten die Armut als eine Plage auffaasst, die ihn in gallige Empörung treibt und soziale Stirnrunzeln über sein Gesicht legt, hat sie Robert Walser von Jugend auf als das Naturgemässe empfunden " écrit l'ami Carl Seeling. Et de poursuivre : " Für ihn bietet das Leben in der Höhe, das Heraufkommen aus dem Dunkeln mehr Sensationen als alle Wanderungen auf dem Grat des Glück." Walser a une attitude double devant le tableau de Van Gogh. Tourmenté par cette fascination effrayante, et estimant cette pleine beauté, l'écrivain refreine dans l'espace poétique son angoisse. Une perception nouvelle de cet effrayant sous-tend la création du peintre. Le " noir excrémentiel " de son dernier tableau, Les Corbeaux, n'est effrayant qu'au contact de la vie de l'artiste, se défendant de toute légitimité sorti de son contexte créatif.

2.1.3. L'artiste-combattant.

A une irrégularité près qui fait sens, l'ensemble fonctionne comme un diptyque où les vers se répondent les uns aux autres. Les trois derniers vers forment un tout indivis de part des jeux d'allitérations, et la juxtaposition presque coercitive de la terce. Les quatre syllabes de " der arme Mann " résonne ainsi dans la clôture " geh, geh, adee ! " comme pour rétablir la mesure interne du poème. L'écrivain a privilégié les substantifs omniprésents au détriment de trop rares verbes qui alors font foi. ( " malen ", " sehen ", " seken ", ou encore " aufrollen " qui appartiennent au champ sémantique du peintre.) Cette pléthore de substantifs s'organise autour de rythmes tertiaires, voire quaternaires (Cf. "Äcker, Felder, Baüme / Sonnenbrand.) au sein desquels s'installe une musique des éléments. Prairies, champs, et arbres ne sont plus des concepts, mais ils découpent dans le poème le contour d'un décor signifiant : ces pâturages, dans le coucher du soleil, sont balayés par le vent qui agite aussi la cime des arbres. Une lumière nocturne caresse ce monde imaginaire. Ecrivant cette symphonie pastorale, Walser a semblé oublier l'eau afin qu'elle n'assoiffe pas sa palette chromatique. Van Gogh sûrement laisse sa toile séchée au vent pour pouvoir l'envoyer roulée à son frère. Le pinceau du peintre hollandais se trempe rarement dans l'eau pour diluer sa couleur. A l'instar de Cézanne, il s'est peu essayé à l'aquarelle. Dans sa correspondance avec Théo, il avoue sa méconnaissance de cette technique de la fluidité, malgré les injonctions répétées de Mauve lorsque celui-ci lui rendait visite à La Haye. Walser se souvient de cet aveu et pousse le plaisir des mots jusqu'à ne pas l'évoquer. Préférant s'abreuver à la source d'un " coucher de soleil ", l'écrivain gagne sur le jour dans un moment d'écriture liminaire où la lumière devient ténèbres. Un autre rythme ternaire court dans ce poème, il s'agit de l'ensemble prégnant composé par les trois verbes modaux " müssen ", " sollen " et " wollen." Ceux-ci témoigne du caractère inopérant de sa démarche esthétique qui bien qu'inspirée par une louable intention est subordonnée à une hégémonie du mot. Ces trois verbes substantivés apparaissent comme trois rocs inébranlables, trois jalons du langage par lesquels il faut inévitablement passer pour poursuivre notre lecture." Robert Walsers Gedicht ' van Gogh' erweist sich, mit jeder Zeile mehr, als eine Meditation über die Masse der Richtigkeit, über das Gewebe von Rücksicht und Richtigkeit." Et d'ajouter plus loin dans l'article : " das Gedicht soll das Entsetzen, soll die Zerstörung im 'zu-Richtigen' abwenden : Gedicht, Dichten als apotropäische Gebärde." Une analyse complète montrerait ce réemprunt du vocabulaire pictural au profit d'une critique d'art. L'artiste aux dires de Walser apparaît sous le costume du combattant, mais il acquiert la dimension d'un combattant terreux dans l'univers poétique. Il possède la terre et au même titre s'enivre de couleurs. Vincent fait état dans les lettres adressées à son frère de son ressentiment à l'égard des peintres qui ne " mettent pas leur peau" dans leur travail. Il préfère ne pas accorder de crédit à ces " peinturlureurs " de second ordre qui font commerce des hommes plutôt de que d'être désobligeant. De la même façon, Robert Walser ne fait aucunement allusion au fait que van Gogh s'inspirât beaucoup de la production de ses pairs. Il s'en explique longuement avec son frère comme d'un besoin presque existentiel de se rassurer dans son art. Millet, Daumier, Delacroix ( trois peintres sur qui Walser s'est entretenu ) se sont vu littéralement revisités par le pinceau de van Gogh qui ainsi affirmait une filiation prégnante avec leur ouvres. Content de délayer sa palette comme eut pu le faire un Millet quarante ans avant lui, le peintre apprend ainsi la peinture depuis sa source la plus sûre. Il n'apprécie que trop mal ces maîtres, et van Rappart en fera partie, qui cherchent à lui dicter leur conception de l'art. Copier Les Planteurs de pommes de terre, Nuit étoilée ou encore Le Semeur revient à traduire sous une forme nouvelle le tableau du " père Millet." A l'ombre des Grands maîtres de la peinture, van Gogh peut se permettre de telles débordements de couleurs. Remplissant l'espace laissé béant, le peintre s'autorise des virtuosités qu'il n'aurait pu supporter étant le spectateur premier de la réalité. Toujours avec modestie, sans arrière-pensée, van Gogh tente de s'approprier le tableau qu'il copie et du même coup la réalité qu'il représente. Chaque nouvelle décision le grandit, l'enrichit puisqu'il se passionne pour le travail d'autrui." Ce n'est pas précisément un manque d'inspiration qui le pousse à copier, plaide en sa faveur le critique d'art Meier-Graefe, car lorsqu'on aime la nature on trouve assez de motifs dans une fleur, une chaise rustique, une rue pavée. C'est plutôt le contraire qui le tourmente, la nécessité de se défendre contre l'inspiration, contre une surabondance de matières inflammables." Puisqu'il fonctionne par niveau de progression, il peint jusqu'à satisfaction des séries d'un même paysage, d'un même sujet. Dévorant les toiles des Anciens, le peintre hollandais expérimente ce qu'il ne maîtrise pas totalement. Il s'essaie pourtant peu au fusain de peur de se décevoir. Mais la patience aidant, il parvient à épointer son pinceau, à éclabousser sa toile de couleurs. De grands espaces le cloisonnent parfois, des difficultés qu'il pense insurmontables le rebutent : " c'est un grand problème : moutonner ; des groupes de figures qui, quoique formant un tout, viennent regarder de la tête ou des épaules l'un au-dessus de l'autre. " Vincent analyse avec circonspection ses erreurs, ses progrès, ses projets. C'est pour cette unique raison qu'il tarde à s'attaquer à la figure qui l'emporterait dans un flot impétueux de difficultés.

