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Feuxcroisés 8
Feuxcroisés 8, Revue du Service de Presse Suisse, Editions d'en bas, 2006

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  Feuxcroisés 8

 

ISBN 978-2-8290-0268-7

Parce que les littératures contemporaines de Suisse continuent de nous étonner par leur diversité, nous sommes heureux de vous présenter le nouveau numéro de Feuxcroisés. La revue cousine du Culturatif, avec ses 300 pages publiées chaque année, offre un regard à la fois panoramique et approfondi sur la vie littéraire de ce pays. Le n°8 vous invite ainsi à rencontrer à travers des portraits, des entretiens et des textes de création des auteurs parfois reconnus, parfois inconnus en terre francophone: un Urs Widmer qui n'est peut-être pas celui que vous connaissiez, l'écrivain et traductrice Anna Ruchat, la singulière Zsuzsanna Gahse, Martin R. Dean, Mattia Mantovani, la romancière Nicole Müller et son rapport ambigu au "je" littéraire.... Deux amples inédits (signés Claudia Quadri et Péter Hendi) complètent la collection d'écritures que nous vous donnons à découvrir.
En outre, un ample dossier thématique est consacré cette année à la librairie en Suisse: un thème d'actualité, puisque la disparition des librairies indépendantes se poursuit dans notre pays à un rythme préoccupant, et qu'une éventuelle réglementation du prix du livre, susceptible de freiner ce phénomène, fait l'objet d'un débat éminemment politique, mais dont les enjeux sont foncièrement culturels.
On retrouve en outre en fin de volume les panoramas annuels de la vie littéraire de Suisse dans l'année écoulée.


Ci-dessous:

En écho à ce dossier sur la librairie en Suisse: lire aussi l'entretien avec notre Invité du mois, Dominique de Buman, Conseiller National en charge de l'initiative parlementaire pour une réglementation du prix du livre.

 

  Sommaire


Editorial

Inédits
Claudia Quadri
Péter Hendi

Ecrivains et traducteurs
Zsuzsanna Gahse, par Beat Mazenauer
Mattia Mantovani, par Pietro Montorfani
Nicole Müller, par Martin Zingg
Anna Ruchat, par Pierre Lepori
Martin R. Dean, par Sandrine Fabbri
Urs Widmer, par Elias Schafroth

Thématique: la librairie en Suisse
«Quand, surgissant d'un rien, se déploie le vaste monde»,
par Stefan Zweifel
Regards d'historiens, avec Men Haupt, Andreas Grob,
Fabrizio Mena et François Vallotton
Les librairies en Suisse alémanique, par Pierre Nebel
Les librairies en Suisse italienne,
par Generoso Chiaradonna
Les librairies dans les Grisons romanches,
par Guiu Sobiela-Caanitz et Francesco Biamonte
Les librairies en Suisse romande, par Anne Fournier
Entretien croisé avec Sylviane Friederich
et Pascal Vandenberghe, par Elisabeth Vust

Editions
Les almanachs dans les Grisons romanches,
par Mevina Puorger
Les éditions Alla chiara fonte,
par Manuela Camponovo

Panoramas de l’année littéraire 2005
Suisse alémanique, par Charles Linsmayer, Samuel Moser
et Beat Mazenauer
Suisse italienne, par Walter Breitenmoser
Grisons romanches, par Mevina Puorger

Panorama des revues 2005
Suisse alémanique, par Barbara Götz
Suisse italienne, par Nathalie Vuillemin

Revue de presse des livres traduits en français en 2005

 

  La librairie en Suisse


La librairie en Suisse

Après avoir proposé un panorama de l’édition littéraire en Suisse dans la livraison de 2002, c’est sur le maillon suivant de la chaîne du livre que nous avons souhaité nous arrêter. La librairie est de fait un sujet d’actualité. A la suite d’une initiative parlementaire lancée au printemps 2004 par feu le conseiller national Jean-Philippe Maitre, un avant-projet de loi fédérale sur le prix du livre, basé sur le principe de l’exception culturelle, est actuellement à l’étude dans les milieux concernés, avec l’accord de principe des deux chambres et le soutien actif de quelques politiciens.

En réalité, le débat sur le prix unique du livre, censé défendre les petites librairies indépendantes de la concurrence licite mais inégale des grandes surfaces et des grands groupes, n’est pas du tout récent. C’est en 1887 que la Suisse alémanique a choisi cette option dans le cadre d’un accord interprofessionnel – le «Sammelrevers», actuellement remis en question par la Commission de la concurrence. En Suisse alémanique aussi, le moment semble donc venu pour une nouvelle réglementation.

