Bernard Antenen
Bernard Antenen, D'un Siècle Lointain
ou Le Regard De Constance, Lausanne, L'Age d'Homme, 2005
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Retrouvez également
Bernard Antenen
dans nos pages consacrées aux auteurs de Suisse.
Bernard
Antenen / D'un Siècle
Lointain ou Le Regard De Constance |
ISBN : 2-8251-1941-5
|
Le regard de Constance devint
fixe, comme suspendu dans le vide. "Voilà
que ça te reprend !" s'inquiéta
Anna. Constance voit l'escalier de la véranda,
la rangée d'acacias dans le ciel bleu, la haie
fleurie près du portail que franchira le héros
tant désiré, pourquoi ne m'as-tu pas
dit qui il était, son nom peut-être,
comment tu l'appelais, la couleur de ses yeux, ce
qu'il faisait, pourquoi je ne l'ai jamais vu, aucun
de ces détails qui font les souvenirs ? Elle
revoit la fillette assise sur l'escalier de la véranda,
le cur battant d'une folle attente, elle entend
le grincement du portail, le crissement du gravier
L'Homme est là, qui brisera son rêve
Pourquoi ne m'as-tu pas écoutée, Maman
?
"Constance, ma petite Constance, tu m'entends
?" La voix d'Anna est lointaine, si lointaine
Elle vient d'au-delà des astres, elle vient
des espaces infinis de notre incrédule mémoire
où se mêlent rêves et réalité,
désirs et souffrances. "Tu m'entends,
Constance, tu m'entends ?"
Bernard
Antenen est né à Lausanne en
1936. Licencié en Lettres, il a enseigné
à Varna, Payerne, Sainte-Croix, Lausanne, puis
au Tessin et à Genève où il vit
depuis 1979. Féru d'histoire (avec et sans
" s "), il a publié un premier roman,
Le Manteau du Père Noël, choisi comme
" livre de la Fondation Schiller suisse 1997
".
Bernard
Antenen, D'un Siècle Lointain ou Le Regard
De Constance, Lausanne, L'Age d'Homme, 2005
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Présentation
du livre (Janine Massard) |
"D'un siècle lointain
ou Le regard de Constance" de Bernard Antenen
Il est des livres à travers
lesquels on peut revivre tout un siècle, par jets
discontinus qui sont autant d'incursions dans les profondeurs
de chaque être. Et l'on s'aperçoit que si la
Suisse s'est tenue en dehors des conflits, elle est, par
sa situation au cur de l'Europe et par toutes les
cultures qui s'y côtoient, une scène où
les escarbilles de l'Histoire retombent abondamment, font
souche ou disparaissent dans le silence et les apparences
trompeuses.
L'action du livre, le deuxième
de Bernard Antenen, se déroule du 17 au 21 juillet
84: un jeune loup du monde des affaires conduit Anna, la
grand-mère de sa femme, dans une maison de retraite;
il est pressé de larguer la vieille parce qu'il a
un rendez-vous important avec Kawanabe, un client Japonais
qu'il veut arracher à son concurrent Gamey. Anna,
née quelques années avant la fin du 19ème
siècle, a épousé un Allemand, un peu
avant la première guerre mondiale, le très
distingué Friederich von W., lequel, peu après
lui avoir fait un enfant, a eu droit au châtiment
des traîtres: douze balles dans la peau. Si Anna n'a
jamais connu le vrai visage de son mari, elle a toutefois
renoncé à porter son nom après la Première
Guerre, tout ce qui était allemand était mal
vu, et, installée en Suisse, elle redeviendra Anna
Semenova, tout en gardant un accent qui fera "chavirer
les curs".
Constance est la fille d'Anna, née bien après
la mort du mari allemand. Elle a découvert, en lisant
le journal de sa mère, qu'elle est "le fruit
du dépit". Anna n'a jamais voulu lui révéler
l'identité de son père, et cette recherche
deviendra une obsession chez Constance, qui toute sa vie
souffrira d'avoir à deviner cette zone d'ombre, quitte
à passer par la voyance - ce qui permet à
l'auteur de réussir de très beaux passages
pleins de légèreté et de dérision,
qui atténuent la pesanteur de la quête obsessionnelle,
où la vérité transparaît à
travers des photos examinées. Ce serait Luigi, un
anarchiste à qui une gitane avait promis un siècle
d'amour, un homme qui a passé rapidement dans la
vie de sa mère. Mais l'entrave dans la vie de Constance
sera bien plus terrible lorsque l'un des amants de sa mère,
André, Vaudois soumis à l'ordre établi,
abusera d'elle. De ce fait, elle n'osera jamais se libérer
par la parole. Qui est son vrai père? Constance ne
connaîtra pas la vérité: elle meurt
durant cette funeste semaine de juillet 84, étouffée
par le silence imposé.
