Feuxcroisés 4 Feuxcroisés 4 288 pages Comité de rédaction Feuxcroisés La diversité culturelle de la Suisse est précieuse, et sa littérature en témoigne. La revue annuelle Feuxcroisés, éditée en Suisse romande mais ouverte sur tout le pays, sattache à présenter en français, à travers des portraits et des traductions inédites, les écrivains alémaniques, tessinois, grisons et les voix de limmigration. Feuxcroisés présente en outre les acteurs de léchange littéraire et de la circulation des textes, tels que les traducteurs, les revues littéraires. La revue suit et discute les initiatives et les débats autour de léchange culturel et de la question des langues. Outil de travail et relais vivant de la littérature Complétée par des panoramas annuels des parutions suisses et des bibliographies soignées, Feuxcroisés veut être un outil de travail autant quun relais vivant de la littérature, pour susciter la curiosité, lécoute et le dialogue. Précédents numéros Dans ses précédentes livraisons, Feuxcroisés a consacré des dossiers aux auteurs suivants: Shaip Beqiri Giovanni Bonalumi Erika Burkart Iso Camartin Ursicin G. G. Derungs Luisa Famos Anna Felder Eleonore Frey Christoph Geiser Felix Philipp Ingold Fleur Jaeggy Göri Klainguti Jürg Laederach Fabrizio Locarnini Mariella Mehr Gerhard Meier Klaus Merz Adolf Muschg Alberto Nessi Giorgio Orelli Erica Pedretti Oscar Peer Fabio Pusterla Ruth Schweikert Flurin Spescha Peter Stamm Leo Tuor Walter Vogt. Feuxcroisés est disponible en librairie et par e-mail: enbas@bluewin.ch
Sommaire N°4 Editorial Dossier édition Marion Graf: Lédition littéraire
en Suisse Dossiers écrivains Hugo Loetscher, par Daniel Rothenbühler Traducteurs et passeurs Colette Kowalski, par Isabelle Rüf Revues Drehpunkt, par Françoise Fornerod Revue de presse des livres traduits en français en 2001 Panoramas de lannée littéraire 2001 Suisse alémanique, par Daniel Rothenbühler Revues de Suisse alémanique, par Françoise
Fornerod
Editorial Dix-sept livres décrivains vivant en suisse ont été traduits en français en 2001 Commençons par une bonne nouvelle: dix-sept livres décrivains suisses ou vivant en suisse ont été traduits en français en 2001, à lenseigne déditeurs tant français que romands un chiffre sensiblement supérieur à celui des années précédentes. Si Feuxcroisés a pu contribuer à créer ce climat douverture, ne serait-ce quun tout petit peu, alors notre travail va dans la bonne direction. Car la vocation de notre revue est simple: inviter à léchange littéraire dans ce pays multilingue que nous habitons, dont la diversité culturelle est précieuse. Or si les textes qui témoignent de cette diversité ne manquent pas, leur circulation dépend de circonstances concrètes et complexes. Sans avoir la prétention dépuiser le sujet, nous avons voulu ouvrir le présent volume avec quatre regards portés sur lédition littéraire en Suisse une première approche qui permet den saisir les spécificités région par région, et dembrasser du regard le paysage éditorial suisse. Portraits décrivains Le cur de la revue est comme toujours composé de portraits décrivains. Des auteurs confirmés côtoient dans ce volume des plu-mes à découvrir. Hugo Loetscher, Giovanni Orelli et Jörg Steiner ont déjà une ample carrière, et sont partiellement traduits en français. Dautres auteurs nont encore fait lobjet daucune traduction française à ce jour, malgré une uvre de valeur. Cest le cas de la poétesse Silvana Lattmann, qui publie en Suisse depuis 1983; ou de Christina Viragh, dont les textes exigeants méritent lattention. La Grisonne Rut Plouda na publié de son côté que deux titres; lun deux, traduit en allemand, a été chaleureusement salué par la critique alémanique. Ennio Maccagno fait quant à lui figure délectron libre, qui ne se considère même pas vraiment comme un écrivain, mais dont les livres cyniques et drôles ont été remarqués. Présence décrivains venus du monde entier Considérer la littérature suisse dans le contexte du