2.2. Une volonté de possession.

2.2.1. Van Gogh ou l'épuisement de la couleur.

Vincent a accepté de vivre dans le dénuement le plus terrible pour pouvoir mener à bien sa mission de peintre. L'antipathie manifeste des arlésiens ne fait que renforcer sa conviction bien que son art ne restitue en bonheur jamais totalement l'abnégation qu'il demande. Cette idée est présente chez van Gogh lorsqu'il dit travailler non pas jusqu'aux limites de sa forces, mais jusqu'à l'épuisement de ses tubes de couleurs. Sa démarche esthétique est assujettie à des conditions matérielles." Le jour viendra cependant, ne cesse-t-il de répéter, où l'on verra que cela vaut plus que le prix de la couleur et de ma vie en somme très maigre, que nous y mettons." Cette cruelle pensée témoigne de l'acharnement avec lequel van Gogh se disputait l'art." A propos de 'couleurs pauvres', se croit-il en droit de dire, il ne faut pas, à mon sens, considérer les couleurs d'un tableau en elles-mêmes ; une 'couleur pauvre' peut très bien exprimer le vert très tendre et frais d'une prairie (.) quand par exemple, elle est soutenue par un brun-rouge, un bleu sombre ou un vert-olive. " Pour Robert Walser, lorsqu'il ne parle pas autour de la peinture, l'herbe est toujours verte, le ciel bleu, la neige blanche. De cette stéréotypie chromatique naît une sorte de monotonie de lecture. Dans son roman Le Commis, il associe la beauté idéale à la couleur en s'écriant : " .comme cela pouvait vous donner du bonheur. On voyait partout surtout trois couleurs : un blanc, un bleu et un or." Comme la "note de haut jaune " pour van Gogh, le bleu semble dans l'écriture walsérienne imprégner, voire absorber les contours. Il n'y aurait de contraste qu'au " sens musical." Et l'écrivain d'agencer en fait sa propre palette et de faire lui-même le " mélange des couleurs " : " le blanc troublait un peu le bleu, écrit-il dans Les Enfants Tanner, l'affinait, le rendait plus désirable." Walser associe la couleur à un désir et tend à rapprocher l'acte esthétique d'un émoi. Le pinceau rend compte de cette frénésie du geste artistique.

" Un peintre est un homme qui tient un pinceau à la main. Au bout du pinceau il y a de la couleur. La couleur a été choisi au goût du peintre. La main lui sert à conduire le pinceau adroitement en suivant les ordres de l'oil qui voit et qui sent. Il dessine et peint tout à la fois avec son pinceau. Les poils d'un pinceau sont d'ordinaire merveilleusement affilés et fins, mais plus affilée et plus fine encore est l'attention avec laquelle les sens, tous les sens, appliqués, tendus, collaborent."

