Entretien avec Matthias Zschokke par Beatrice von Matt
- Matthias Zschokke, on éprouve
une certaine appréhension lorsqu'il s'agit de vous
poser des questions directes. Chaque phrase que vous écrivez
se défend au fond contre toute tentative de fixer
les choses. Mais je vais essayer quand même. Pourquoi
vivez-vous à Berlin depuis plus de vingt ans maintenant?
Que représente cette ville pour vous? Comment réagissez-vous
aux transformations qu'elle a subies, au Reichstag par exemple
en tant que "siège ressuscité du gouvernement"?
- Berlin, le Reichstag
Je ne
crois pas que ce sont là des choses dont il vaille
la peine de parler. Aujourd'hui, ils sont ainsi, et demain,
ils seront autres. Je préfère les choses qui
restent et se ressemblent, celles que l'on peut comprendre
où que l'on se trouve. Berlin donc, mais là
où elle ressemble aux autres villes. Mon installation
à Berlin est due à des hasards, à l'argent
aussi. Et puis, il faut bien vivre quelque part. À
Berlin, on trouvait des appartements bon marché avant
la chute du Mur. Ce n'est plus le cas aujourd'hui.
- Si vous deviez vivre en Suisse, quelle
ville choisiriez-vous? Vous intéressez-vous à
la Suisse et à ses problèmes actuels?
- En Suisse, il fait bon vivre partout.
Il n'y a pas cette grande disparité entre la ville
et la campagne. On est relié à tout partout,
comme sur Internet, on est en réseau avec tout. Si
j'étais libre de choisir, je m'installerais dans
une région dont je ne comprends pas la langue, au
Tessin ou en Suisse romande. J'en ai vite assez quand il
faut toujours avaler jusqu'à la dernière nuance
toute cette soupe de mots que l'on cuisine jour après
jour autour de moi. Si elle ne me parvient que comme un
vague murmure, ça me suffit amplement.
- Est-ce important pour vous de vous
trouver dans un certain environnement? Comment un auteur
trouve-t-il sa matière première?
- Je suis assez peu fasciné
par une vue touristique sur la vie. Lorsque je lis dans
un roman que des dauphins sautent devant la fenêtre
ou que l'on brûle des veuves, je me dis juste "ouh
là"! Ce n'est que lorsque l'auteur tente de
m'apprendre à quoi ressemble l'odeur de la chair
brûlée ou les museaux de dauphin lorsqu'on
les touche que ça éveille mon attention. L'écriture
horizontale ne me dit rien, il n'y a que l'écriture
verticale qui me parle. Mais pour pouvoir creuser en profondeur,
on doit très bien connaître les choses. Après
vingt ans de vie dans le même appartement, je découvre
par exemple des détails du vieux platane se trouvant
devant ma fenêtre que je n'avais jamais remarqués
jusqu'alors, mais qui, depuis que je les connais, me plaisent
infiniment et me paraissent essentiels. Dans ces moments-là,
je crains parfois de rester un éternel touriste.
La dernière tempête a d'ailleurs abattu la
moitié du platane en question. C'est triste.
- Durant les mois à venir,
vous allez séjourner à Budapest en tant qu'hôte
du "Collegium Budapest". Qu'attendez-vous de ce
séjour?
- J'attends de trouver des impressions
qui soient encore plus les mêmes que celles de Berlin
ou d'ailleurs. C'est ce qui est bien quand on voyage, c'est
qu'on a une vision plus précise de soi-même
et de sa propre ville. Mais qui sait, peut-être vais-je
vivre quelque chose de nouveau et peut-être parlerai-je
enfin dans mes livres d'autre chose que de moi dans le quartier
berlinois du Wedding, peut-être écrirai-je
sur moi rêvant de retrouver le Wedding
Il existe
un proverbe chez les Kikuyus du Kenya (je l'ai saisi au
vol quelque part) qui dit: "Sortir de sa maison, c'est
apprendre."
- Vos personnages observent souvent
leur propre corps. "Les corps réels ne sont
pas beaux en général, ils l'ont seulement
été", dit par exemple Ellen dans votre
roman Bonheur flottant. "Il est devenu gras avec les
années", dit-on du "Chanteur pleureur"
Et même la belle Béa, dans votre premier roman
Max, a soudain l'air un peu plus vieille
Quel regard
portez-vous sur les différents âges de la vie,
sur le fait que nous sommes de passage, sur la dégradation?
Le temps qui passe est-il pour vous un cauchemar?
- Mais, la vie tout entière
est un
Ce que j'écris m'est supportable. Si
ça m'était insupportable, je n'aurais pas
pu l'écrire. Je m'applique naturellement à
trouver supportable le plus grand nombre de choses possible
dans la vie. J'y parviens en consignant par écrit
le plus de choses possibles avec la plus grande exactitude
possible. Plus je parviens à être précis
et complet dans cette tâche, plus je désarme
le cauchemar.
- "Max est un esthète":
c'est ainsi que vous caractérisez votre premier personnage
de roman. Que représente pour vous la beauté?
Est-elle aussi suspecte à vos yeux? Justement parce
qu'elle est éphémère et vulnérable?