quadrilinguisme national ne saurait toutefois épuiser la richesse de notre pays très polyglotte. Feuxcroisés accorde également son attention à limportante présence en Suisse décrivains venus du monde entier. Cest ainsi que nous avions publié dans notre deuxième numéro un survol de la littérature de limmigration par la journaliste Christine Tresch. Suite à cet article, il nous a semblé important douvrir régulièrement nos pages à ces voix. Après le Kosovar Shaip Beqiri, présenté dans le N°3, le Libyen Ibrahim al-Koni et le Colombien Mario Camelo font cette année lobjet dun dossier chacun. Autant décrivains qui nous surprennent souvent par leur manière de sexprimer une confrontation positive, et même salutaire. Car nous sommes justement intéressés par ces différences tant individuelles que culturelles, et cest précisément notre propos que dinviter le lecteur à louverture et à la curiosité critique, de dossier en dossier. Les collaborations Après quatre ans et plus de mille pages publiées, Feuxcroisés est donc bien vivant. Parallèlement à lactivité de la revue, des collaborations se développent. Ainsi le Service de Presse Suisse, dont Feux-croisés est le principal organe, a-t-il coédité avec le Centre de traduction littéraire de Lausanne et les Editions dEn Bas un recueil de poèmes du Tessinois Fabio Pusterla, auquel la deuxième livraison de notre revue consacrait un dossier: une collaboration qui en amènera peut-être dautres dans les années à venir. Un de nos vux serait de voir naître ailleurs en Suisse des projets analogues au nôtre, et avec lesquels nous pourrions coordonner nos efforts. Car si la présentation dauteurs romands nest pas notre propos, nous nous réjouirions pourtant beaucoup de voir les feux se croiser en tous sens. Francesco Biamonte
Entretien avec Jörg Steiner Arriver à raconter le monde Jörg Steiner est un des auteurs majeurs de la littérature suisse de langue allemande. Ce narrateur à la fois classique et novateur assure la transition entre Max Frisch les références à Friedrich Dürrenmatt ne sont guère perceptibles dans son uvre et une génération décrivains plus jeunes, dont nous retiendrons les noms de Peter Weber et Ruth Schweikert. Contemporain de Peter Bichsel, dOtto F. Walter, de Hugo Loetscher ou dAdolf Muschg, qui tous ont commencé à écrire au début des années soixante, Jörg Steiner mérite à lui seul un chapitre de lhistoire de la littérature alémanique, puisquil est lauteur dune uvre absolument singulière. Il sagit effectivement dune uvre, car les romans et les nouvelles de Steiner forment un tout. Leur unité ne relève pas dune vision du monde ou de luvre dart totale. Elle réside non pas dans un récit qui aurait commencé avec les premiers textes et se serait poursuivi jusquaux plus récents, mais dans la manière denvisager la narration. Cest pour cela que Steiner parle dévolution en terme de déploiement: la narration trouve son sens dans le fait même de raconter. Steiner ne sintéresse pas au résultat mais à la démarche: il veut rendre le monde racontable. Cet objectif peut sembler paradoxal, mais il a sa logique dès lors que le provisoire fait partie de lunité narrative. De même que la plupart de ses personnages ont une préhistoire (parfois criminelle), ce qui leur arrive dans le texte, pour utiliser une expression steinérienne, demeure aussi à létat de préhistoire. Quelle que soit lintrigue, elle nest jamais au centre de la narration. Les textes de Jörg Steiner traitent dévénements et dincidents vérifiables. Mais lintérêt de leur auteur nest pas celui dun chroniqueur. Pour lui, lhistoire aussi appartient à la préhistoire. Goody, le personnage principal de Wer tanzt schon zu Musik von Schostakowitsch, travaille comme gardien dans le musée de la préhistoire local. La préhistoire relève de lhistoire naturelle. Jörg Steiner a toujours un il dirigé sur le sol et ce quil recouvre: il peut sagir de roche solide mais aussi dun endroit sauvage, domestiqué en apparence seulement, un