Robert Walser avoue perdre contenance devant le travail à la brosse de certaines des toiles de van Gogh, qui selon lui destitue la perception sensible de la couleur au profit d'une interprétation mouvementée de la réalité. Il parle " de passion qui l'emporte quand il tient son pinceau qui est alors comme le battant d'une cloche fait de mille couleurs, comme s'il s'applique à faire qu'un trait soit encore plus ce trait-là, une couleur, cette couleur-là, cet accent-là, ce désir-là. " dans Les Enfants Tanner. Cette " négligence " interprétée par Walser se ressent par exemple dans Deux peupliers sur la colline.( 1889) Deux peupliers se dressent comme deux colonnes de porphyre dans un décor provençal. Leur couleurs jaune-rouge brûlent le ciel, et donnent l'impression de lécher la maison, l'encerclant, la protégeant. D'un tracé vigoureux, voire nerveux, le peintre a brossé le cheminement de lignes ondoyantes comme si les peupliers ployaient sous la force du vent. Leur courbure suivrait presque le mouvement dicté par le mistral. Comme deux pieux enfoncés dans la colline, les arbres semblent canaliser la force perceptible de ce ciel tourmenté, et la retourner dans le sol. A cet endroit, la surface de la toile montre plus de fluidité, de tranquillité : la couleur reposée peut depuis ce coude de rocaille s'étirer à loisir. Mais à l'inverse, toujours possible, on peut comprendre ce tableau comme une symphonie d'éléments qui s'agitent jusqu'à la tête des peupliers et qui viendraient se perdre dans l'agitation de ces tâches de bleu marin et de jaune. Le ciel, interprété comme une perle de pluie, éteindrait ces deux flammèches végétales, de telle façon à ce qu'elles figurent un élan ignifugé de la création. Van Gogh acquiesce, et ce Walser l'a parfaitement compris, à l'idée d'un art épuré de toute appartenance à une quelconque école, dépossédé de ce qui aurait pu l'enfermer dans le cercle claquemuré des compromissions. Le peintre n'entend pas remplir d'un vert émeraude les contours d'un cyprès, si lui le voit davantage céruléen. Son appréciation est déterminante dans les contrastes ou les complémentarités tonales. La couleur impressionniste l'a quelque peu perturbé lorsqu'il arrive de son Brabant natal dans la mesure où elle décide de la retranscription de l'émotion esthétique." Le sentiment positif de l'art, écrit-il à van Rappart, est une chose qui, bien qu'elle soit faite par des mains d'hommes, n'est pas un produit de ces seules mains, qu'elle jaillit d'une source plus profonde de notre âme, et que je découvre dans l'habileté et le savoir technique, par rapport à l'art, un trait qui me rappelle ce qu'on qualifierait d' 'indisciple' dans la religion." L'art s'aventure dans des sphères jusque là inexplorées où le peintre prend le costume du pionnier. La critique de seulement le confronter ou non dans l'idée d'être sur le bon chemin. N'écoutant que les soubresauts de son âme, le peintre a eu cure de ces gens négligeant son ouvre ou qui comme Toulouse-Lautrec à l'occasion des " XX " à Bruxelles organisés par l'amateur Octave Maus en 1889 le provoque en duel. Ce duel tourne court et van Gogh vend une de ses toiles à une amateur belge. Il sait que la critique le grandit au lieu de l'asseoir, elle ne le terrasse pas, bien au contraire, elle le porte encore plus en avant dans la solitude de la création. Le peintre a estimé peut-être, pensant aux conseils de van Rappart que " celui qui se met sur mon chemin s'empêche lui-même s'avancer."