Durant cette même semaine, Hortense, la fille de Constance,
mariée à Henri, un ami d'enfance, tous deux
enfants de la haute conjoncture et de Mai 68, décide
de demander le divorce pour vivre un nouvel amour avec Claude
Gamey, celui qui menace son futur ex-mari dans son travail.
Il y a parfois, dans la vie des temps forts où tout
se délite ou se dénoue, où une chose
vécue des années plus tôt revient en
force, comme cette photo de 1938 qui, ayant enregistré
le regard terrorisé de Constance révèle
l'identité de celui qui a brisé sa vie et
fait trembler les apparences.
Cette fresque, d'une construction
impeccable, est traversée de personnages ordinaires,
ni meilleurs, ni pires que d'autres, qui réagissent
en fonction de leur temps et de leurs convictions. Elle
est soutenue par une écriture en parfaite adéquation
avec les situations, les caractères et les lieux.
Janine Massard
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Entretien
avec Bernard Antenen (Janine Massard) |
Tous les personnages qui traversent
le livre sont des figures très représentatives
de la Suisse du 20ème siècle. Quels en sont,
selon vous, les plus forts, les plus surprenants ?
Les trois personnages de la lignée
féminine -Anna, Constance, Hortense- montrent le
passage de l'état de réfugiée, objet
de méfiance, (Anna) à celui de Suissesse (Hortense),
comme si le droit du sol finissait par s'imposer de manière
quasi naturelle.
Anna n'a pas choisi de vivre en Suisse, pas plus qu'elle
n'a choisi son mari. Elle va se trouver ici à la
suite de l'éclatement de la guerre de 1914. Elle
ne pourra regagner son pays du fait de la Révolution
bolchévique. De par son éducation et son veuvage,
elle sera bien mal armée pour affronter les temps
nouveaux. Russe de naissance, Allemande par son mariage,
veuve, puis mère sans conjoint, elle se heurte à
la méfiance de Suisses fermés sur eux-même
et machos.
A l'opposé de cette Suisse-là, Luigi, insoumis,
romantique et libertaire, rêve de changer le monde.
Il quittera le pays après la grève générale
de 1918 : le monde peut changer, mais pas la Suisse. Origine
sociale et géographique, éducation, expérience
de vie, tout devrait opposer Anna et Luigi, mais il sont,
chacun à sa manière, des marginaux et la marge
donne sa lisibilité au corps de la page. L'émigrée
russe et le révolutionnaire sont des figures emblématiques
du début du 20ème siècle.
Retors à l'ambition mesquine,
André se soumet, par calcul, à l'autorité,
politique (son beau-père) et financière (son
voisin banquier). Il profite des femmes (Anna, puis Edmée)
et abuse des faibles (Constance). Son état d'esprit
en 1940 est pétainiste. Il n'était pas le
seul
Sa morale se résume à "ne
pas faire le malin".
Hortense et Henri représentent
la génération qui a vingt ans dans les années
60 -la génération pilule- et qui rejette avec
force les valeurs et les comportements de la génération
précédente. Ils se marient sans l'approbation
de leurs parents, ce dont ils n'ont cure et qui leur évite
de s'interroger sur le secret qui divise les deux familles.
Imbu de lui-même, méprisant le mode de vie
médiocre de ses parents, Henri rêve d'un grand
coup dans les affaires et d'un Japon de pacotille. C'est
le type même de l'affairiste des années 80,
les années-fric. Il tombera de haut, non pas comme
d'autres du fait de la justice, mais parce que sa femme
lui révélera que l'amour, eh bien, ça
existe !
D'autres personnages, bien que secondaires,
me paraissent symptomatiques de certaines périodes
: les deux Albert -le père patron paternaliste d'une
usine villageoise et son fils, Albert-le-jeune, qui mènera
l'usine à sa ruine-la directrice du pensionnat de
Constance ( fin des années 20), La famille Gamey,
Germaine Leloux, la directrice du home "Soir-Espoir"
(1984), la psy qui la seconde, le colonel Chaumartin
Vous remarquerez que je n'ai pas
évoqué Constance. Elle est pourtant le personnage
central du roman, celui autour duquel tout s'articule. Son
triple malheur -le père qu'on lui cache, le viol,
la surdité (ou l'aveuglement) de sa mère-
transcende le siècle. Ce siècle désormais
lointain d'où nous vient le regard de Constance.
Quels sont les courants et contre-courants
qui ont marqué le plus fortement l'époque
décrite ?
Il faudrait poser cette question
à un historien plutôt qu'à un romancier.
Je vais cependant tenter de répondre à partir
de ce qui émerge de mon roman.
