Je dis tue à tous
ceux que j'aime - Critique
Excellent livre que le troisième
roman d'Olivier Sillig. L'intrigue est relativement simple,
le nombre de personnages restreint, le style simple et précis.
Mais le texte, s'il n'est jamais aride, est difficile à
saisir et à interpréter en dépit d'une
cohérence perceptible de chaque signe, comme certains
rêves. Entre roman d'amour, polar, nouvelle fantastique
et conte moral.
Axis Gooze est comptable pour une
entreprise fabriquant des radiateurs. Mais c'est exceptionnellement
pour assurer une livraison urgente qu'il est envoyé
dans une ville qui n'est pas la sienne. Il s'agit de fournir
à des laboratoires (nommés Virokil) une pièce
d'un radiateur, destiné en l'occurrence à
fabriquer du froid, suite à une panne. Le train n'arrive
pas à destination, et les passagers finissent le
voyage en car : " Transbordement " est le premier
mot, emblématique (on s'en rendra compte peu à
peu) de ce livre remarquable.
La situation de départ, plutôt anodine en soi,
est ainsi déjà faite de légers décalages
et dysfonctionnements. Or les anomalies vont se multiplier
et s'accuser jusqu'à transformer cet univers en rêve-piège,
projection fantasmatique qui peut faire penser aussi bien
à Kafka et la série culte des années
1960 La Quatrième dimension. Le déménagement
chaotique des laboratoires Virokil et des lignes téléphoniques
au fonctionnement incompréhensible (des éléments
presque suspects) retiennent Axis Gooze quelques jours dans
la ville, qui devient un théâtre suspendu et
éminemment humain. Gooze y croise des personnalités
dont le drame intime est parfois révélé,
jamais éventé. Certaines lui seront très
proches, d'autres beaucoup moins, mais c'est ici un de ces
films, si l'on ose dire, qui frappent par la qualité
et l'importance des seconds rôles : Maïna, bourgeoise
parfaitement dressée aux conventions, alcoolique
par choix délibéré depuis la mort de
son fils ; la pute Uule, qui fera parvenir à Gooze
une amulette et une prophétie peu avant le dénouement
; Hiipooniite Diaaleev, huissier bonhomme de l'hôtel
et rédacteur d'une étrange chronique du hall
qu'il rêve de tenir " en temps réel "
- fantasme d'une écriture recouvrant parfaitement
une réalité délimitée.
Les scènes se jouent pour l'essentiel dans un tout
petit nombre de lieux: un hôtel, une brasserie, une
place. Dans tous ces lieux, l'étrangeté est
toujours présente mais pleinement crédible
et supportable de par l'authenticité des rapports
humains entre Axis Gooze et les autres personnages. De fait,
les excellents dialogues occupent une place importante,
et sont l'une des réussites de ce livre.
Axis et Bresel
Si Axis Gooze est le personnage central
(son nom indique peut-être qu'il est l'axe du livre),
Bresel (dont le nom évoque peut-être la brûlure
ou l'incandescence de la braise) joue un rôle tout
aussi important. Musicien de rue le jour, prostitué
(dit-il) la nuit, émouvant et manipulateur "
comme un enfant enjôleur ", Bresel noue avec
Gooze une relation d'un caractère spontané
et immédiatement intense, puis total, toujours plus
proche de la passion amoureuse, mais dont le lecteur comme
les deux protagonistes (frappés l'un d'amnésie
l'autre de mort) ignoreront jusqu'au bout si elle a trouvé
son accomplissement sexuel et existentiel. Ces rapports
renvoient à des traumatismes vécus par Bresel,
parfois révélés dans une certaine mesure,
parfois secrets, fantasmés ou devinés (avec
Bresel on n'est sûr de rien) - et qui font écho
aux traumatismes de certains autres personnages. Bresel
porte en lui un passé d'une violence extrême
- ou est-ce de la mythomanie ? - et semble connaître
quelques points de l'avenir. Il n'est pas le seul d'ailleurs
: certains personnages prennent peu à peu conscience
d'une menace : la ville se vide. Il est difficile de ne
pas sentir là le spectre de la guerre. Bresel dit
l'avoir faite quelques années plus tôt. C'est
à la guerre qu'il a trouvé sur le corps d'un
soldat un fragment de poème : " Je dis tue à
tous ceux que j'aime ". Les amoureux de Prévert
auront déjà reconnu dans ce titre un vers
du déchirant poème Barbara, mais avec
une modification orthographique (tu/tue) qui en modifie
le sens de façon inquiétante. Or c'est en
profondeur que Barbara nourrit le livre d'Olivier
Sillig : avec la guerre, la ville détruite, la personne
aimée instantanément dans une décharge
fulgurante d'humanité. Et les " nuages / Qui
crèvent comme des chiens [
] / et vont pourrir
au loin / au loin très loin de Brest / Dont il ne
reste rien " pourraient très bien parcourir
le ciel de le ville anonyme, théâtre du roman.