2.2.2. Une réécriture du poème.

Ecrit six ans plus tard, le poème en prose Zu der Arlésienne von van Gogh, donne une autre tonalité. L'écrivain s'abîme dans une rêverie sur la beauté, avant que de nous suggérer, bien modestement il est vrai, une présence féminine. Ce corps pauvrement décrit ne dégage aucune sensualité, bien que sur invite de l'écrivain " man möchte die mageren Wangen dieser –Dulderin streicheln" à moins que ce ne soit la surface âpre du tableau. Walser est pénétré par des impressions qui lui viendraient de l'intérieur et ne donne que peu d'occasions au peintre de briller. Mme Ginoux, ou un autre modèle, interchangeable et unique à la fois, porte sur son visage le lourd fardeau de l'humanité. Van Gogh a joué de son vieillissement physique et moral comme d'une palette colorée sur laquelle à loisir il peut en atténuer, dessécher les contours. Au plus, il attribue au peintre les mérites d'un " maître du christianisme primitif ", d'un " peintre-martyr." Sans être présomptueux, l'adjectif " primitif " rend témoignage de l'intérêt croissant pour les formes d'art archaïques de l'U-kiyo-e, d'arts océaniens ou africains." Dans la formation de cet impulsif autodidacte, écrit Meier-Graefe à propos de van Gogh, il y a une économie de moyens que seule la discipline, des époques primitives a connue." En se jouant des repères temporels, empruntant ses coloris aux grands noms de la peinture, Walser de proche en proche creuse un important fossé entre Mme Ginoux, la cafetière, la réminiscence d'une tête d'acteur à la Sharaku peut-être, et le peintre de manière à la figurer dans le présent de l'écriture, et à la positionner de façon synchronique à un moment précis de son évolution esthétique. Il prend conscience de la difficulté extrême à rendre compte de la beauté de cette femme dans la mesure où " c'est certainement le peintre qui doit aimer la nature avec le plus de force et le plus de souffrances." Parce que le peintre est assujetti à la souffrance, en proie à l'incompréhension des arlésiens, il peut dans la couleur peindre cette mater dolorosa. Cette complicité dans la souffrance émeut Walser qui trouve un ravissement certain à écrire pleurer la femme. Il prend soin d'opposer deux registres sémantiques : le champ lexical de l'énigmatique (" déroutant ", " secrète ", " perd ".) avec celui du compréhensible, du moins du formulable.( " penser ", "question", "signification ", " réponses ", " interrogations profondes " ) Mais ce jeu de questions sonne faux, l'écrivain laisse ouverte la porte à toutes les significations." Darf ich hoffen ? " rendant un écho kantien se donne à la lumière d'un exemple qui aurait pu paraître ornemental, mais qui réinscrit encore plus profondément la digression dans la description du tableau. Walser n'accorde aucune réponse à ce" hast du viel gelitten ? " , si ce n'est dans l'écriture elle-même. Cette interrogation aux sonorités bibliques nourrit dans le texte walsérien des idées associées à la pauvreté. Il est souvent réducteur de faire ainsi parler un mot épars, mais l'attention portée aux " joues maigres " de Mme Ginoux renforce notre sentiment premier. L'écrivain demande, toujours négligemment, à ce qu'on se prosterne devant le tableau de van Gogh, qui devient presque une image liturgique. Et Walser les mains jointes s'agenouille avec respect devant ce qu'elle représente. Mme Ginoux ne représente pas seulement une femme d'Arles avec son lot de souffrances et de pleurs, elle vit sous le regard du peintre vu par l'écrivain comme une " sainte martyre." Et l'écrivain peut-être de se remémorer les paroles du peintre lorsqu'il écrivait : " Soit dans la figure, soit dans le paysage, je voudrais exprimer .une profonde douleur. Somme toute, je veux arriver au point qu'on dise de mon ouvre : cet homme sent profondément et cet homme sent délicatement." Walser a réussi ce que van Gogh n'avait qu'ébauché : louer la " beauté intérieure d'une femme sans beauté." Puisque peut-être l'arlésienne se sent alors moins sale d'avoir rendue sa souffrance à l'humanité, elle ( ou le peintre ?) se délivre sur la toile d'une " magnifique coulée de rouge." Car l'homme pieux qu'est van Gogh signifie sa condition d'artiste dans le dénuement le plus complet, il reste un mystère à lui-même : difficile en effet que de célébrer un culte de la bassesse, de la vilenie." Quand nous voyons l'image d'un abandon indicible et indescriptible - de la solitude, de la pauvreté et de la misère, la fin des choses ou leur extrémité - c'est alors que dans notre esprit surgit l'idée de Dieu." A la tonalité religieuse, Walser a choisi le décor d'un conte de fée. Cette intention s'inscrit dans la tradition walsérienne du conte de fée. Lise Benjamenta par exemple agite sa baguette à la manière d'une ravissante fée. Dans Ein Maler, l'écrivain reprend ce thème lorsqu'il dit à propos de la comtesse que les tableaux sont " ses miracles, ses contes et même ses histoires même s'ils ne racontent rien."