Il y a deux manières d'évoquer
la bataille de Waterloo. La première est celle de
Victor Hugo dans Les Misérables, qui plante le décor,
donne le plan de bataille des uns et des autres, range l'infanterie
et l'artillerie, lance la cavalerie qui va s'écraser
dans le chemin creux d'Ohain. L'autre est celle de Stendhal
dans la Chartreuse de Parme : son héros, Fabrice
del Dongo, se trouve pris quelque part dans la bataille,
à laquelle il ne comprend rien, incapable de reconnaître
l'Empereur, son idole, galopant avec ses généraux
non loin de lui. La relation hugolienne se rapproche de
la relation historique, tandis que celle de Stendhal est
plus subjective. Mes personnages relèvent de l'univers
stendhalien : ils vivent au milieu d'événements
qu'ils perçoivent mal -Anna pendant la grève
générale de 1918, les enfants en juillet 1944-
ou préfèrent ignorer -Edmée durant
toute son existence. En écrivant, j'avais en tête
les vers d'Aragon :
Tout changeait de pôle et
d'épaule
La pièce était-elle ou non drôle
Moi si j'y tenais mal mon rôle
C'était de n'y comprendre rien
On l'aura compris: ce roman n'appartient
pas au genre, très en vogue aujourd'hui, du roman
historique. L'Histoire y est présente, certes, mais
toujours à travers la subjectivité et les
souvenirs des personnages, d'une manière discontinue
et non-chronologique. A l'opposé du grand roman de
Meinrad Inglin, "Schweizerspiegel" 1
qui retrace d'une manière linéaire la vie
d'une famille de la bourgeoisie zurichoise de 1912 à
1918.
Mon propos n'était donc pas
d'écrire la chronique d'une époque, mais d'évoquer
la vie de trois générations entre Alpes, Léman
et Jura. Tout se déroule en cinq jours de juillet
1984, entre le moment où Henri conduit Anna, la grand-mère
de sa femme, dans une maison de retraite et celui
où il retrouve Hortense, son épouse, chez
une voyante. Le passé resurgit par bribes dans la
mémoire des personnages.
Qu'est-ce qui unit les personnages,
qu'est-ce qui les différencie, les oppose ? Qu'est-ce
qui se transmet d'une génération à
l'autre ? Qu'est-ce qui demeure, qu'est-ce qui change ?
Pour en venir plus précisément
à votre question, quels "courants et contre-courants"
apparaissent-ils dans mon ouvrage ? J'en retiendrai deux.
La valse-hésitation entre repli sur soi et ouverture
au monde, méfiance et acceptation de l'étranger,
perceptible en différents moments du roman, et l'évolution
de la condition féminine qui apparaît clairement
à travers les trois générations de
femmes.
Une chose encore : la perception du monde semble un phénomène
de génération. Le Japon par exemple. Pour
Anna il évoque surtout le désastre russe de
Tsoushima en 1905 alors qu'Henri rêve de le conquérir
à coups de caquelons à fondue
Est-ce que vous pourriez nous
éclairer sur les sources immenses qui sont à
la base de votre travail ?
Celles qui sont utilisées
sous forme de citations sont mentionnées à
la fin du livre sous le titre "Rendons à César
"
Ayant jadis rédigé un mémoire de licence
sur "La presse romande et la grève générale
de 1918" j'ai acquis une assez bonne connaissance de
cette période, enrichie par la suite par une étude
que je rédigeai sur le graveur belge Frans Masereel
2,
réfugié à Genève au cours de
la 1ère guerre mondiale, et qui me donna l'occasion
de découvrir le milieu pacifiste autour de Romain
Rolland, notamment Pavel Birukoff, disciple et 1er biographe
de Tolstoï.
Je garde un certain nombre de souvenirs des temps de la
2ème guerre et de l'après-guerre, qui sont
ceux de mon enfance et de mon adolescence. Enfant unique,
j'écoutais les propos des adultes qui se retrouvent
ici et là dans la bouche de mes personnages. La fin
des années 50 et les années 60 correspondent
à mes années d'université et de militance.
Lorsque ma mémoire était trop floue, j'ai
recouru aux ouvrages cités en fin de livre.
Propos recueillis par Janine Massard
1 Publié
dans une traduction française de Michel Mamboury
sous le titre de La Suisse dans un miroir, Ed. de L'Aire
et Ex Libris, Lausanne, 1984.
2 Frans
Masereel, Bilder gegen den Krieg, hrsg. von Theo Pinkus
unter Mitarbeit von Bernard Antenen. Frankfurt am Main,
Zweitausendeins, 1985.
Page créée le: 11.05.05
Dernière mise à jour le: 12.05.05
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