terrain vague, marécageux, où viennent sinstaller les nomades de Fremdes Land. Lautre il regarde en lair et scrute le ciel. En étant attentif aux conditions météorologiques, Steiner essaie de trouver une explication à linexplicable. Comme dans Lhomme apparaît au quaternaire, de Frisch, lapocalypse qui met un terme à Schostakowitsch est dordre météorologique: une pluie diluvienne anéantit lEurope. Mais nulle part lexplicable et linexplicable (le racontable et lirracontable!) ne se recoupent avec autant de précision que dans la nouvelle Der Kollege: Greif, le chômeur qui arpente la ville pour essayer de retrouver son assise sociale, est victime dun accident mortel. A la fin de lhistoire, son collègue, qui est déjà mort et qui patine dans une crique au bord dun lac gelé, lappelle à lui et lui crie à loreille: Regarde en bas! Tu vois maintenant? et Greif répond: Oui, je vois. Les livres de Jörg Steiner ont aussi une unité spatiale. Il ne sagit pas de manière primaire de leur ancrage dans une ville située au pied du Jura, quon na cessé de souligner. Lespace esquissé par Steiner est universel, il dépasse les lieux quil décrit. Sans jamais sabsenter du terrain concret doù viennent les personnages, il crée un espace poétique, qui englobe la fantaisie, le rêve et lespoir. Lespoir et son image inversée, la peur. Les textes de Steiner ne prétendent pas tout embrasser pour autant. Les espaces les plus denses sont toujours ceux qui souvrent au lecteur sans quil y pénètre, la chambre dont il manque la clef dans Der Schlüssel, par exemple (une nouvelle du recueil intitulé Olduvai). Nous y faisons lexpérience existentielle de la limite et de son ambivalence, avec une intensité toujours contenue. Fuite et découverte séquilibrent. Mais ce qui confère vraiment aux textes de Steiner le caractère dune uvre, cest lautonomie que leur attribue leur auteur: ils ont leur vie propre, indépendamment de toute composante autobiographique. Rien de ce qui le concerne na droit de cité dans ses livres. Luvre nest pas lexpression de lauteur, cest lauteur qui est lexpression de luvre. Pour Steiner, le concept dauteur ne renvoie pas à lautorité dun créateur mais à celle dun témoin. Sa vérité, ce sont les vérités de ses personnages. Elles ne sont donc jamais que des représentations. Comme témoin, lauteur se situe dans le voisinage immédiat de ses personnages (sans jamais être vraiment proche deux). Ils lui ont été confiés, mais ils ne lui appartiennent pas. Parfois il doit se protéger de ceux dont les histoires le touchent de trop près. Cette posture devient de plus en plus stricte au fil de luvre, mais aussi plus ironique. Dans Wer tanzt schon zu Musik von Schostakowitsch, le narrateur dit du frère de Goody: Cest lui qui raconte lhistoire. Lauteur na le droit de se faire entendre que par les mouvements de son corps textuel: sa démarche lente, sa respiration irrégulière. Notons que cest justement par sa manière de rester hors jeu quil est reconnaissable. La transparence du son steinérien naît de la distance ténue, difficilement mesurable, mais toujours perceptible, entre lauteur et ses personnages. Samuel Moser
Entretien Gottfried Eisinger, un des personnages de Wer tanzt schon zu Musik von Schostakowitsch sappelle Goody. On dirait de laméricain. Goody fait dailleurs la connaissance dune Américaine, Roma Saunders, une émigrée. LAmérique est présente une fois de plus dans ce dernier livre, elle na rien perdu de sa magie. Il ne sagit pas de lAmérique réelle. Cest juste un rêve, une idée de lAmérique, la pensée que cela pourrait être différent là-bas. Cest ce quil y a de magique. Goody nest pas un voyageur. Il voyage dans les livres. Navez-vous jamais songé à confronter votre propre image de lAmérique à celle dont rêvent vos personnages? Je men garde soigneusement. Limportant pour moi, cest ce qui arrive à Goody dans lhistoire. Ce nest pas à moi que cela est arrivé. Même si jai pu vivre certaines choses qui apparaissent dans mes