- Puisque nous avons parlé
de Berlin: Dieu sait si cette ville est loin d'être
une beauté
Souvent, je trouve ça reposant,
quand quelque chose n'est pas très beau (dans le
sens courant). Mais ce sont des philosophies entières
que vous avez enveloppées dans votre question
Je n'ai pas la moindre idée de ce que c'est que la
beauté. Elle est tout aussi insupportable que son
contraire si l'on y est soumis trop souvent. Oui, c'est
comme pour tout: plus elle est rare, plus elle est émouvante.
- Vous semblez avoir une préférence
pour la splendeur passée, par exemple pour les hôtels
chics d'autrefois
Se pourrait-il que vous y lisiez
le temps qui passe, tout comme sur les paysages de corps
en ruines? Pourquoi avez-vous choisi, 1996, le vieux Grand
Hôtel Giessbach comme décor pour votre film
"Erhöhte Waldbrandgefahr"?
- En ce qui concerne le Giessbach,
je l'ai choisi avant tout pour des raisons pragmatiques.
Premièrement, si j'en avais les moyens, je préférerais
fondamentalement tourner mes films en studio. Les hôtels
offrent quelque chose comme un refuge pour ceux que l'on
a chassé des studios. Dans les vieux Grand Hôtels,
on trouve généralement de grandes pièces,
ce qui est un atout pour le tournage. Et surtout: les vieux
murs, les vieux meubles racontent quelque chose. Lorsque
je montre une chambre dans mon film, si les murs et les
meubles sont neufs, je dois d'abord leur faire subir un
traitement long et coûteux avant qu'ils ne racontent
ce que je veux voir. Les vieux murs, eux, racontent leurs
propres histoires et ne me coûtent rien, je dois seulement
les accepter. En plus, après quinze ans de vie à
Berlin, le Giessbach était tout simplement d'une
somptueuse beauté.
- Vos personnages, dans le roman
"Bonheur flottant" par exemple, aiment à
raconter des histoires bizarres. Comment faites-vous pour
dénicher des histoires pareilles? Prêtez-vous
attention à ce que les gens racontent? Ou ne cherchez-vous
pas tant à raconter des histoires qu'à créer
des personnages qui en racontent? Sont-ce eux qui vous importent
avant tout, ces personnages qui racontent avec toute l'énergie
du désespoir?
- J'aime écouter et regarder
autour de moi. Parfois, je me rends compte, après
coup, que ce que j'ai vu ou entendu constituait une histoire.
Alors, je la mets par écrit. Moi-même, j'invente
assez peu. Je dirais même que je dois lire d'abord
comment il pleut quelque part avant de réaliser que
je me trouve justement sous la pluie et que je suis en train
de me faire mouiller. Si personne ne me raconte ce que je
ressens, en général, je ne l'ai pas ressenti.
S'asseoir une fois quelque part pour de bon, sentir la chaise,
entendre les moineaux, voir les nuages, mais vraiment, vivre
dans le moment, ça c'est un événement,
ça c'est la vie, c'est ce que la plupart d'entre
nous font sans doute le moins bien. Oui, ce sont les personnages
qui m'importent avant tout. Ils ont beaucoup à voir
avec moi. Ils sont mes favoris. Ou pour être plus
précis, ils sont comme je souhaiterais voir mes favoris.
Au fond, ils sont comme je voudrais être moi-même.
- Vous semblez avoir un faible pour
la mélancolie. Chez vos personnages, celui qui ne
cherche pas à se cacher sa propre mélancolie
a droit, au minimum, à votre respect. Cette tendance
à la mélancolie découle-t-elle de votre
philosophie de vie? De votre conscience du fait que tout
s'en va?
- Vous parlez de mélancolie.
Je ne sais pas
C'est vrai que je ne me sens pas très
à l'aise au milieu des gens actifs, entreprenants
et sûrs d'eux-mêmes. Personnellement, je préfère
les bougons. Les gens qui regardent dans le vide, qui ne
savent pas quoi dire, qui geignent et qui soupirent; ceux-là
m'inspirent confiance. Les personnes hautement motivées,
qui sont sans cesse en représentation et qui ont
appris aux cours de management comment dégager quelque
chose de positif me font peur. Je crains toujours de découvrir
le gouffre derrière eux, noir et profond, celui que
nous craignons tous tellement, face auquel l'épouvante,
la vraie, s'empare de nous et dans lequel nous sautons alors
sans réfléchir.
- Vos phrases ont un rythme très
souple comme on le trouve rarement dans les textes en prose.
Est-ce là le fruit d'un long travail? Ou êtes-vous
un genre de danseur de rêve lorsque vous écrivez?
Tout cela vous vient-il spontanément? Comment travaillez-vous?
A un rythme régulier?
- Je me rends à heure fixe
à mon bureau, puis le soir, je rentre chez moi. Lorsqu'il
m'arrive de ne pas y aller un jour, j'ai mauvaise conscience.