Si un hebdomadaire économique comme Bilan a traité la question en novembre 2005 (n° 193), la presse romande avait posé le problème pour la Suisse francophone dès 2004 en des termes qui n’ont rien perdu de leur actualité (notamment dans Le Courrier du 10 octobre 2004, sous la plume d’Anne Pitteloud). Or en 2004 déjà, personne dans le monde du livre en Suisse romande ne s’opposait, ouvertement du moins, au prix unique. Dans ces conditions, il est regrettable, encore que compréhensible, que le dossier n’ait pu avancer plus rapidement.

Car dans l’intervalle, de nombreuses petites librairies ont effectivement disparu, dans un processus de concentration qui a pris des proportions spectaculaires en Romandie – mais qui n’épargne pas non plus la Suisse alémanique, ce qui relativise d’entrée de jeu les espoirs que la petite librairie peut placer dans le prix unique.

Cette concentration est-elle fondamentalement néfaste ? La disparition des librairies indépendantes nuit-elle à la diversité du livre, à la circulation de toutes les littératures et à leur accessibilité ? Disons-le d’emblée: nous en étions convaincus en lançant notre dossier, et nous le sommes toujours, mais force est de reconnaître que la question est complexe. On verra dans les pages qui suivent comment on affirme le contraire chez Payot ou Fnac, avec des arguments que certains responsables de petites librairies ne contestent d’ailleurs pas. Stefan Zweifel, dans la tribune que nous lui avons offerte, pose un regard vif et sensible sur les libraires indépendants, avec une nostalgie certaine, mais sans passéisme.

Conformément à la vocation de Feuxcroisés, nous avons traité la question pour l’ensemble du pays, région par région. Les spécificités des situations romanche, tessinoise, alémanique et romande mettent en évidence la difficulté incontestable de régir des réalités aussi différentes dans un même cadre légal et institutionnel, tant sur le plan de la réglementation du commerce du livre que sur celui des soutiens à la culture. Outre des bassins de population très variables d’une région linguistique à une autre, les liens respectifs avec l’Italie, l’Allemagne et la France diffèrent de manière significative. Le contexte plus urbain
ou plus rural des régions crée aussi des différences structurelles dont il faut tenir compte. Les regards d’historiens présents dans ce dossier éclairent le débat notamment à ce titre.

De l’ensemble de ces textes se dégage, le plus souvent en creux, le portrait de ces intermédiaires entre éditeurs et libraires que sont les diffuseurs, dont le rôle est inégalement réparti dans les différentes
régions. C’est en Suisse romande que leur implication dans la chaîne du livre pèse le plus, car c’est à eux que l’on doit les importantes différences entre les prix français et suisses des livres importés de l’Hexagone.

Critiqués à ce titre, détenus par de grands groupes souvent étrangers, ils jouent pourtant un rôle vital pour les librairies indépendantes: en leur permettant de fournir rapidement à leur clientèle un choix très vaste, ils désamorcent en partie la concurrence des grandes maisons et d’Internet – un acteur récent, encore marginal mais en expansion, dont il est difficile de prévoir le rôle à venir. Autant dire qu’il ne s’agit pas simplement de défendre les petits contre les grands, ni de professer les bienfaits de la concurrence et du marché libre, mais bien de trouver une réglementation susceptible de favoriser dans son ensemble le dynamisme d’une branche complexe, dans l’intérêt de tous, et des lecteurs en particulier. Il apparaît clairement dans ce dossier qu’une réglementation nationale du marché du livre ne saurait à elle seule résoudre tous les problèmes du secteur du livre. Mais les chances de voir naître une telle loi n’ont jamais été aussi grandes, et l’occasion ne doit pas en être manquée, compte tenu de la vitesse actuelle du processus de concentration. Il importe donc de faire aboutir la réflexion actuelle rapidement, mais avec le plus grand soin. Et de ne pas s’arrêter là.