livres, cela doit passer totalement inaperçu. LAmérique pourrait tout aussi bien être la Mongolie intérieure. Et lAméricaine nest là que parce quelle mest venue à lesprit, ou à lesprit de Goody, ou à celui du frère qui raconte lhistoire. Il ne faut pas oublier que cest le frère qui raconte cette histoire. Moi je me suis contenté de la consigner. Votre uvre gravite autour dun autre lieu géographique, lAfrique. Dans les années soixante, vous avez tenu une galerie dart africain. Et la nouvelle qui a donné son titre au recueil Olduvai raconte lhistoire dun médecin gravement malade qui part pour un dernier voyage en Afrique. Quelle est la signification de ce continent? Dun côté, il y a lart africain, qui ma demblée impressionné. Dans ma galerie, il y avait des statues dancêtres. Jai été très sensible à la charge religieuse quelles expriment. Et puis il y a eu le voyage en Tanzanie, en 1982. Olduvai est le nom dune gorge, dans ce pays, où il y a un petit musée. Je me suis senti très proche de lhistoire de ce médecin. Même sil ny a rien en elle qui mappartient. Il part en voyage et se trouve face à lhistoire des origines de lhumanité, aux trouvailles faites là-bas. La force de ce pays le touche. Cest ce que je voulais mettre dans ce texte. Mais voilà que je suis aussi tombé sur des souvenirs, le numéro du cirque Knie présentant les peuples du monde, à Bienne, quand jétais enfant. La mémoire est le tissu de la littérature. Comme si javais des racines en Afrique, contrairement à lAmérique. Pour en rester aux débuts, comment est-ce que vous commencez un texte? Jai écrit une fois: Rien ne commence au début et rien ne se termine à la fin. Ce nest pas moi qui commence. Ça commence quelque part. Cette phrase par exemple, dans Schostakowitsch: Tout ce quil raconte, il le raconte à tout le monde, et sil raconte quelque chose dautre à quelquun, il dit ensuite à tout le monde quun jour il a raconté autre chose à quelquun, mais que cest vrai aussi. Jai joué avec les mots et je me suis demandé seulement ensuite qui pouvait bien prononcer cette phrase, et de qui ce quelquun pouvait bien parler. Petit à petit ce texte mest devenu accessible. Au fond, le début relève toujours dun coup de chance. Il y a des phrases qui tiennent et dautres que je jette parce quelles ne mènent nulle part. Mener quelque part signifie que les phrases se développent delles-mêmes, il suffit de les suivre. Et la fin dun livre? Toute fin est un nouveau début. Cest ainsi dans toutes les histoires. Le conte en est lexemple classique. Au début, tout est bien, puis survient le désordre. Il arrive des choses terribles qui se terminent à la satisfaction générale. Et pour être sûr que cette fin heureuse ne débouche pas à nouveau sur quelque chose de terrible, on dit à la fin et sils ne sont pas morts . Cest une manière inoffensive de se convaincre quune histoire pourrait avoir une fin et quelle pourrait en rester là pour toujours. Mais tout le monde sait par expérience quil nen est pas ainsi. LAmérique et lAfrique représentent les horizons de vos livres. Pourtant, depuis Ein Messer für den ehrlichen Finder (1966), vos histoires se passent à Bienne. Dans Der Kollege (1996), le lecteur a droit à une véritable visite de la ville sur les traces de Greif. Quel est le rôle de la localité dans laquelle vous vivez et où vous avez grandi? Ne vient-elle jamais contrecarrer vos plans? Il faut quelle les contrecarre pour prendre une véritable densité. Lhistoire de Greif est une exception. Bienne y joue un rôle topographique grandeur nature, ce nest pas celui que je lui préfère. Il ny a là ni rêve, ni invention. Mais pour Greif, il fallait quil en soit ainsi, il ne peut se raccrocher à rien dautre. Dans mes autres livres, cest différent. Les histoires pourraient se passer nimporte où. Bienne y appartient au monde du souvenir, du rêve, de lidée. Quand vous traversez la ville, ensuite, la ville imaginée vous paraît-elle plus réelle que la ville effective? Certainement. Je