2.3. Une possible médiation ?

2.3.1. La fierté du peintre.

Dans Marcher à l'écriture, Paul Nizon dit s'être inspiré conjointement de Walser et de van Gogh pour l'écriture de son roman, Stolz." Tous deux m'ont vite permis de me représenter l'outillage artistique, et par voie de conséquence, d'avoir une idée concrète du métier." Et d'ajouter : " Les premières choses qui ont fait impression sur moi sont la figure de l'écrivain et la profession du poète." Cette distinction imprègne l'ouvre des deux artistes, Nizon parlant réfutant à propos du peintre le terme de métier, et déclarant en guise de rachat : " Pour ce qui est du métier : Vincent ne peut inventer , comment le pourrait-il ? Il a peu de talent, il a de la passion." Cette souffrance le porte à regarder une pipe sur une chaise et à percevoir passionnellement la réalité. Nizon dans son Stolz met en scène un étudiant qui travaille sur un essai sur van Gogh. Yvan offre des similitudes avec les personnages walsériens puisque le narrateur le brosse de la sorte : " il était jeune, n'avait ni partis pris, ni projets, n'éprouvait que cette dilatation en lui, c'était quelque chose de physique, comme une déchirure de tous les membres. " Walser dit souvent ressentir cet écartèlement, cette béance de l'univers qui l'entraîne au pied de lui-même. Sans cesse, Yvan Stolz affirme son besoin de s'échapper, de fuir sa gueule, de disparaître aux yeux de sa propre personne. En dépit de ses continuels renoncements, il cherche quand même à lutter : il retourne à la faculté, ce temple du savoir, prend l'initiative de rédiger un article sur le peintre. Mais il prend peur à l'idée de " mettre sa peau ", de se considérer en tant qu'individu pensant. Comme le poète Sébastien dans Les Enfants Tanner, comme Walser le jour de Noël, Stolz connaît les plaisirs de l'effacement dans la neige. A cette ressemblance près, Yvan n'a guère la fibre poétique, van Gogh le hante jusqu'à conduire ses pas à la ferme de la Verrerie pour trouver quiétude et inspiration, mais il ne peut longtemps regarder face à face avec les murs de cette retraite de cristal qui éclate sous les coups de pinceau invisibles de van Gogh. Le peintre de le troubler outre mesure :

" Il y avait là un pouvoir d'empathie qui frisait la folie, une incroyable capacité d'attention à toute chose, y compris les plus insignifiantes - l'herbe, les branches de l'arbre, une chaise, une chaussure, un fiacre. Les êtres humains : paysannes aux champs, tisserands à leur métier, joueurs de billard dans un café ; facteurs, gardiens de l'asile d'aliénés, pute. C'était un besoin de possession, une force ravageuse, mais aussi vivifiante. Elle pénétrait jusqu'à l'intérieur des chairs et des nerfs et faisait que les choses se mettaient soudain à bouger, à s'étirer et à se dilater, à palpiter, à chatoyer et à clamer."

Ce besoin minimaliste, ce désir affirmé d'animer la chair flasque d'un Trabuc est exploité par Nizon jusque dans le rythme de la phrase. De l' inertie naît la vie, la couleur et enfin la Parole poétique. Cette gradation définit aussi l'esthétique de Walser chez qui le moindre détail fait foi par delà toute attente. Peut-on parler d'appauvrissement ? Non, plutôt de légèreté passionnelle, évanescence de l'être, voire présence suggestive qui à peine énoncée s'évanouit dans la couleur d'une autre présence suggérée. Van Gogh sonne comme un prétexte afin de se meurtrir, de se désespérer de sa condition d'homme libre. Stolz aussi de jouer de sa vie réglée comme d'une fainéantise improductive. Nizon le prévient : " Il lui fallait apprendre à voir, songeait-il confusément, et soudain il se sentit submergé d'une immense nostalgie de contemplation tranquille, peu importe l'objet de méditation, de compréhension." En dépit des multiples injonctions qui lui crie de regarder, il se détourne de la vision que possède le garde forestier. Il essaie de résilier le contrat qui le lie à la réalité. Cette nouvelle fuite en avant, cette incartade, ce pied de nez à la société se fait crescendo. ( travail, famille, savoir.) Rendant visite à sa femme