"Quand, surgissant dun
rien, se déploie le vaste monde"
Les librairies ne sont plus ce quelles
étaient. Mais hier déjà, elles nétaient
plus ce quelles avaient été. Les éternelles
plaintes sur
le déclin des librairies sont aussi vieilles que
les librairies ellesmêmes. Cest que, dans la
vie, il ny a que la première librairie qui
compte, celle quon a découverte tout seul.
Et quand bien même cette librairie naurait pas
disparu, ce qui disparaît, cest lacte
de la découverte, cette toute première immersion
dans un autre monde. Dans quel monde ? Dans lesprit
dun libraire, projeté sur les parois et éparpillé
en plus dun millier duvres. Cette incursion
dans lesprit dautrui, celui du libraire, pour
y découvrir son propre esprit, cette interpénétration
implosive du savoir, est un acte unique, dont on déplorera
la perte sa vie durant.
Cette «première fois»
est une énigme et va le rester. Est-ce que cétait
vraiment si bien ? La première fois ne peut se comparer
à la
ixième fois. Le premier lien quon tisse avec
une librairie est quelque chose de très privé,
de très intime. Cette rencontre avec chaque étagère,
le fait de savoir où les livres sont et surtout
lesquels ils côtoient
De telles affinités
nous donnent accès à linconscient du
libraire, créant une proximité presque obscène.
La Buchhandlung am Kunsthaus représentait pour moi,
comme pour beaucoup de mes amis, un de ces cosmos intérieurs.
Elle allait devenir plus tard Ubulibri et se consacrerait
en priorité à la pataphysique, la «science
des solutions imaginaires
Peut-il y avoir plus beau sujet pour
une librairie ? La science des solutions imaginaires dAlfred
Jarry est en quelque sorte la métaphore du monde
du livre. Dans louvrage Gestes et opinions du docteur
Faustroll, on navigue avec Faustroll et Bosse-de-Nage,
le singe papion, le long des îles de Mallarmé
et de Gauguin. Derrière lhorizon, voire derrière
la métaphysique (ePi tA meTAPHYSICA) apparaît
le pur règne des possibles, où le oui nexclut
pas le non, mais où tout (et son contraire) est toujours
possible. Cest ainsi que la mort de Faustroll nest
quun début, comme lest peut-être
la mort de la librairie.
«Et voici que le papier de
tenture se déroulait, sous la salive et les dents
de leau, du corps de Faustroll. Comme une partition,
tout art et toute science sécrivaient dans
les courbes des membres de léphèbe ultrasexagénaire,
et prophétisaient leurs perfectionnements jusquà
linfini.» On dégage le défunt
Faustroll de ses bandelettes et sur chacune dentre
elles est inscrit le monde entier, de même que dans
chaque livre que lon a lu dans sa jeunesse était
contenu le monde entier rien que la vue de la couverture,
lodeur des pages, tout était imprégné
du vaste monde.
La durée de vie dune
molécule
Avec la librairie Ubulibri, on franchissait
le seuil dun autre monde. Un rite initiatique, orchestré
par Tobias Götsch, René Moser et, plus tard,
Thomas Hitz. Bien sûr, on y organisait des lectures,
bien sûr, il y avait un coin érotique interdit,
bien sûr, les trois compères nous renvoyaient
dun livre à lautre, nous mettant en tête
des idées insensées ; dans la mienne et dans
celle de Michael Pfister, ce fut lidée de traduire
Justine et Juliette du Marquis de Sade. Et cest
ainsi que, plus de dix années durant, nous avons
déroulé une de ces bandelettes, continuant
la publication des dix volumes alors même que la librairie
était fermée depuis longtemps.
Et déjà commençaient
à jaunir les cahiers Sans blague ! édités
par leurs soins. Nombreux sont ceux qui y ont écrit
leurs premiers textes: Milena Moser, Stefan Bachmann, Jörg
Kalt, autant de particules élémentaires quune
implosion avait amalgamées dans ce cosmos intérieur
et qui allaient se détacher pour se projeter, chacune
de son côté, dans le monde extérieur
sur cette courbe du nom de «clinamen»
que Jarry et, avant lui déjà, les Grecs anciens
interprétaient comme la course et la chute des atomes
à travers lespace. Dans la chute libre de la
fantaisie, chaque atome saccroche à dautres
atomes pour former une molécule, une molécule
comme cette librairie et ses cahiers, puis il se décroche,
se raccroche à de nouveaux atomes, se retrouve dans
dautres villes et dautres librairies. Dans chaque
librairie, une constellation éphémère
dindividus et didées surgit du néant
et du chaos, avant de se désagréger et de
disparaître, comme la librairie elle-même.