passe plus de temps dans la ville que jai inventée, dans la ville que jaime, parce quelle est plus grande quon ne le pense, plus vaste que je ne le crois moi-même. Et si elle est plus vaste, cest grâce à cet état de relatif abandon qui énerve tellement les gens quand ils pensent à Bienne. Jaimerais resserrer encore le cercle. Greif commence sa visite dans le faubourg, au bord du lac, devant votre maison. Dans vos livres, il y a toujours un objectif braqué sur ce qui se trouve devant votre porte. On sait bien quune métaphore nest pas la chose sur laquelle elle repose, mais une chose qui se construit. Et puis, il y a ma mémoire. Jai des souvenirs qui remontent aux années trente. Mon père a construit les bains de Bienne avec des chômeurs. Je photographie ce qui se passe devant ma porte, mais jen fais autre chose. Quelque chose de racontable, jespère. Voir les choses telles quelles sont ne me sert à rien. Les magnifier non plus. Tous les écrivains essaient de rendre les choses racontables, du moins tous les écrivains que jaime. Essayer de mettre le monde en mouvement. Pour arriver à raconter quelque chose, il faut de la chance; du travail aussi, du savoir-faire, de la volonté créatrice, de limagination. Et cette conscience permanente que ce qui nest pas racontable nexiste pas pour moi, soit dit en exagérant. Et ce qui est racontable va plus loin que ce qui est raconté Oui, raconter cest vraiment autre chose quun entrefilet dans un journal. Raconter relève de lécoute. Quand jécris, je mimagine non pas un lecteur, mais un auditeur. Un auditeur qui pourrait être moi-même. Jaime bien entendre des histoires. Ce serait bien si les lecteurs lisaient à haute voix, ou lisaient quelque chose à quelquun. Dans les pays germanophones, on organise des lectures publiques. Jaime bien me lire des histoires, ou en lire à quelquun dautre de temps en temps. Ou de préférence à un auditeur imaginaire. Mais jai de la peine à lire mes textes en public, je naime pas que lon compare mon existence orale à mon existence écrite. Quest-ce qui distingue un auditeur dun lecteur? Sa présence physique. Un auditeur peut en tous temps dire quelque chose, se lever, sen aller. Il peut se mêler de lhistoire. Dailleurs il le fait. Jai souvent limpression que quelquun vient me couper la parole. Un lecteur peut fermer bruyamment le livre, le jeter, mais ce sont des réactions qui ne touchent pas lauteur du livre. Lauditeur, jessaie de le lier à mon histoire, le rapport que jentretiens avec lui na rien à voir avec celui que je fais entre mes livres et leurs acheteurs. Je ne pense jamais au livre terminé. Pouvez-vous définir quel espace verbal vous occupez dans vos textes? Il ny a pas despace verbal, juste une présence. La présence de lauteur au sein de son texte se manifeste à travers une sorte de corps textuel. Ma lenteur pourrait sexprimer dans mes textes par le fait quils sont eux-mêmes lents. Composés pas à pas. Peut-être que jécris comme je marche. Beaucoup dauteurs alémaniques de votre génération, Peter Bichsel ou Otto F. Walter par exemple, ont transformé leur scepticisme devant la narration en un élément narratif. Vous sentez-vous proche deux? Proche seulement par sympathie. Nous nous sommes rencontrés un beau jour, voilà tout. Peter Hamm ma présenté à Otto F. Walter, qui était alors éditeur et auteur lui-même. Ensuite jai fait la connaissance de Peter Bichsel, et je lai amené chez Otto Walter. Nous faisions partie dun réseau qui est entré en contact avec dautres, avec celui de Peter Schifferli des éditions Arche, ou avec Hans Rudolf Hilty, de la revue Hortulus. Et puis il y a aussi eu les éditions Tschudy et des auteurs dont beaucoup sont tombés dans loubli aujourdhui. Nous navions pas limpression de faire quelque chose de tout à fait nouveau. Ensuite on nous a appelé les Neutöner dans le canton de Berne, ceux qui ont inventé un nouveau son, mais nous navions aucune idée de ce que cela pouvait bien signifier. A Berne, il y avait