et à son fils, il a encore dans la bouche le goût aigre de l'échec, puisqu'il va jusqu'à refuser ses responsabilités paternelles. Dans le discours de son beau-père, pasteur, on entend celui qu'aurait pu tenir le père de van Gogh à son départ de Nuemen : " Tu te sens appelé. Savoir qu'on est appelé est un sentiment très doux, un bonheur que très peu connaissent. (.) Se savoir appelé est la seule chose qui rende la vie digne d'être vécue. " Le pasteur n'appelle à la théologie. Sous la plume de Nizon, et de Walser dans son poème, l'appel se dévore tout entier dans la contemplation de la nature. Ainsi, l'artiste vit dans l'attente d'une transcendance qu'il sait impossible, mais qui lui donne l'élan métaphysique nécessaire pour faire de lui non un homme du bas, mais un homme d'en haut. Appelé par l'art, l'homme résiste à l'angoisse du quotidien, et s'allège du poids des contingences. Stolz crie son besoin à la fin du roman d'approcher les tableaux originaux sans parvenir à se réconcilier avec la nature. Participation illusoire et quête de papier, son entreprise convoite d'autres plaisirs que la seule peinture qui n'est en vérité qu'une transposition de la réalité. Dans Marcher à l'écriture, Paul Nizon ne compare pas Robert Walser à son personnage de papier." Walser nourrit et réchauffe en lui un rêve de beauté et de liberté. Il n'est pas capable de s'écarter de ce rêve (.) Mais crédible, ce rêve ne peut l'être que dans la phrase de celui qui, pur encore, aspire à vivre, c'est pour cela que Walser doit toujours revenir en arrière et se transformer en cette figure première de sa vie." Devant la vie, l'écrivain ne peut pas vivre. Il se contente d'être la vie. Pour se plonger dans la vie, seule l'écriture de la vie brise les charmes puisque marchant dans la vie par l'écriture, il infléchit sa volonté à une prise en compte de cette distance corruptrice et aliénante. Egoïste car ne pouvant être plus, l'écrivain crie sans cesse son intention de retourner au berceau de l'humanité, dans cette " paupière qui se ferme " pour Walser. Stolz n'a pas choisi inopinément le travail de Van Gogh, mais il a commis l'erreur de ne vouloir approcher delui que sa correspondance et ses toiles." Je ne suis jamais entré dans la forêt, je me suis toujours contenté de rester à l'orée." Le narrateur se sait dépourvu de quelque chose, mais il ne s'interroge pas suffisamment pour délier cet imbroglio. Il maudit la vie tout en maugréant contre ceux qui cherchent à la rendre vivable. Comme dépossédé de ses propres initiatives, il joue de ces ambivalences. Bien lui importe de comprendre, à l'instar de Walser, pourquoi le peintre avait trouvé refuge en pays arlésien, mais il manque pourtant de s'identifier avec lui." Vincent, lui, n'avait rien d'un paysan, mais grâce à son métier il possédait l' instrument qui lui permettait cette forme de participation. Il mangeait dans la main de ces paysans et ceux-ci n' y comprenait goutte tandis que lui, par sa peinture et son dessin, avait trouvé le contact." Cet état de fait est particulièrement sensible dans Les mangeurs de pomme de terre peint à Nuemen en 1885. L'étude de van Gogh accuse une trop grande émotivité pour n'être qu'esthétique. D'une facture encore cavalière, la toile consent à une profondeur lumineuse qui met en relief son caractère quotidien. Harassés de fatigue, une famille de paysans se retrouvent en silence autour d'un plat de féculents. Dans sa correspondance, van Gogh dit avoir particulièrement apprécié que ces mains terreuses " qu'ils mettent dans le plat, ont aussi labouré la terre." Et de poursuivre : " mon tableau exalte donc le travail manuel et la nourriture qu'ils ont eux-mêmes si honnêtement gagnée." Le peintre ne dérange pas l'intimité du tableau, mais il s'attable en pensée auprès de ces petites gens. Il aurait été impoli de seulement les regarder manger, c'est pourquoi son chevalet posé, il disparaît derrière ses tubes de couleurs qui lui font comme un écran. De cet humus nourricier, de ce noir effrayant produit par la réalité, il tire la force de poursuivre sa destinée.