Lorsque je lis aujourdhui les
livres de Milena Moser, que jassiste à des
représentations de Stefan Bachmann ou que je regarde,
comme je vais le faire sous peu, le premier long métrage
de Jürg Kalt, je découvre une grande proximité
et un éloignement nouveau. Une vie est née
de la lecture, et bientôt déjà, on nous
embaumera, et de nouveaux lecteurs connaîtront à
leur tour leur «première fois» dans de
nouvelles librairies. Mais dans quelle sorte de librairies
?
Désillusion sur le marché
de lamour
Quelle merveille dêtre
à Milan et de pouvoir savourer son espresso dans
une librairie jusquà minuit, ou à Paris,
à La Hune, où lon peut là aussi
jusquà minuit soffrir des délices
littéraires pour un crème au Flore. Il faudrait
que les librairies proposent une sorte de «gastronomie
des émotions», à linstar de ce
bar à vin-librairie du quartier du Marais. En fin
de compte, dans une librairie, on devrait pouvoir y vivre,
y dormir, y manger et même y éditer des livres.
Mais laissons ce beau rêve de la librairie englobante
et retournons à la question des ouvertures nocturnes.
Comment un libraire pourrait-il, à lui tout seul,
assurer de telles heures douverture ? Peut-être,
suivant une proposition de Michael Pfister, grâce
à des subventions.
Avec à lesprit la mort
de la librairie Dr Oprecht, plaque tournante des écrivains
à partir de la Seconde Guerre mondiale mais aussi
haut lieu de flirt, Michael Pfister a demandé quon
octroie à des niches de ce genre des subventions
qui, autrement, filent dans les maisons de la littérature
[résidences d'écrivains et lieux de rencontre
au service de la création littéraire contemporaine;
plusieurs institutions de ce type ont ouvert leurs portes
en Suisse alémanique ces dernières années,
ndlr]. Bien sûr, les adversaires répliqueront
quon fausse ainsi les sacro-saintes lois du marché
néo-libéral. En effet : qui sélectionnerait
les librairies ayant droit aux subventions ? Une commission
de plus ? Il ne reste donc que le repli dans la radicalité
de la niche. Peut-être aussi la création de
magazines, ou la collaboration avec de grands journaux.
Mais ces derniers refusent même de remplacer la liste
des «meilleures ventes» par celle des «coups
de cur» des libraires, comme je lai proposé
à plusieurs reprises. Ici aussi, la loi du marché
règne en maître. La librairie devrait assumer
jusquau bout son rôle de bibliothèque
portative en mettant à disposition des lecteurs des
photocopieurs leur permettant de reproduire des pages sans
obligation dachat. Mais cest sûrement
interdit, ne serait-ce que par la maison dédition.
Oui, la loi du marché règne. Le marché
de lamour sest substitué à la
magie de la «première fois» et a transformé
lérotisme de la lecture en une pornographie
superficielle dominée par les tables des «meilleures
ventes».
Les maisons de la littérature:
relève ou coup de grâce ?
Le désastre engendré,
non par les méfaits du marché, mais par les
maisons de la littérature, louables en elles-mêmes,
est dramatique. Plusieurs fois par semaine, on y organise
des lectures qui, autrefois, ne se déroulaient pas
dans ce cadre institutionnel, mais dans les librairies elles-mêmes.
Ces lectures, quand elles sont ennuyeuses et quelle
lecture ne le serait-elle pas ? Combien de fois nest-on
pas déçu face à lauteur quon
avait imaginé, à la lecture de son ouvrage,
tout différent et quil faut encore partager
maintenant avec dautres, un auteur qui, soudain, nest
plus le «mien», mais le «nôtre»?
Et, au fond, qui me dit que cet individu est vraiment bien
lauteur, plutôt quun usurpateur quelconque
qui se serait paré du masque de lauteur pour
faire limportant ? Ces lectures, donc, ne se déroulent
plus parmi les autres livres quon se mettrait à
feuilleter quand lennui sourd, mais
dans des pièces aseptisées, avec des microphones
et des délégués de la ville, avec tous
ces sponsors, ces représentants des maisons déditions
Cest quil y a de plus en plus de littérature
de maison de la littérature, écrite exprès
pour le public des maisons de la littérature, des
livres entiers qui ne vivent plus que de trois ou quatre
passages sempiternellement lus et relus ; quant au livre
entier, ensuite, plus besoin de le lire, il suffit de lacheter,
de toute façon, on ne peut pas en prendre un autre
sur un rayon, il ny a que celui-ci: obligation dacheter,
obligation découter, lintimité
se transforme en pornographie mercantile dont les postures
bien rodées procurent vite au lecteur un plaisir
divertissant, mais ô combien éphémère.