Parce que je suis secrètement marqué par des
craintes protestantes du genre: on n'a rien sans rien. Ce
sont des bêtises, évidemment. Avec ma façon
d'écrire, on gagne un salaire de misère; plus
j'investis dans un texte, moins il me rapporte. Pour simplifier
les choses, j'essaie de me convaincre quand même que
c'est avec le travail que j'accomplis à ma table
que je gagne ma vie; alors, le fait de me rendre chaque
jour à mon bureau a un sens. Mais en vérité,
travailler dans le domaine de la littérature reste
un luxe. Je pourrais tout aussi bien travailler à
la mi-journée. Bon, j'aurais naturellement beaucoup
plus de temps libre pour dépenser de l'argent que
je n'ai pas, cela me rendrait certainement doublement malheureux.
- Vous êtes aussi connu en
tant que dramaturge. Où se situe pour vous la différence
entre l'écriture théâtrale et l'écriture
en prose?
- Bah
On essaie de trouver
un ton qui nous soit propre, de donner une forme à
sa propre vision des choses, et ceci de toutes les façons
possibles et imaginables, par le biais du roman, du poème,
du film et du théâtre. En tant que non-académicien,
je ne dispose pas d'une dramaturgie ou d'une poétique.
Je ne m'en suis pas non plus bricolé une à
moi. J'écris ce que je pense être juste. Par
exemple des pièces magnifiques qui n'ont toujours
pas été montées et des films tout aussi
magnifiques qui n'ont toujours pas été tournés.
- Comment jugez-vous le théâtre
contemporain de langue allemande, à Berlin et ailleurs?
Vous avez mis en scène récemment une de vos
pièces à Genève. Comment avez-vous
perçu le public là-bas?
- Au théâtre et au cinéma,
ce qu'on demande en ce moment, ce ne sont pas des pièces
et des films magnifiques, mais du pathos branché.
On comprendra sans peine que dans l'ensemble, je ne pense
pas grand'chose du théâtre et du cinéma
du moment. A Genève, les choses n'en sont pas encore
là; mais je crains que ce ne soit pas forcément
dû à un renoncement conscient à tout
ce toc. Au contraire, on s'y est demandé sérieusement
et à plusieurs reprises si, pour ce qui est du théâtre,
on ne vivait pas sur une autre planète. Comme si
le théâtre et le cinéma étaient
des affaires de mode! Ils sont bien trop dommages pour ça.
- Dans votre recueil "Ein neuer
Nachbar", vous dites pourquoi vous aimez lire Robert
Walser. Vous y écrivez que Walser n'est souvent pas
compris, ni en Allemagne, ni en Suisse, même si les
raisons de cette incompréhension ne sont pas les
mêmes partout. Avez-vous aussi le sentiment, pour
vous-mêmes, qu'avec vos livres, vos pièces,
vos films, vous êtes "un véritable piège,
une source de malentendus"?
- Je ne peux pas me plaindre d'être
mal compris. On ne devient un incompris qu'à partir
d'un certain degré de notoriété. Par
contre, bien des choses de moi n'ont même pas encore
réussi à se frayer un chemin jusqu'au public.
Mon roman Der dicke Dichter
par exemple avait déjà disparu du marché
bien avant qu'on ne l'ait véritablement remarqué.
Ou ma pièce, Die Exzentrischen:
un jour, elle aura été l'une des pièces
essentielles de notre époque, sans qu'elle soit parvenue,
en son temps, ne serait-ce qu'à se hisser sur une
scène. C'est agaçant, évidemment, mais
je m'en réjouis secrètement. L'agitation de
la vie culturelle ne peut pas vraiment promouvoir les uvres.
Ça leur fait plus de bien de prendre racine et de
pouvoir se fixer en paix.
- Voudriez-vous ajouter quelque chose?
Ai-je raté quelque chose que j'aurais dû vous
demander?
- Oui, j'aurais encore un post-scriptum,
au sujet de Berlin. Quelque chose que j'oublie toujours
de mentionner. Une des raisons pour lesquelles je vis à
Berlin, c'est que je dispose ici d'une chambre à
coucher pratiquement exempte de moustiques. De temps à
autre seulement, quand les nuits d'été se
font particulièrement lourdes, il arrive qu'un élément
isolé s'égare dans ma chambre, un élément
que la plupart du temps, je repère et j'écrase
déjà le lendemain matin, après quoi
je peux vivre à nouveau en paix. C'est merveilleux.
Sur d'autres plans aussi d'ailleurs, cette ville continue
à être incroyablement vide par rapport à
d'autres. Une ville morte carrément. On a souvent
l'impression de déambuler dans des ruines, comme
en Amérique du Sud peut-être, dans ces villes
inca abandonnées. Ça me plaît. Les choses
n'ont guère changé au cours des vingt dernières
années. Certes, il y a aujourd'hui de petits tourbillons
ici ou là, des centres, de la vie, comme on dit.
Mais globalement, il y règne toujours une ambiance
mort vivante; comme si l'on avait assommé la ville
peu de temps auparavant et qu'elle commençait seulement
à reprendre ses esprits. Elle dégage quelque
chose de légèrement sonné, c'est un
peu comme si elle avait la gueule de bois
Beatrice von Matt
Extrait de Feuxcroisés N°5
Page créée le: 02.04.03
Dernière mise à jour le 02.04.03
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