Tant qu'à faire jouer l'imaginaire avec les noms
propres, ce à quoi ils invitent résolument,
on devinera aussi Brest dans le nom de Bresel. C'est une
des forces de ce livre que d'innombrables détails
semblent y faire sens sans que l'on parvienne véritablement
à les interpréter. Les doubles voyelles d'une
grande partie des noms semblent elles aussi indiquer quelque
chose sans que l'on sache vraiment quoi. Une sorte de flottement
peut-être, d'ondulation, d'incertitude s'installe
dans ces lettres : Gooze, Choota, Uule, Waarin - homme politique
assassiné l'année précédant
les événements, évoqué au détour
d'une palissade, vecteur du spectre de la violence politique,
et du mot " war "- et bien sûr Hiipooniite
Diaaleev.)
Hypothèses, intuitions,
projections, délire
Deviner, plutôt qu'interpréter,
est l'un des maîtres mots de ce texte insaisissable.
Les événements et les signes déclenchent
chez Axis Gooze comme chez le lecteur des hypothèses
nécessaires pour s'orienter, mais que rien ne vient
confirmer ni infirmer. Le livre joue ainsi à estomper
voire effacer la limite de fait indécise entre hypothèse,
intuition, fantasme et délire. Des termes qui correspondent
à un genre textuel difficile à cerner, à
la fois nouvelle fantastique et roman d'amour, avec quelques
éléments de polar et, on l'a dit, une dimension
théâtrale ou cinématographique marquée.
De nouveaux chantiers anonymes et
impénétrables absorbent peu à peu la
ville, s'attaquant notamment à la gare (l'on comprend
alors la raison du transbordement), puis à la gare
routière : la ville perd les points depuis lesquels
Axis pourrait rejoindre son monde, sa femme, sa fille de
douze ans - dont on ne sait rien, sinon qu'à l'abord
de l'adolescence, cette dernière prend elle-même
ses distances d'avec son père. Or cette métamorphose
de la ville correspond à sa volonté toujours
plus marquée d'y rester -la ville peut ainsi être
comprise comme une projection ou une extension des fantasmes
du protagoniste. Au commencement du livre, celui-ci voit
la situation comme une occasion de sortir de sa routine.
Les circonstances lui offrent l'occasion de prolonger son
séjour : occasion qu'il saisit d'abord passivement,
puis activement. L'histoire tout entière devient
en cela une dilatation fantastique du démon de midi
et plus largement du désir d'évasion d'Axis
Gooze, qui semble avoir suivi plutôt passivement le
fil de sa vie jusqu'à cette aventure. Bresel aussi
rêve d'un ailleurs: il parle d'une femme sur une île
tropicale qu'il veut rejoindre et pour laquelle il "
fait tout ça " ; mais la photo qu'il en montre
s'avère être une carte postale touristique
découpée, et la femme, de ce fait, une icône
plus qu'un être réel. C'est d'ailleurs par
cartes postales - un objet issu du répertoire touristique
(auquel est curieusement associé dans notre société
le terme" évasion ") - qu'Axis Gooze informe
succinctement sa famille des retards successifs qui ajournent
son retour.
Libre-arbitre et assujettissement
Or au milieu du livre, après
s'être glissé sans résister dans les
occasions que son voyage lui offrait, Gooze passe un seuil
: de moins en moins passif, c'est lui désormais qui
prendra l'initiative, et fait des choix décisifs.
C'est bien Axis qui, devant la gare routière à
moitié cachée par les palissades de chantiers
qui referment le labyrinthe de la ville, choisit de tourner
les talons, abandonnant ainsi sciemment sa dernière
chance de départ. Pour Bresel. Mais ce dernier reprendra
bientôt la main, toujours plus tourmenté, manipulateur
et tyrannique dans son amour pour Axis ; et certains mots
qu'il lâche tout au long du roman laissent peut-être
deviner qu'il a toujours tout deviné, jusqu'à
la conclusion : sa mort, frappé (" refroidi
") par l'élément de radiateur qui a amené
Gooze dans cette ville. Le nom de Virokil, entre latin et
anglais, se teinte du sens " tuer (kill) un homme (vir)
". Peut-être Gooze est-il l'assassin, mais il
ne le sait plus lui-même, soit par l'effet d'une amnésie
éthylique, soit qu'il refoule le souvenir au sens
psychanalytique. Il sera incapable de répondre au
commissaire qui l'interroge (et formule d'autres hypothèses)
puis l'abandonnera dans une ville quittée par tous
ses habitants, lors même que son innocence ou sa culpabilité
ne pèsent d'aucun poids à côté
de son désir de vérité. C'est au tour
de Gooze de crever comme un chien dans une ville dont il
ne reste rien - encore qu'à la dernière ligne
il soit vivant. " Je dis tue à tous ceux que
j'aime ", Bresel l'a écrit avec son sang pendant
son agonie, mais cet indice-là aussi, comme tant
d'autres, résiste à une interprétation
définitive. La question des choix, de la manipulation
et de l'initiative donne au livre une facette de plus: celle
d'un conte moral ambigu autour de la question du libre-arbitre.
Dans quelle mesure Axis s'est-il montré libre, ou
au contraire assujetti ? Question d'autant plus lancinante
que le conte s'achève sur la souffrance, le crime,
la mort et l'amnésie.
Francesco Biamonte
Page créée le: 17.05.05
Dernière mise à jour le: 17.05.05
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