Ecriture 59 Ecriture 59 - Lausanne - Printemps 2002 Revue littéraire
dirigée par Comité
Rédaction,
administration et diffusion Ce numéro: Fr. 33.-
Sommaire
Préface / Marc Quaghebeur et Sylviane Roche / Apprendre l'Afrique Au lecteur Par l'intermédiaire de En guise de contrepoint, nous vous proposons en deuxièmes partie de volume des proses et des poèmes choisis parmi ceux qui nous ont été envoyés spontanément. F.F. - D.M. - S.R. APPRENDRE L'AFRIQUE L'Afrique d'après les indépendances continue d'interpeller Malmenée à un point qui rappelle certains des pires souvenirs de ses histoires antérieures, l'Afrique d'après les indépendances continue d'interpeller ceux qui n'entendent limiter ni son destin ni le leur aux conséquences de plus en plus tentaculaires de la réification, de la mondialisation et de la consommation à tout crin. La façon dont les populations africaines se débattent parfois dans les plus dramatiques circonstances atteste également de rapports à la vie et de cultures qui ne peuvent manquer de nous interroger, voire de nous provoquer. Qui plus est, là s'engrangent peut-être les semences d'une civilisation qui prendra sans doute un jour la place de celle qui triomphe aujourd'hui - et qui par trop nie, et l'être, et les êtres. Ces Afriques ne seront pas forcément celles qu'a rêvées Léopold Sedar Senghor dont les trajets, politique et poétique, s'ils témoignent bien évidemment d'un moment - celui du déclin des empires européens - et d'une dialectique historique précise - celle de la négritude - mise en lumière notamment par V. Y. Mudimbé, tranchent, à de nombreux égards, sur les comportements patibulaires qu'Amadou Kourouma a si bien mis en scène dans En attendant le vote des bêtes sauvages. Que sa rhétorique plaise ou déplaise, reste que les propos de Senghor se fondent sur un appel à ce qui, en l'homme, aujourd'hui, est le plus dénié. Ouvrir la porte à certaines questions que les Africains se posent et nous posent Timidement, le présent numéro d'ECRITURE essaie d'ouvrir la porte à certaines questions que les Africains se posent et nous posent. Comme à celles qui ne manquent pas d'assaillir l'Européen confronté aux Afriques, et qui ne se satisfait pas entièrement des modèles dits planétaires auxquels il participe. Surtout il fait entendre des voix diverses - et même contrastées - qui renvoient aussi bien aux valeurs d'interpellation qu'aux songes ou aux remaillages dont la littérature demeure un des plus beaux véhicules. Approcher cinq pays, le Sénégal, le Mali, le Congo, le Rwanda et le Burundi Afriques présente au lecteur d'ECRITURE deux versants principaux, complétés par trois autres perspectives qui nous permettent d'approcher cinq pays, le Sénégal, le Mali, le Congo, le Rwanda et le Burundi. Le lecteur découvrira très vite que les points de vue et les démarches des uns et des autres sont très différents mais qu'ils tournent tous autour de la question, plus ou moins explicite, du dialogue, de l'échange, possible ou impossible, du regard mutuel; comme de l'insupportable violence que les hommes et les femmes subissent ou s'infligent.