Le comité de rédaction

 

  "Quand, surgissant d’un rien, se déploie le vaste monde", par Stefan Zweifel


"Quand, surgissant d’un rien, se déploie le vaste monde"

Les librairies ne sont plus ce qu’elles étaient. Mais hier déjà, elles n’étaient plus ce qu’elles avaient été. Les éternelles plaintes sur
le déclin des librairies sont aussi vieilles que les librairies ellesmêmes. C’est que, dans la vie, il n’y a que la première librairie qui compte, celle qu’on a découverte tout seul. Et quand bien même cette librairie n’aurait pas disparu, ce qui disparaît, c’est l’acte de la découverte, cette toute première immersion dans un autre monde. Dans quel monde ? Dans l’esprit d’un libraire, projeté sur les parois et éparpillé en plus d’un millier d’œuvres. Cette incursion dans l’esprit d’autrui, celui du libraire, pour y découvrir son propre esprit, cette interpénétration implosive du savoir, est un acte unique, dont on déplorera la perte sa vie durant.

Cette «première fois» est une énigme et va le rester. Est-ce que c’était vraiment si bien ? La première fois ne peut se comparer à la
ixième fois. Le premier lien qu’on tisse avec une librairie est quelque chose de très privé, de très intime. Cette rencontre avec chaque étagère, le fait de savoir où les livres sont – et surtout lesquels ils côtoient… De telles affinités nous donnent accès à l’inconscient du libraire, créant une proximité presque obscène. La Buchhandlung am Kunsthaus représentait pour moi, comme pour beaucoup de mes amis, un de ces cosmos intérieurs. Elle allait devenir plus tard Ubulibri et se consacrerait en priorité à la pataphysique, la «science des solutions imaginaires

Peut-il y avoir plus beau sujet pour une librairie ? La science des solutions imaginaires d’Alfred Jarry est en quelque sorte la métaphore du monde du livre. Dans l’ouvrage Gestes et opinions du docteur Faustroll, on navigue avec Faustroll et Bosse-de-Nage, le singe papion, le long des îles de Mallarmé et de Gauguin. Derrière l’horizon, voire derrière la métaphysique (ePi tA meTAPHYSICA) apparaît le pur règne des possibles, où le oui n’exclut pas le non, mais où tout (et son contraire) est toujours possible. C’est ainsi que la mort de Faustroll n’est qu’un début, comme l’est peut-être la mort de la librairie.

«Et voici que le papier de tenture se déroulait, sous la salive et les dents de l’eau, du corps de Faustroll. Comme une partition, tout art et toute science s’écrivaient dans les courbes des membres de l’éphèbe ultrasexagénaire, et prophétisaient leurs perfectionnements jusqu’à l’infini.» On dégage le défunt Faustroll de ses bandelettes et sur chacune d’entre elles est inscrit le monde entier, de même que dans chaque livre que l’on a lu dans sa jeunesse était contenu le monde entier – rien que la vue de la couverture, l’odeur des pages, tout était imprégné du vaste monde.

La durée de vie d’une molécule

Avec la librairie Ubulibri, on franchissait le seuil d’un autre monde. Un rite initiatique, orchestré par Tobias Götsch, René Moser et, plus tard, Thomas Hitz. Bien sûr, on y organisait des lectures, bien sûr, il y avait un coin érotique interdit, bien sûr, les trois compères nous renvoyaient d’un livre à l’autre, nous mettant en tête des idées insensées ; dans la mienne et dans celle de Michael Pfister, ce fut l’idée de traduire Justine et Juliette du Marquis de Sade. Et c’est ainsi que, plus de dix années durant, nous avons déroulé une de ces bandelettes, continuant la publication des dix volumes alors même que la librairie était fermée depuis longtemps.

Et déjà commençaient à jaunir les cahiers Sans blague ! édités par leurs soins. Nombreux sont ceux qui y ont écrit leurs premiers textes: Milena Moser, Stefan Bachmann, Jörg Kalt, autant de particules élémentaires qu’une implosion avait amalgamées dans ce cosmos intérieur et qui allaient se détacher pour se projeter, chacune de son côté, dans le monde extérieur – sur cette courbe du nom de «clinamen» que Jarry et, avant lui déjà, les Grecs anciens interprétaient comme la course et la chute des atomes à travers l’espace. Dans la chute libre de la fantaisie, chaque atome s’accroche à d’autres atomes pour former une molécule, une molécule comme cette librairie et ses cahiers, puis il se décroche, se raccroche à de nouveaux atomes, se retrouve dans d’autres villes et d’autres librairies. Dans chaque librairie, une constellation éphémère d’individus et d’idées surgit du néant et du chaos, avant de se désagréger et de disparaître, comme la librairie elle-même.