Et pourtant, lérotisme,
cest se perdre, cest vagabonder: la librairie,
cest dabord lexpérience du seuil,
et ensuite, une pièce qui invite à la flânerie
sans obligation dachat. On voulait ceci, et
on tombe sur cela, on cherchait quelque chose, et on trouve
autre chose. Le hasard, orchestré par le choix du
libraire, détermine la vie de la lecture dans ces
librairies où la sélection se fait encore
de manière subjective, où lon peut pénétrer
dans le cerveau du libraire, avancer en tâtonnant
parmi les étagères comme parmi les synapses.
A partir de la vastitude du monde du savoir, le libraire
organise un univers qui lui est propre : le fait-il radicalement,
ce microcosme contiendra alors le monde entier, tout comme
chaque grand livre englobe la totalité des autres
livres.
Cest lespace baroque
du plissement infini. Chaque pli contient le principe daprès
lequel le monde entier se déploie. Dans chaque goutte
deau nage un poisson dont les écailles reflètent
à leur tour le monde entier, dans les étangs
duquel dautres gouttes deau contiennent à
nouveau des poissons. Pourtant ce miracle de la philosophie
leibnitzienne ne se produit que si on a le courage de renoncer
à toute la surface du marché, pour y préférer
un simple petit pli. Un plissement du front, un plissement
des yeux dispersés à travers lespace
exigu.
Ainsi toute librairie serait une
monade ou plutôt une molécule. Et cette
molécule a une durée de vie limitée,
elle se désintègre. Létape de
la désintégration, du déclin, de la
fermeture fait partie de la librairie; plutôt que
de se plaindre à chaque nouvelle fermeture de magasin,
on devrait aussi penser que ce monde de la lecture auquel
nous avions part ne fait peut-être plus partie du
monde vivant actuel.
Lérotisme de lalcôve
Je me rendais très souvent
dans une petite librairie riche en traditions, pressé
dobtenir un livre. Pas demain ni après-demain,
mais maintenant, tout de suite. Plus vite quAmazon
ne pouvait me le livrer. Le livre nétant pas
en magasin, je devais me rabattre sur une librairie plus
importante, comme Orell Füssli, qui, à une certaine
époque, répondait à de nombreux besoins
et ne vendait pas que ce qui marche bien. La petite librairie
choisit, hélas, de sadapter à la demande,
elle fit faire des transformations avant sa mort, le fouillis
des hautes étagères céda le pas à
la clarté de la disposition, les «meilleures
ventes» commencèrent à occuper la table
principale mais dans un espace exigu, avec un petit
dépôt, une librairie ne peut survivre que si
son offre est radicalement subjective et recoupe, par hasard,
lintérêt de certains lecteurs.
Si je sais exactement où je
peux trouver tel genre de livres, quel libraire lit et pense
de telle façon, nul doute que je vais trouver là-bas
ce que je cherche ou peut-être encore mieux.
Cest le secret des oscillations impénétrables,
de lharmonie préétablie. Un équilibre
si fragile que, souvent, des changements minimes suffisent
à détruire lharmonie et que, soudain,
notre esprit nest plus à lintérieur
dun autre esprit, mais dans le vide de lindifférence.
Il y a des lieux irremplaçables
comme, à Zurich, dans un rayon de quelques mètres,
Ubulibri, Oprecht, la librairie du cinéma Rohr et
la librairie Rohr à proprement parler, dont la lettre
dinformations contenait toujours une sélection
de livres. Là-bas, il y avait encore bien dautres
ouvrages quon pouvait consulter, une sorte de bibliothèque
portative. Tant despace est devenu trop cher. Cest
pourquoi seules survivent les librairies bien situées
qui ont peut-être trouvé une niche et
où un cerveau opère la sélection. Quand
je cherche un livre bien précis, je sais exactement
si je vais le trouver chez Ricco Bilger ou chez Helen Lehmann,
au SEC 52 ou chez Calligramme. Et là-bas, à
côté de ce livre, il y aura quelque chose dinattendu.
Lérotisme radical de lalcôve. Avec
quelque chance, on pourra y éprouver encore aujourdhui
le mystérieux plaisir de la première fois.
par Stefan Zweifel
Traduction Sylvie Colbois
Page créée le: 16.05.06
Dernière mise à jour le: 16.05.06
|