Ce numéro a une histoire. Des histoires, même. Invitation du réseau d'échanges helvético-sénégalais Helsen En avril 2001, le réseau d'échanges helvético-sénégalais Helsen, présidé par Moustapha Tambadou1, invita au Sénégal une délégation composée de trois jeunes écrivaines suisses, Odile Cornuz, Aline Moser et Léna Strasser, qui accompagnaient Sylviane Roche appelée à jouer le rôle d'animatrice, dans un atelier d'écriture qui rassemblait parallèlement trois jeunes artistes sénégalaises, Mariama Diatta, Fatou Diouf et Lobé Ndiaye, sous la direction de Fama Diagne Sène. Cette expérience de douze jours - dont le port d'attache était Mbour, sur la Petite Côte, à une soixantaine de kilomètres de Dakar, mais qui comportait de nombreux déplacements notamment à Dakar, Gorée, Thiès, Nguékhokh - permit de produire, sur-le-champ, des textes individuels et collectifs. Elle donna aussi naissance par la suite à une production qu'il n'a pas été possible de publier dans ce cahier, et qui fait partie des uvres ultérieures des unes et des autres. Et, en ce qui concerne les Européennes, c'était l'occasion de plonger pour la première fois dans une certaine réalité africaine. Programme - rencontres - relations et aventure créatrice Le programme comprenait en effet des rencontres avec des élèves de plusieurs grands lycées, des étudiants, des professeurs, des journalistes, des artistes et des écrivains, parmi les plus prestigieux du Sénégal, comme Aminata Sow Fall, Annette Mbaye d'Erneville, Cheik Aliou Ndao, Boris Boubacar Diop ou Sada Weinde Ndiaye. A côté de ces contacts au plus haut niveau, les relations qui se sont nouées entre les participantes ont été, très vite, profondément amicales. Ce fut une aventure littéraire et créatrice, mais aussi une véritable aventure humaine et affective. Les huit jeunes femmes vivaient à Mbour, au bord de la mer, une véritable vie communautaire. Nous l'avons dit, pour les Européennes, c'était le premier contact avec l'Afrique. Pour les Africaines, à l'exception de Fama Diagne Sène qui avait fait une partie de ses études à Paris, c'était la première fois qu'elles mangeaient, dormaient, plaisantaient, discutaient à perdre haleine, avec des Européennes. Elles se guidaient mutuellement dans leur univers respectif, avec humour, respect et amitié, et riaient de se rencontrer souvent dans ce monde commun qui est, partout, celui des femmes. Et puis, tous les deux jours, on consacrait son temps à écrire ensemble, dans une grande salle fraîche par les fenêtres de laquelle on entendait le bruit des vagues, et vers le soir, le tam-tam des enfants qui dansaient sur la plage. Là, les six jeunes filles (elles avaient entre vingt et vingt-cinq ans) et les deux écrivaines qui leur servaient de mentors littéraires essayaient de mettre en mots les rencontres et les émotions des journées écoulées. Publication des textes créés dans la revue Ecriture Parmi les textes produits, nous avons décidé d'en publier neuf. Deux particulièrement, celui des Suissesses Léna Strasser (pour son texte en prose) et Odile Cornuz, témoignent de cette profonde impression de complicité qu'ont vécue toutes les participantes. Le sentiment d'avoir rencontré des semblables, des surs, mais dans un monde si différent qu'il nous pose aussi, et dans les deux sens, la question du nôtre. Pour Lobé Ndiaye, la rencontre de Mbour est si forte qu'elle revêt presque le caractère d'un voyage interplanétaire ou sous-marin, dans un milieu inquiétant où Européennes et Africaines se retrouvent et se guident mutuellement. Dans la plupart de ces textes, il y a un moment où l'Africaine et l'Européenne se regardent, comme dans un miroir, et ne savent plus vraiment qui elles sont. Un peu différente est la nouvelle de Fama Diagne Sène. Mais dans sa violente interrogation sur la mort de la tradition, elle pose toutefois, elle aussi, la question du choc des cultures. Ce fils du griot, vêtu à l'européenne, diplômé de l'université, ne comprend plus les coutumes qui ont conduit