2.3.2. Le culte des petites choses.

Dans son poème van Gogh, Robert Walser rend compte d'un élément fondamental dans la compréhension de l'ouvre du peintre : la mise en écriture d'un mythe du quotidien. Sur invite du peintre hollandais, Gauguin séjourne en Octobre.Décembre 1888 à Arles chez le jeune Vincent. Il gère au plus strict leur budget et le plie à l'ordre. Très vite, cette discipline presque monacale complaît van Gogh, dans le travail duquel on ressent déjà les fruits de la collaboration. Exalté par cette amitié, qu'il recherche depuis Paris, il peint toile sur toile. Puisant dans les propres ouvres de Gauguin l'inspiration nécessaire, le peintre s'enfièvre de plus en plus à l'idée que le quotidien puisse ainsi être aussi stimulant. Dans les bagages de son ami, il découvre plusieurs toiles, dont Les Femmes Bretonnes, de Bernard peintes à l'occasion de son précédent séjour en Bretagne. Van Gogh pendant ces deux mois d'intense activité apprend à dompter l'impétuosité de son pinceau, et à soumettre ses flots de couleurs à la forme. Coloriste avant tout, van Gogh s'intéresse à une approche nouvelle de l'art au contact d'un Gauguintransformé. Ce dernier utilisera les décors arlésiens avec la plus grande fébrilité, se sachant enfin capable de renouer avec une réalité mythique. Gauguin apparaît durant cette courte période comme un frère pictural. Les rares portraits que composent celui-ci de Vincent sont imprégnés de tragique puisque le modèle se voit " devenant fou." En juin 1888, van Gogh depuis peu Arles avait peint une étude des Barques aux Saintes-Maries dans laquelle on distingue une embarcation baptisé " Amitié." Dans son bleu primaire, elle tend droitement vers le large un mât secourable. Echouée sur un monticule sablonneux, elle semble regretter de voir ses compagnons d'infortune vogué sur les flots, tandis qu'elle attend qu'une lame venue de l'océan ne vienne la sortir de son engourdissement. Ce tableau sonne comme une prémonition quand on sait à quels déchirements la vie destine van Gogh. Car, les espoirs entretenus au cours de ces deux mois tournent court un soir de Décembre où Gauguin décide de quitter ce théâtre d'absurdités qui en convient plus à ses aspirations. Désespéré par une telle fuite, van Gogh se coupe l'oreille et la remet en cadeau à une prostituée. Antonin Artaud dans le Suicidé de la société s'accorde à cette idée lorsqu'il commente la dispute d'une "électricité excessive " qui brouilla van Gogh et Gauguin." .Gauguin pensait que l'artiste doit rechercher le symbole, le mythe, agrandir les choses de la vie jusqu'au mythe " écrit-il avant d'ajouter : " alors que van Gogh pensait qu'il faut savoir déduire le mythe des choses les plus terre-à-terre de la vie." Artaud campe la raison de leur discorde dans l'appréhension conflictuelle de leur art comme si une même réalité projetait autant de tableaux qu'il n'existe de regard pour la contempler. L'allée des Alyscamps est par exemple croquée conjointement par les deux peintres qui signent pourtant là leur profonde différence." Il est faux que l'art moderne soit des 'objets vus à travers un tempérament', car il est faux qu'il soit une façon de voir, écrit André Malraux dans Les Voix du silence. Gauguin ne voyait pas en fresques, ni Cézanne en volumes, ni van Gogh en fer forgé. Il est l'annexion des formes par un schème intérieur qui prend ou non forme de figures ou d'objets, mais dont figures et objets ne sont que l'expression. La volonté initiale de l'artiste moderne c'est de tout soumettre à son style, et d'abord l'objet le plus brut, le plus nu. Son symbole, c'est la chaise de van Gogh." Et le critique de poursuivre : " Non pas la chaise d'une nature morte hollandaise devenue grâce à ce qui l'entoure et à la lumière (.), la chaise isolée ( avec à peine une suggestion de misérable repos ) comme un idéogramme du nom même de van Gogh. Le conflit latent qu'oppose depuis si longtemps le peintre aux objets éclate enfin." Cette mise à nu devant l'objet pour Malraux, devant la couleur pour Walser a été analysée par Irma Kellenberger dans les premiers poèmes de l'écrivain. Sans y répondre assez clairement, elle démontre néanmoins en quoi certains de ces écrits s'inspirent de " l'art 1900 ". Elle reprend par exemple à son compte le poème-promenade " und ging " ( et s'en alla) en mettant en lumière ce "Schwinden und Verschwinden ", et " das Negieren von Identität." Ce thème de la pauvreté corrobore selon elle l'idée d'une filiation entre l'écrivain et le Jugendstil." In der Typologie Walsers ist der arme Mann immer ein weinender und leidender. Er vermeint zu wissen, dass ihm die sanfte Gebärde des reichen Mannes, der aus dem Schwinden und Verschwinden einen lustvollen Augenblick zu machen vermag, von Anfang an versagt ist und für immer versagt bliebt." Walser, selon Kellenberger, regarde sa condition d'homme pauvre avec une désespérante lucidité. Dans l'Institut Benjamenta, le jeune Klaus apprécie que la serveuse le croit riche, il s'amuse un temps de cette situation de quiproquos, avant que de sortir de la taverne encore plus pauvre qu'il ne le paraissait en entrant, défait par la douleur que vient de lui causer une telle " digression sociale." " Der arme Mann sehnt sich nach Angst und Schmerz. Er sucht leidend und im " Erschauern " vor dem Unerklärlichen sich selbst zu erfahren." L'ouverture du poème de Walser sur van Gogh trouve dans ces remarques un axe nouveau de compréhension, bien qu'on ne puisse apparenter le peintre au mouvement " art 1900." Robert se suicide lorsqu'il entre volontairement en repos à l'institut de Waldau en 1929, tout comme Vincent tente, en retournant une arme contre lui, de taire le bruit qui s'agite trop douloureusement dans sa tête. Ce dernier, en particulier, souffre que son frère s'épuise à le