Lorsque je lis aujourd’hui les livres de Milena Moser, que j’assiste à des représentations de Stefan Bachmann ou que je regarde, comme je vais le faire sous peu, le premier long métrage de Jürg Kalt, je découvre une grande proximité et un éloignement nouveau. Une vie est née de la lecture, et bientôt déjà, on nous embaumera, et de nouveaux lecteurs connaîtront à leur tour leur «première fois» dans de nouvelles librairies. Mais dans quelle sorte de librairies ?

Désillusion sur le marché de l’amour

Quelle merveille d’être à Milan et de pouvoir savourer son espresso dans une librairie jusqu’à minuit, ou à Paris, à La Hune, où l’on peut là aussi jusqu’à minuit s’offrir des délices littéraires pour un crème au Flore. Il faudrait que les librairies proposent une sorte de «gastronomie des émotions», à l’instar de ce bar à vin-librairie du quartier du Marais. En fin de compte, dans une librairie, on devrait pouvoir y vivre, y dormir, y manger et même y éditer des livres. Mais laissons ce beau rêve de la librairie englobante et retournons à la question des ouvertures nocturnes. Comment un libraire pourrait-il, à lui tout seul, assurer de telles heures d’ouverture ? Peut-être, suivant une proposition de Michael Pfister, grâce à des subventions.

Avec à l’esprit la mort de la librairie Dr Oprecht, plaque tournante des écrivains à partir de la Seconde Guerre mondiale mais aussi haut lieu de flirt, Michael Pfister a demandé qu’on octroie à des niches de ce genre des subventions qui, autrement, filent dans les maisons de la littérature [résidences d'écrivains et lieux de rencontre au service de la création littéraire contemporaine; plusieurs institutions de ce type ont ouvert leurs portes en Suisse alémanique ces dernières années, ndlr]. Bien sûr, les adversaires répliqueront qu’on fausse ainsi les sacro-saintes lois du marché néo-libéral. En effet : qui sélectionnerait les librairies ayant droit aux subventions ? Une commission de plus ? Il ne reste donc que le repli dans la radicalité de la niche. Peut-être aussi la création de magazines, ou la collaboration avec de grands journaux. Mais ces derniers refusent même de remplacer la liste des «meilleures ventes» par celle des «coups de cœur» des libraires, comme je l’ai proposé à plusieurs reprises. Ici aussi, la loi du marché
règne en maître. La librairie devrait assumer jusqu’au bout son rôle de bibliothèque portative en mettant à disposition des lecteurs des photocopieurs leur permettant de reproduire des pages sans obligation d’achat. Mais c’est sûrement interdit, ne serait-ce que par la maison d’édition. Oui, la loi du marché règne. Le marché de l’amour s’est substitué à la magie de la «première fois» et a transformé l’érotisme de la lecture en une pornographie superficielle dominée par les tables des «meilleures ventes».

Les maisons de la littérature: relève ou coup de grâce ?

Le désastre engendré, non par les méfaits du marché, mais par les maisons de la littérature, louables en elles-mêmes, est dramatique. Plusieurs fois par semaine, on y organise des lectures qui, autrefois, ne se déroulaient pas dans ce cadre institutionnel, mais dans les librairies elles-mêmes. Ces lectures, quand elles sont ennuyeuses – et quelle lecture ne le serait-elle pas ? Combien de fois n’est-on pas déçu face à l’auteur qu’on avait imaginé, à la lecture de son ouvrage, tout différent et qu’il faut encore partager maintenant avec d’autres, un auteur qui, soudain, n’est plus le «mien», mais le «nôtre»? Et, au fond, qui me dit que cet individu est vraiment bien l’auteur, plutôt qu’un usurpateur quelconque qui se serait paré du masque de l’auteur pour faire l’important ? Ces lectures, donc, ne se déroulent plus parmi les autres livres qu’on se mettrait à feuilleter quand l’ennui sourd, mais
dans des pièces aseptisées, avec des microphones et des délégués de la ville, avec tous ces sponsors, ces représentants des maisons d’éditions… C’est qu’il y a de plus en plus de littérature de maison de la littérature, écrite exprès pour le public des maisons de la littérature, des livres entiers qui ne vivent plus que de trois ou quatre passages sempiternellement lus et relus ; quant au livre entier, ensuite, plus besoin de le lire, il suffit de l’acheter, de toute façon, on ne peut pas en prendre un autre sur un rayon, il n’y a que celui-ci: obligation d’acheter, obligation d’écouter, l’intimité se transforme en pornographie mercantile dont les postures bien rodées procurent vite au lecteur un plaisir divertissant, mais ô combien éphémère.