la vie et la mort de son père. Sa révolte sème le désordre. Elle lui coûtera la vue. Cette découverte fascinée du monde de l'autre n'est angélique ou béate pour personne. La dureté, la présence permanente de la mort, frappent les Européennes, même si, comme Aline Moser, elles tentent de l'exprimer sur le mode de la dérision. La rencontre incroyable des baobabs-cimetières est présente dans presque tous les textes. Si ces récits ont été rédigés dans les ateliers, dans un laps de temps précis, et sous le regard et la critique des autres, ils portent néanmoins chacun une signature. Intitulé Huitaine africaine, le neuvième est, en revanche, le résultat d'une expérience d'écriture particulière. Il est composé de huit petites nouvelles écrites absolument ensemble. Les huit filles étaient assises par terre, en rond, comme sous l'arbre à palabres, une feuille de papier sur les genoux. Chacune écrivait un paragraphe et passait la feuille à sa voisine qui continuait l'histoire. Le résultat: de petits récits un peu inégaux, mais si imbriqués que les écritures se confondent et que les regards et les voix européennes et africaines se mêlent totalement. Au point qu'il est impossible aujourd'hui à l'une ou l'autre de reconnaître ses paragraphes. Au-delà des textes produits, ce qui reste de ces moments, c'est le souvenir des instants partagés, des litres de thé brûlant dans les petits verres que chacune remplissait tour à tour, de Mariama qui apprenait à nager, d'Aline qui apprenait à danser... Quelque chose qui résiste à l'analyse, mais dont, nous l'espérons, une trace aura passé dans les textes imparfaits que nous présentons ici. Ceci constitue avec le texte de Sylviane Roche, la partie sénégalaise de ce dossier.
Une nouvelle signée Tiécoro Sangaré, provient du Mali Il nous a par ailleurs paru intéressant de joindre à ces écrits une nouvelle qui nous a été spontanément envoyée. Signée Tiécoro Sangaré, elle provient du Mali, et touche à une question majeure de nombre de sociétés africaines: la polygamie. C'est d'ailleurs le sujet de plusieurs des grands romans sénégalais, comme Une si longue lettre, de Mariama Mba ou Excellence, vos épouses !, de Cheik Aliou Ndao. Ce sujet fut évoqué à maintes reprises dans l'atelier exclusivement féminin de Mbour. La question de la polygamie Aujourd'hui encore, la question de la polygamie est au centre de la vie des musulmanes sénégalaises, qu'elles soient paysannes ou agrégées de grammaire, femmes d'employés, de ministre ou même écrivaines célèbres. Parfois drôles et distancées, parfois nettement plus dramatiques, nos conversations à ce propos n'ont pas tout de suite donné lieu à création littéraire. Peut-être justement parce que cela touchait un point trop sensible, trop privé pour les Africaines, et dans lequel les Européennes ne se sentaient pas le droit d'intervenir directement2.
Autres expériences / Belgique /Afrique : Papier blanc, Encre noir A la publication de ces textes dans ECRITURE, il nous a semblé souhaitable de joindre d'autres expériences Nord-Sud / Sud-Nord. Depuis une dizaine d'années, en Belgique - notamment autour des initiatives Papier blanc, Encre noire, de la collection Documents pour l 'histoire des francophonies, et de la revue Congo-Meuse3 -, s'est mis en place un processus d'échanges entre intellectuels et écrivains belges et congolais, centré sur la littérature. La situation du Congo, comme celles du Rwanda et du Burundi, est fort différente de celle du Sénégal. Non seulement en termes historiques et culturels, mais aussi du fait des conflits qui ensanglantent depuis plusieurs années les pays des Grands lacs en Afrique centrale. L'exil politique et culturel y est ancien. Au Congo-Zaïre, il s'est intensifié à la fin de la décennie quatre-vingts. Il ne cesse de s'accentuer. Plusieurs textes publiés dans ce numéro proviennent d'auteurs et d'intellectuels exilés. Diverses, leurs voix sont toutefois relayées au pays par celle de Lye Mudaba Yoka qui parle du même drame. Avec