Dans la réalité
de l'intelligence émue, par Françoise Delorme
Heureusement, qu'il peigne ou qu'il
écrive, le poète n'est ni un crétin,
ni un sauvage, ni un prophète, comme aimerait le
faire croire l'exergue un peu obtus et systématique
de Roger Gilbert-Lecomte qui ouvre un beau petit livre,
puissant et ordonné, au titre vaste et attirant:
Je vois loin des yeux.
Les textes de Jacques Roman et les
dessins choisis de Menga Dolf se souviennent pour nous d'une
exposition qui eut lieu à la galerie du Santitre,
à Orbe, en 2001. Le poète, dont le "coeur
intelligent" (selon la belle formule de Hannah Arendt)
oriente l'écriture vers une lumière particulièrement
âpre et simple, accompagne d'une interrogation soutenue
et vive les dessins bouleversants de la peintre.
En découvrant ces pages, je
lisais le dernier livre de James Sacré, tâtonnement
indécis et si précis autour de la différence
indéfinissable entre prose et vers, sur les ressemblances
impalpables et proliférantes entre écriture
et paysage, et j'y trouvais ces mots: "...tous mes
livres se ressemblent et glissent les uns dans les autres.
Livres gigognes, comme j'ai suggéré dans un
titre Rougigogne, rouge étant peut-être pour
moi un équivalent du mot livre."(Broussaille
de prose et de vers (où se trouve pris le mot paysage),
Ed. Obsidiane, 2006). Et je me disais: dans les dessin de
Menga Dolf, dans les phrases de Jacques Roman, oui, le rouge
pousse sans cesse, surgit toujours comme de lui-même.
Qu'il explose dans de menues fleurs inquiètes s'enracinant
à la fois dans le ciel et dans le corps, qu'il tourne
et tourne dans les veines, qu'il s'étonne dans les
jeux d'amour, ou qu'il affleure dans la blessure qui nous
divise, nous fait naître et renaître signes;
il est là, il circule, il perle, il tache, il brûle.
Le rouge se tisse aussi parmi l'encre des mots qui concluent
le livre: "Car c'est bien [Menga Dolf] que je suivais,
que je disais saigner jusques en ces noirs si noir qu'il
n'y a que le sang qui soit plus rouge; Ce sang, je le savais
couler, ce sang qui n'était pas le mien [...] et
pourtant.... Etait-ce le sang du monde en moi, du monde
qui m'était donné à partager?"
Les dessins de Menga Dolf inventent
un monde si singulier qu'il en devient un espace commun
qui agrandit la réalité. Les dessins et les
textes se rassemblent et se partagent à leur tour,
à l'infini. On ne sort de nulle part et on n'ira
nulle part. Et pourtant... Les traits, les lettres s'agitent,
se bousculent. Les corps sont vivants, palpitent, entiers
et parfois sans tête, sans jambes ou pourvus de bras
multiples, pétales dansés par une brise, par
un désir fou. Les textes de Jacques Roman font apparaître,
dans le rythme si particulier qui est le sien, ce qui s'épanouit
en lui en regardant ces lignes, cheminements si surprenants,
faussement maladroits. Leur "inhabileté fatale"
réussit justement à signifier simultanément
l'écartèlement et la réunion, ce qui
se désagrège et ce qui se réagrège
sans cesse.
Chaque être s'éveille
à travers "le songe de l'origine". Champs
magnétiques. "Tracer un trait, c'est voir
s'ouvrir l'abîme des deux côtés et jouer
la partie du fond, son amniotique patience". Tout
s'invente dans un jeu douloureux entre l'ouvert et le fermé,
le dehors et le dedans, un jeu étrange, si étrange,
à travers lequel être entier se dit dans l'expression
d'un manque nourricier et mortel: "De quoi la figure
est-elle toujours mutilée et vivante précisément
de cette mutilation [...] Et d'où vient que l'incendie
toujours menace et que la menace réveille une brûlure,
la même...".
Ce petit livre, précieux,
dessine dans son mouvement double l'amour violent qui rapproche
le peintre, le spectateur et le tableau. Chacun peut, doit
tour à tour dans un geste d'arrachement devenir l'un
ou l'autre. De même, le poète, le poème
et celui qui l'entend, et s'émeut.
Françoise Delorme
Une série de dessins de Menga
Dolf est exposée dans la collection permanente du
Musée des Beaux-Arts de Coire.
Page créée le: 05.05.06
Dernière mise à jour le: 12.05.06
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