Et pourtant, l’érotisme, c’est se perdre, c’est vagabonder: la librairie, c’est d’abord l’expérience du seuil, et ensuite, une pièce qui invite à la flânerie – sans obligation d’achat. On voulait ceci, et on tombe sur cela, on cherchait quelque chose, et on trouve autre chose. Le hasard, orchestré par le choix du libraire, détermine la vie de la lecture dans ces librairies où la sélection se fait encore de manière subjective, où l’on peut pénétrer dans le cerveau du libraire, avancer en tâtonnant parmi les étagères comme parmi les synapses. A partir de la vastitude du monde du savoir, le libraire organise un univers qui lui est propre : le fait-il radicalement, ce microcosme contiendra alors le monde entier, tout comme chaque grand livre englobe la totalité des autres livres.

C’est l’espace baroque du plissement infini. Chaque pli contient le principe d’après lequel le monde entier se déploie. Dans chaque goutte d’eau nage un poisson dont les écailles reflètent à leur tour le monde entier, dans les étangs duquel d’autres gouttes d’eau contiennent à nouveau des poissons. Pourtant ce miracle de la philosophie leibnitzienne ne se produit que si on a le courage de renoncer à toute la surface du marché, pour y préférer un simple petit pli. Un plissement du front, un plissement des yeux – dispersés à travers l’espace exigu.

Ainsi toute librairie serait une monade – ou plutôt une molécule. Et cette molécule a une durée de vie limitée, elle se désintègre. L’étape de la désintégration, du déclin, de la fermeture fait partie de la librairie; plutôt que de se plaindre à chaque nouvelle fermeture de magasin, on devrait aussi penser que ce monde de la lecture auquel nous avions part ne fait peut-être plus partie du monde vivant actuel.

L’érotisme de l’alcôve

Je me rendais très souvent dans une petite librairie riche en traditions, pressé d’obtenir un livre. Pas demain ni après-demain, mais maintenant, tout de suite. Plus vite qu’Amazon ne pouvait me le livrer. Le livre n’étant pas en magasin, je devais me rabattre sur une librairie plus importante, comme Orell Füssli, qui, à une certaine époque, répondait à de nombreux besoins et ne vendait pas que ce qui marche bien. La petite librairie choisit, hélas, de s’adapter à la demande, elle fit faire des transformations avant sa mort, le fouillis des hautes étagères céda le pas à la clarté de la disposition, les «meilleures ventes» commencèrent à occuper la table principale – mais dans un espace exigu, avec un petit dépôt, une librairie ne peut survivre que si son offre est radicalement subjective et recoupe, par hasard, l’intérêt de certains lecteurs.

Si je sais exactement où je peux trouver tel genre de livres, quel libraire lit et pense de telle façon, nul doute que je vais trouver là-bas ce que je cherche – ou peut-être encore mieux. C’est le secret des oscillations impénétrables, de l’harmonie préétablie. Un équilibre si fragile que, souvent, des changements minimes suffisent à détruire l’harmonie et que, soudain, notre esprit n’est plus à l’intérieur d’un autre esprit, mais dans le vide de l’indifférence.

Il y a des lieux irremplaçables comme, à Zurich, dans un rayon de quelques mètres, Ubulibri, Oprecht, la librairie du cinéma Rohr et la librairie Rohr à proprement parler, dont la lettre d’informations contenait toujours une sélection de livres. Là-bas, il y avait encore bien d’autres ouvrages qu’on pouvait consulter, une sorte de bibliothèque portative. Tant d’espace est devenu trop cher. C’est pourquoi seules survivent les librairies bien situées qui ont peut-être trouvé une niche – et où un cerveau opère la sélection. Quand je cherche un livre bien précis, je sais exactement si je vais le trouver chez Ricco Bilger ou chez Helen Lehmann, au SEC 52 ou chez Calligramme. Et là-bas, à côté de ce livre, il y aura quelque chose d’inattendu. L’érotisme radical de l’alcôve. Avec quelque chance, on pourra y éprouver encore aujourd’hui le mystérieux plaisir de la première fois.

par Stefan Zweifel
Traduction Sylvie Colbois

 

Page créée le: 16.05.06
Dernière mise à jour le: 16.05.06

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