une force et une ironie qui peuvent et doivent nous donner à penser. Les textes issus du Congo, du Rwanda et du Burundi parlent clairement d'histoires tourmentées et douloureuses. Elles prirent corps dès les premiers mois des indépendances. Certains récits relatent donc des expériences vécues. Ils permettent de prendre mesure de ce que fut le quotidien des uns et des autres, de ce qu'il peut être encore là-bas. De tels vécus débouchent sur des propos parfois tragiques, évoquant l'innommable de ce qui fut subi. L'ombre des pires sévices dont le XXème siècle s'est rendu coupable ressurgit ainsi en terre africaine. Et il se trouve, pour le dire, des témoins qui utilisent des mots et s'efforcent de prôner des comportements dont la dignité humaine rappelle ceux que certaines victimes prononcèrent ou mirent en uvre en Europe après 1945. Qu'ils soient signés Jean-Claude Kangomba ou Yolande Mukagasana (dont la volonté de vivre malgré tout, de transcender l'horreur, est saluée par le poème que Carmelo Virone consacre à son récent remariage), qu'ils renvoient au Congo ou au Rwanda, ces témoignages proviennent de personnalités qui refusent de céder à la haine. Ce mal endémique, Muepu Muamba le dénonce également, à sa façon violente, en montrant et l'ampleur et les racines: "une érosion tragique dans les fondations de notre avenir. Il ne manque pas de faire le lien entre l'abjection de la gestion quotidienne de nombre de pays africains, une décolonisation toujours inachevée, et un système mondial qu'il fait plus que vitupérer dans un style extraordinaire, aux limites de la scansion orale. Visiblement, son usage de la ponctuation et de la majuscule tente de se conformer graphiquement au débit et aux éclats de la parole inspirée. Antoine Tshitungu Kongolo, quant à lui, tire de cette histoire tragique, dont il a connu les prodromes, le lancinant leitmotiv d'une nouvelle qui est comme une fable. Elle met en exergue le caractère, hélas universel, du fléau qui défigure l'histoire humaine jusqu'au XXème siècle, où il prend des formes particulièrement atroces du fait de l'inéluctabilité de la confrontation quotidienne à l'autre et de la fermeture des systèmes idéologiques. L'intérêt de sa contribution tient en outre à l'entrelacement de cette mémoire lancinante avec celles de la Belgique coloniale et de la Belgique d'aujourd'hui dans laquelle l'écrivain a jeté de nouvelles racines. L'expérience qu'il relate est donc aussi celle d'un cheminement. La sagesse qui se dégage des écrits ici assemblés est, en outre, d'autant plus poignante qu'elle se fonde souvent, chez les Africains, sur les scansions et les reprises de l'oral, comme c'est le cas aussi du beau texte de Clémentine Nzuji consacré à son père, un acteur de l'indépendance congolaise. Qu'au Congo cela puisse prendre certaines des formes de l'ironie renvoyant à l'extraordinaire sens de l'humour des Congolais - perceptible, entre autres, sur les enseignes des boutiques de Kinshasa - interpelle. Dans ce pays, où, comme le dit Lye Mudaba Yoka, l'ordinateur de Notre Père qui est aux cieux connaît quelques ratés, cet esprit fait partie des ingrédients de la survie. Il jette un éclairage profond sur un peuple malmené qui aspire d'abord à la vie. Plus caustique, mais non dépourvu d'une forme de distanciation ironique, et qui se veut pédagogique, le récit de Juvénal Ngorwanubusa recourt, dans un pays où elles sont peu nombreuses, à une fiction, certes transparente, pour décrire l'évolution politique du Burundi dans la dernière décennie du XXème siècle, à l'heure de la première présidence du major Buyoya. Il restitue fort bien le climat de cette époque qui vit les puissances occidentales imposer au Burundi les formes de la démocratie représentative et proportionnelle dont les conséquences furent, paradoxalement pour un regard occidental, particulièrement dramatiques dans un Etat qui paraissait relativement stabilisé. Du côté belge, nous avons tout d'abord retenu deux récits issus, eux aussi, d'un