Hommage à Doris Jakubec
Les Textes comme aventures, Textes réunis par Marion Graf, José-Flore Tappy et Alain Rochat, Editions Zoé, 2004
Doris Jakubec par Antoine Maurice
Du xixe siècle romantique Doris a la courtoisie du cur qui ne cherche pas tant à se prévaloir d'un code qu'à mettre son interlocuteur en valeur. Intellectuelle, ni mondaine ni grégaire, elle excelle dans le dialogue, c'est pourquoi elle est si bonne enseignante. Elle ne s'adresse jamais à une multitude, même pas à une classe, mais à un groupe d'élèves où les relations restent sagement nouées en faisceau, un à un, comme disent les Anglais.
On entend dans ce colloque singulier à plusieurs, presque intime, qu'elle reste attentive à l'interlocuteur et à l'autre encore derrière lui, voire aux relations entre ces deux ou davantage qui se tissent sous sa main légère. Le face à face n'est d'ailleurs pas son propos, car elle semble toujours laisser à son vis-à-vis le privilège d'une disposition de trois quarts. Son regard bleu et sa voix haute, marqués d'une douce mais ferme interrogation, laissent ainsi à l'interrogé le temps d'organiser sa réponse.
La dirait-on autoritaire ? Certes elle ne manque pas d'emprise sur les gens. Sa patiente exploration littéraire ne s'aventure que dans les domaines où elle a au moins aussi raison que les autres. Mais elle préfère l'influence au pouvoir et sans refuser les responsabilités qu'on lui confie en raison de ses compétences, elle en abandonne volontiers les prestiges aux égoïsmes masculins. Elle déplore parfois ces égoïsmes, comme on déplore le mauvais temps et son arbitraire, sans pour autant se lasser d'aimer le ciel et les nuages. Si le féminisme consiste à négocier sa place de femme dans un milieu où l'on est aussi compétente qu'eux, comme le firent des femmes illustres qu'elle étudie, alors Doris est d'un féminisme exemplaire.
La lucidité inspire son uvre et son métier d'analyste littéraire. Elle y exerce une lecture scrupuleuse et éclairée, nourrie de la critique génétique, et dont la moisson s'exprime aussi bien dans les ouvrages savants que sous la plume de la journaliste culturelle. Elle restitue la vivacité des textes et ses prolongements vers l'actualité. En ce sens, Doris est une personne des Lumières comme le sont beaucoup de ses auteurs. Mme de Staël, Ramuz ou Pourtalès, dialogants ou explorateurs intérieurs, ne sont pas pour autant dépourvus d'autorité et au besoin de pouvoir. Mais on ne jurerait pas qu'à l'instar de la châtelaine de Coppet, ce qui l'intéresse le plus, ce soit la chose publique entravée par les rets des sentiments.
Je vois Doris s'intéresser, à l'inverse, à la pesanteur de la chose publique sur le libre mouvement des sentiments. La raison est toujours présente, au sens des Lumières, mais l'objet éclairé ici, ce sont les conditions de vie et d'expression des émotions. À travers l'ampleur de ses lectures et de ses intérêts, Doris semble contribuer à une topologie des émotions. Bien avant le freudisme et sans ses incivilités, un art de vivre s'inventa à la charnière entre le classicisme et le romantisme. Il s'agit d'une des meilleures résolutions prises par l'esprit humain, qui consiste à soutenir la raison par les sentiments et à tempérer les passions par la raison. On peut juger ces recettes désuètes ; pourtant notre époque tente de renouer avec elles, car si elles avaient prévalu, certaines grandes catastrophes du siècle achevé ne se seraient pas produites.
Au moment où l'on critique une certaine veine à la fois cosmopolite, bourgeoise et romande de l'écriture, où l'on tire à vue sur l'imposture de " l'esprit de Genève " ou sur l'inauthenticité de la Riviera vaudoise, Doris a choisi ces lieux pour leur richesse et pour l'originalité de leurs créations.
Doris est une moderne, une intellectuelle aux synthèses audacieuses intégrant le sujet humain et le personnage littéraire. Derrière son audace tranquille et sa voix flûtée se lit une forte confiance en soi roborative pour ses amis et ses élèves. On ne peut éviter de situer une telle disposition dans la perspective du protestantisme et de son terroir littéraire. La place de la minorité et du petit pays dans de vastes horizons, le rôle de l'intellectuel qui trempe sa plume dans l'encrier du Léman oscillent sans cesse entre le registre de la séduction et celui de la morale. Chez les protestants, l'enseignement est la face profane de la prédication. Éclairer les autres constitue le plus court chemin vers l'amélioration de soi. L'enseignement est aussi une des formes les plus élevées de l'amour et de ces sentiments bien tempérés que Doris sait interpréter.
Antoine Maurice
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