déjà la Kunsthalle, avec Harald Szeemann, et nous en étions encore à lire nos textes à haute voix devant la cheminée. Mais je trouvais cela un peu bizarre, moi aussi je préférais le néon. Comment avez-vous commencé à écrire? En lisant. Jai grandi pendant la guerre et je me réfugiais dans les livres. Le monde ma fait peur, la manière dont on en parlait à la radio et celle dont on parlait de la guerre à la maison. Le livre était le seul moyen de sabstraire de tout cela en quelques fractions de seconde et de me plonger dans un autre univers. Pouvez-vous nous décrire votre évolution littéraire? Quest-ce que lévolution, le passage du stade de têtard à celui de grenouille, par exemple? Je tourne toujours autour du même livre. Je nai pas limpression dévoluer. Pourtant jaime bien le mot. Cela veut dire dérouler. Au marché, à Paris, les fétiches africains fabriqués pour faire du tort à dautres étaient toujours enroulés dans des morceaux de tissu. Il suffisait de dérouler ces tissus pour rendre les fétiches inoffensifs. Cependant je naime pas voir mon travail mis à nu, une fois quil est fait. Ce que jaime, cest la démarche. Mais elle a sa propre vie. On vieillit, on devient un peu plus stupide, cest ça lévolution. Pourtant, vous comprenez de mieux en mieux ce quest la littérature, non? Si cest vrai, cette compréhension ne saméliore pas en écrivant, mais plutôt en lisant dautres auteurs, des livres qui appartiennent à des univers différents. Votre relation avec vos personnages est complexe. Il me semble que vous aimeriez leur donner une identité sans quon puisse les identifier pour autant. Il sagit à la fois de révéler et de dissimuler. Je nai pas le droit de disposer de mes personnages. Cest moi qui les imagine, cest vrai, mais je dois aussi veiller à men défaire. Ma crainte, cest de mapprocher de trop près en les étalant devant celui qui mécoute. Jai peur de commettre une faute en déballant un de mes personnages, de lui faire violence, juste pour arriver à écrire une histoire. Je naimerais pas leur enlever leur pouvoir magique. Vos personnages sont toujours des marginaux. Les frères Eisinger aussi? Quest-ce quun marginal? Nous sommes tous en marge des autres, ça nexplique rien du tout. Nous nous dépêchons tous de courir vers ce que nous croyons être au centre et nous essayons de nous y cramponner comme si le monde ressemblait au tambour dune machine à laver. Ce sont simplement des êtres humains à qui il est arrivé quelque chose, voilà tout. Une histoire par exemple, quils considèrent ensuite comme leur vérité, quand ils ne sont pas assez lucides pour voir que la vérité aussi est une histoire. Ils essaient de se donner une identité. Certains dentre eux y parviennent, mais seulement de manière provisoire. Cest laspect inachevé de mes livres. Rien nest jamais terminé, comme si le monde entier était en marche vers un but que je ne connais pas. Et des gens à qui il narriverait rien? Ce serait horrible. Peut-être existe-t-il des gens comme ça, je ne sais pas, je nen connais pas. Ce serait comme lépitaphe que Faulkner voulait paraît-il voir sur sa tombe: Il est né, il a souffert, il est mort. Daccord, souffrir veut déjà dire quil est arrivé quelque chose. Mais ce serait un raccourci terrifiant. La littérature, cest ce quil y a entre deux. Il y a aussi place pour la joie. Ou pour lhumour. Même chez Faulkner. Ou bien il arrive quelque chose à mes personnages dans le texte même, ou bien il leur est arrivé quelque chose avant. Et puis il y a aussi ceux à qui il va arriver quelque chose, mais en tant quauteur, je nai pas le droit de savoir quoi. Dans Weissenbach und die anderen, les barons sont des personnages dont on peut supposer quil ne leur est rien arrivé. Peut-être sarrangent-ils pour quil ne leur arrive jamais rien. Je pense que cela fait partie de la condition même de baron. Dans "Weissenbach" und die anderen (1994), Weissenbach, qui est écrivain, dit: La vérité est une histoire. Schostakowitsch commence