tenir en vie en suppléant à ses besoins les plus immédiats. Cette relation fratricide les unira jusque dans la mort puisque Théo attente à sa vie quelques mois après Vincent. A la naissance du fils de son frère, Vincent ne peut se résoudre à survivre grâce aux bons soins prodigués par celui-ci. Le frère de Robert, pour sa part, quitte la vie de mort naturelle en 1943. Ces deux suicides, l'un plus littéraire que l'autre, renseignent sur un état d'esprit dépressif bien sûr, mais aussi sur la possible dénégation d'un réel qui ne semble plus capable d'être transposé. Van Gogh se donne, comme Robert, à ce frère plus averti des choses de la vie comme si cette consanguinité esthétique devait irrémédiablement conduire au suicide de l'une des deux parties. La peinture meurt en accouchant d'un enfant, le propre fils de Théo, tandis que l'écriture se couche et s'endort dans la virginité de la neige. Ultime ironie, Walser pose la plume pour mourir, mais n'a engendré toute sa vie qu'une immense étendue de blanc, de silence. L'écrivain ressent ce besoin frénétique de noircir les pages de ses cahiers d'écolier comme une manière de ne pas céder aux charmes de la mort. Il pose enfin sa plume pour se reposer et se love au cour d'une nature virginale, originelle qui accueille reconnaissante sa disparition. Walser a entretenu depuis toujours ce culte des petites choses, des instants précieux pendant lesquels le regard se perd dans la contemplation d'un papillon batifolant dans les hautes herbes ou d'un chien heureux au pelage tanné par le soleil. Ce caractère s'attendrissant pour le quotidien est particulièrement sensible dans La Promenade, qui sous couvert de raconter une journée de flânerie entraîne le narrateur au plus près de ses semblables. Le regard un brin inquisiteur, l'oil minimaliste du peintre sûrement, il mène ses impressions le long des rues de la ville jusqu 'au bord d'une paisible rivière où il a cette révélation capitale : " Ainsi, nécessairement, la vie si riche, toute les belles couleurs claires, la joie de vivre et tout ce qui a une importance humaine, (.) disparaîtront un jour et mourront." Car l'existence humaine est soumise à ce temps que Walser refuse dans Zu der Arlesienne von van Gogh, et car elle brille de mille charmes, l'artiste ne peut en aucun cas ne la " posséder qu'à moitié." La couleur et les formes donnent un rendu autrement plus intéressant si elles se savent mortelles. Puisque Vincent ne passe de vernis sur ses toiles que pour que ce qu'il voit puisse vivre à côté de lui, il n'est à chercher dans son art aucune immortalité, aucune promesse de salut. Son désir esthétique se compare presque à un bouturage tant il travaille à le continuellement placer dans un verre d'eau. Un rameau -détail inconsidéré - se gorge d'une sorte de bénédiction et donne des fleurs. Cet élan créateur a été peint par van Gogh dans Rameau fleuri d'amandier dans un verre. ( Arles, mars 1888) Le peintre aime dessiner la nature dans ses plus infimes plissements, l'enserrer dans ses mains jusqu'à en ressentir sa chaude respiration. Les arbres dans son bestiaire sont fréquemment utilisés ( cyprès, peupliers, .) peut-être parce qu'ils lui survivront. Il trouve dans ces formes végétales comme des amis à qui conter ses aventures esthétiques. Dans cette "nature-vivante ", on sent l'influence du japonisme naissant en Europe à cette époque, mais la filiation nous éloignerait de notre propos. Sur les bords de Seine, les bouquinistes jettent au visage du peintre des crépons japonais qui l'émeuvent au plus haut point. Plongé dans cette eau verdâtre, le rameau se souvient encore de la branche sur laquelle Vincent l'a sans doute détaché. Il donne l'impression inquiétante de se saigner à l'intérieur de ce verre transparent tant le peintre a brossé les différentes couleurs. Le jaunissant de la toile cirée se reflète ainsi au-dedans du réceptacle en dégradés verts et jaunes. Le peintre n'a pas peint un rameau d'olivier, mais il peut tout de même être considéré comme l'élu à qui la vision de la renaissance est accordée. Van Gogh découvre depuis un mois qu'il séjourne en plaine de Craux l'éclosion d'un printemps fleuri et embaumant. Dans la fragile renaissance du printemps, et dans sa sécurisante assise, l'arbre excite l'imagination créatrice de Vincent qui se complaît de plus en plus dans le traitement presque pointilliste de ce décor végétal. La lumière traverse ses compositions depuis le plus loin du tableau, depuis un arrière-fond qui illumine toute la scène comme si de l'arbre ou du bourgeon émanait un riche rayonnement seul capable de percer la beauté du paysage. Robert Walser construit ses descriptions autour d'un semblable procédé en tentant de rétablir une relation entre le silence et la beauté." Comme ces fleurs sont silencieuses et belles, écrit-il dans Les Enfants Tanner. On dirait qu'elles ont des yeux et j'ai l'impression qu'elles sourient." Walser n'a pas l'outrecuidance de se voir l'heureux propriétaire d'une fleur, d'un arpent de jardin ou d'une once d'audace. Il n'a pas non plus la hardiesse nécessaire pour crier à qui veut l'entendre qu'il respire la richesse. L'écrivain se contente de savourer l'enivrante impression de pénétrer dans la réalité, comme Vincent le fit en peignant ses tournesols. Meier-Graefe voit même en van Gogh une filiation avec Dostoïevski , à la différence près que le peintre arrive seulement après mille tâtonnements et vicissitudes à l'art, qui représente dans son esprit le divin placé en tout homme. En janvier 1889, son cour lui dicte ses mots : " tu sais que Jeannin a la pivoine, que Quost a la rose trémière, mais moi j'ai un peu le tournesol." En citant ces " petits maîtres de la peinture " , le peintre se fait modestement l'écho d'une tradition esthétique, littéraire et intellectuelle