atelier d'écriture animé à Bruxelles par Antoine Tshitungu Kongolo. D'emblée, ils indiquent la différence qui caractérise le regard occidental fasciné par l'Afrique, thème que nous espérons creuser un jour plus avant, dans une vraie perspective dialogique. Le lecteur trouvera d'autre part plusieurs textes d'écrivains qui, à un moment ou à un autre de leur vie, et de façons fort différentes, ont été amenés à rencontrer les réalités africaines auxquelles l'histoire de leur pays est quelque part liée. Notamment des expériences de coopérants à des moments et en des lieux divers. La fiction de Jean- Claude Marlair procède ainsi d'un épisode peu connu de la lutte contre l'exploitation sauvage du diamant au Kasaï - manne qui explique bien des événements sanglants des dernières décennies. Marlair, alors en poste à Mbuji-Mayi, fut directement lié à l'épisode qu'il relate, et confronté à la corruption des autorités. Autre, quoique de la même époque, l'expérience de Michel Voiturier en poste à Kamina. Son texte évoque certaines constantes de la vie des Occidentaux en Afrique et certains aspects de leur vie au Congo dans les Golden sixties. Il présente en outre un autre aspect de l'impact de l'Afrique, car, s'il n'a pas déclenché en lui un bouleversement immédiat, il n'en a pas moins eu lieu après coup, entraînant de réelles remises en question des canevas figés de l'origine. Quant à Gérard Adam, en poste à Kitona et à Kinshasa dans le Zaïre des années septante, son témoignage se révèle particulièrement éclairant, aussi bien sur les processus de rencontre et de découverte de soi auxquels amène l'Afrique, que sur certains aspects de la genèse de son grand roman L'Arbre blanc dans la forêt noire. Avec lui, on est décidément passé au-delà de la transition des indépendances. Même si les commentaires qui accueillirent son livre en Belgique témoignent de la persistance des poncifs coloniaux. Chez Jean-Louis Lippert, le processus créateur est encore plus consubstantiellement lié à l'Afrique que chez Gérard Adam, comme on le découvrira dans l'exercice d'auto-analyse qu'il nous livre. Son histoire est celle d'un enfant né aux colonies, arraché, par les soubresauts violents de l'indépendance, à ce qui demeure pour lui un jardin d'Eden, et qui décide de faire retour au pays natal à un moment particulièrement délicat, sans aucun esprit néo-colonial. Elle s'articule, en outre, plus que clairement, à celle du siècle finissant et débouche sur une forme baroque, peu usuelle en français, mais dont le garde-fou est la langue française. Elle montre enfin comment, aujourd'hui, cette littérature occidentale consacrée à l'Afrique ne peut être que celle d'un aller-retour incessant et d'une forme de voyage à travers cet abîme. Même dans un cas tel que celui-là, on ne peut manquer d'être frappé par la différence profonde de l'approche des Européens et des Africains. Le choc de la différence, c'est aussi ce qu'exprime Marc Quaghebeur Le choc de la différence, c'est aussi ce qu'exprime Marc Quaghebeur. Pour lui, l'Afrique n'est pas seulement la découverte d'un monde nouveau, coloré, bruyant, ni même cette copie floue et parfois caricaturale d'une Belgique oubliée. C'est aussi un voyage dans son enfance et une confrontation avec de douloureux souvenirs. Dans un va-et-vient permanent, les images africaines font surgir celles de l'enfance belge; la mort africaine renvoie à d'autres morts intimes. Celle du petit frère dont il apprit la nouvelle lors d'un séjour au Congo; enfin, et surtout, celle du père, récente, et auquel il s'adresse directement. Pour lui, l'Afrique, l'aventure africaine rêvée par l'enfant qu'il fut, est liée au rêve que chaque petit garçon porte en lui, du père, jeune et triomphant, barrant La Libellule. Ce texte a suscité un écho très profond chez Philippe Nayer, puisqu'il lui a permis de trouver les mots enfouis pour dire son enfance africaine au Congo belge, d'évoquer la figure de son père - un Sikh - et de dire les déracinements et les