avec une phrase analogue. Cela signifie-t-il que la vérité est dans les histoires ou bien quelle est introuvable? Le narrateur est-il à la recherche de la vérité comme le philosophe? Je suis plus modeste. Peut-être que nous pensons tous deux aux mêmes choses. Mais en tant quauteur nous devons encore les rendre racontables. Les choses ne prennent un sens que si on peut les raconter. La vérité est une histoire, jen suis persuadé. Cest pourquoi je préfère mettre le mot au pluriel. La vérité? Je ne my connais pas assez en philosophie. Je sais seulement combien de souffrances et de morts les détenteurs de la vérité ont infiigées à lhumanité. Comme je lai dit dans Weissenbach, jaime mieux partir du principe que la plupart des vérités ont une durée de vie très brève, dune brièveté effrayante. Je ne cherche pas à trouver une vérité. Je suis simplement sur la trace des errements et des tourments des hommes et des femmes que je mets en scène. Et dailleurs des miens aussi. Nous ne savons pas ce quest la vérité, si tant est quelle existe. Mais nous tournons toujours autour, pour pouvoir décider tous les jours de faire ou de ne pas faire ceci ou cela. Je ne doute pas du fait que la vérité existe en tant que loi. Je doute seulement que nous soyons en mesure de la trouver ou que nous soyons obligés de la mettre à exécution. Jaimerais mieux pas. Mais laissons cela. La nouvelle Der Kollege a frappé par la simplicité et la linéarité de sa composition. On a souligné lextrême dispersion spatiale et temporelle, la superposition de plusieurs points de vue narratifs du chapitre consacré à Lorca, dans Schnee bis in die Niederungen (1973). Das Netz zerreissen fut un livre complexe mais pourtant structuré, une symphonie. Schostakowitsch en revanche est plein de dissonances. La seule parenthèse (le fait que les protagonistes sont frères) se situe à un niveau mythique. Quelle importance accordez-vous aux problèmes de composition quand vous écrivez? Jai bel et bien une idée, mais mon pouvoir est limité. Ce quon écrit, ce ne sont jamais que des pages. On les enfile dans une machine à écrire. Dans le roman Das Netz zerreissen, je me suis demandé quand mon personnage devait réapparaître et si jen avais encore une quelconque utilité seulement après avoir écrit les cent premières pages. Dans dautres livres, les personnages se perdent, comme si cela faisait partie dun plan intérieur. Une sorte de tapis effrangé. Je ny suis pour rien. Pas plus que laraignée nest responsable de ce que sa toile nest pas ronde. Cest le corps textuel que je porte en moi qui est ainsi fait. Traduction : Ursula Gaillard
Repères Jörg Steiner est né en 1930 à Bienne, fils dun ingénieur. Après avoir interrompu un apprentissage de droguiste, il a suivi à Berne le Lehrerseminar, afin de devenir instituteur. Au début des années cinquante, il a été éducateur dans un foyer pour enfants difficiles. Il a ensuite occupé des postes dinstituteur dans les écoles publiques de plusieurs localités, dont Nidau fut la dernière, tout en cessant denseigner pendant de longues périodes. Jörg Steiner vit aujourdhui à Bienne.
Bibliographie Prose narrative Eine Stunde vor Schlaf, St.Gallen, Tschudy, 1958. Livres pour enfants Pele sein Bruder, Köln, Middelhauve, 1972. En collaboration avec lillustrateur Jörg Müller Der Bär, der ein Bär bleiben wollte, Aarau,
Sauerländer, 1976. Poèmes Episoden aus Rabenland, Küsnacht, Eirene, 1956. Théâtre, scénarios et pièces radiophoniques Stau-Werk, in National-Zeitung Basel, 30.4.1971.
(Joué au Basler Theater en 1971.) Jörg Steiner a en outre écrit les scénarios de trois téléfilms: Das Bett, et Die Hausordnung, tous deux réalisés par Kurt Früh pour Fernsehen DRS en 1967; et Peles Bruder, réalisé par Mario Cortesi pour Fernsehen DRS en 1971. Jörg Steiner a reçu de nombreux prix, dont le prix Erich Fried de lEtat autrichien, et très récemment le prix culturel Max Frisch de la Ville de Zurich.
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