complexités des enfances métisses dans un monde où le langage enferme dans l'homogène et le hiérarchique. Le dialogue qui s'ébauche avec le texte précédent, et qui en est une sorte d'écho inversé du moins en ce qui concerne l'évocation du père - est d'autant plus émouvant que c'est Philippe Nayer qui accueillit Marc Quaghebeur lors de sa découverte du Burundi, bien avant les événements que décrit Juvénal Ngorwanubusa. L' Expérience de la différence est aussi celle de Sylviane Roche Expérience de la différence est aussi celle de Sylviane Roche confrontée à quelques aspects majeurs des cultures africaines encore accordées à la voix et au cosmos. Le paysage et la fable vécus qu'elle nous restitue renvoient parfaitement à cet espoir et à cet espace dont parle Jean-Louis Lippert, comme à ces comportements qui ont marqué Odile Cornuz. C'est aussi ce qu'expriment les poèmes de Léna Strasser, pour qui les images absorbées, bues, sont si puissantes qu'elles décomposent les mots familiers quand elles ne les annulent pas totalement, ou rendent lancinante l'interrogation sur le pays natal. La formule utilisée par Sylviane Roche, si lointaine et si proche, la peur initiale qu'elle ressent devant cette différence - au point de l'amener, elle, la citadine par excellence, à ressortir les images qui en procèdent afin de pouvoir mieux se laisser apprivoiser par le végétal qu'elle croyait détester - confirme le choc profond que l'Afrique provoque en nous. Comme l'interpellation qui vient des écritures africaines. Pour chacun des auteurs de ce cahier, l'Afrique, dans sa violence de vie et de mort, renvoie au plus intime et, parfois, au plus douloureux. Dans certains cas, comme celui de Marc Quaghebeur, on peut même dire qu'elle le leur a appris.
Le mélange de tons, d'univers et de propos que nous livrons ici atteste en outre la nécessité d'aller de l'avant, de part et d'autre. Les écrits africains disent, déchirent, dénoncent, appellent, comme peu de textes aujourd'hui le font. Appel, espoir et alternative incroyables. Qui va en Afrique ne peut que le voir, l'entrevoir en tout cas. Choc quasi subit, que les conditions économiques et politiques ne font que renforcer; et qui interpelle toujours. Car il s'agit bien d'un choc, d'un ébranlement. Nous pourrions dire, si nous n'avions peur d'être mal compris, que ce qui nous saute au visage en Afrique, c'est l'humanité dans tous ses états. Et que, bien évidemment, c'est notre humanité d'Européens qui se trouve ainsi mise en question. Par ces capacités d'espoir, de régénération, de mise à distance du malheur et de foi en la vie. Mais aussi par la dureté quotidienne, la prégnance écrasante du cadre social, la présence permanente de la mort. Pas question d'exprimer ici une quelconque nostalgie, de rabâcher le discours sur la proximité à une quelconque nature, ou d'inciter à de nouveaux circuits touristiques. C'est même exactement le contraire que nous cherchons. En nous rappelant ce qu'est l'humain en nous (dans le pire et le meilleur) peut-être est-ce, non d'un passé mythique, mais de notre avenir, de nos potentialités d'hommes que nous parle l'Afrique? Qui ne constate enfin, parmi les témoignages ici rassemblés, que ces questions sont celles d'un siècle et d'un monde qui n'ont cessé, malgré discours et dénégations, d'alterner la haine et la mort? A travers ce cahier intitulé Afriques, ECRITURE entend contribuer à un réel dialogue et à une découverte des cultures francophones et de leur histoire. Démontrer que ce mouvement, que nous espérons poursuivre, peut aussi prendre son essor à partir des francophonies originaires. Et qu'il doit s'accomplir dans les deux sens. La variété des voix qui s'élèvent de ces pages nous paraît témoigner de ces possibles comme de la nécessité d'une vision décentrée et polycentrée. Excentrée en somme. 1 Directeur d'ETHIOPIQUES, la revue
de littérature et de philosophie éditée par la
fondation Léopold Sedar Senghor.
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