Monique Laederach
Monique Laederach, Poésie complète,
Editions L'Age d'Homme, 2003
Poésie complète
Réunir sous une
seule jaquette tous les poèmes d'une vie ressemble beaucoup à
la constitution d'un album de photos, tant il est vrai que dans les mots,
autour des mots, avec davantage de densité dans la poésie
que dans n'importe quelle autre forme d'art, se dissimulent à la
fois les images intérieures et les images de l'entour, "javais
trente ans, quarante, et ma fenêtre donnait sur une plaine".
Puis, il y a encore les
personnes de votre vie, les personnes réelles, et ces figures mythiques,
mythologiques, leur endroit et leur envers: fuite d'Eros, lamentations
de Psyché; excellence d'Orphée, mais le chant d'Eurydice.
Les destinataires des sentiments, les destinataires des livres.
Toute image (toute photo)
étant également constitutive de cet autoportrait que l'on
scrute avidement pour (re)connaître enfin qui l'on est, s'il se
peut, et quelle est avec un peu de chance la hauteur du chant.
Monique Laederach, Poésie complète,
Editions L'Age d'Homme, 2003.
Monique Laederach
POESIE COMPLETE
Monique Laederach appartient à cette
espèce rare de poètes qui - après avoir attendu,
pour différents motifs, la publication de leur premier livre jusqu'à
l'âge de trente ans - s'adonnent à l'écriture avec
la cohérence d'un voix qui semble connaître dès le
début son ton exact et presque définitif.
Cela ne signifie pas qu'une évolution ne se dessine pas, dans le
parcours de cette écriture, mais plutôt qu'une empreinte
originelle, un besoin premier, est à l'origine d'une poétique
de la nécessité et du devoir éthique. C'est pour
cela aussi que cette uvre se présente à nos yeux,
après trente ans de poésie et huit recueils parus à
un rythme inégal (surtout depuis le début d'une écriture
narrative en 1978), comme un vaste fleuve - avec ses entrelacs et son
eau tantôt trouble, ou plus claire - ne cédant jamais à
l'appel du fragment et du "poème court".
Le rythme qui lie non seulement les différents recueil mais aussi,
livres après livres, l'uvre poétique entière
de Monique Laederach est l'image exacte de ce que cette poésie
veut être: un chant, une voix, la déclaration continuelle
d'une nécessité de parler, de dire, de contrecarrer le pouvoir
masculin, l'écriture des hommes qui a façonné la
civilisation occidentale. C'est la lecture d'un parcours cohérent
et presque acharné que cette Poésie
complète nous offre.
Jamais cette recherche d'une voix nouvelle, de cette identité perdue
(enfouie, ensevelie par la domination du logos
masculin) ne pourrait être si forte, si intense, sans face à
face. Ce face à face avec l'autre, qui est la source même
d'une sorte de rage poétique, d'une douleur qui rend souvent brûlants
les vers de Laederach.
En 1970 paraît L'étain
la source qui s'ouvre sur le paysage
symbolique de la nuit, dans l'effroi du chemin à frayer: "Trop
d'ombres à qui nous refusons le sel".
La poésie, en soi, est le mouvement de recherche ("en
marche / vers les cavernes où s'étaient dénoués
/ les fils de sa naissance "),
d'interrogation, dans une quête d'authenticité qui a la psychanalyse
(quoique jamais nommée) comme levier: " Ah!
s'il suffisait, pour épuiser la nuit /de remonter l'autre versant
du songe". Si le dialogue est
toujours présent, c'est au niveau de l'identité personnelle
que s'opère la plongée vers une identité "entière
mais non réduite mais non séduite"
(c'est un vers d'un des derniers recueils, Si
vivre est tel, paru en 1998). Dès
lors la solitude sera la condition du poète (T1).
Dans ce premier livre déjà, le thème de l'enfance
apparaît, qui scelle la différence, la cassure, la blessure
(T2).
Et la reconnaissance de la blessure de l'autre ouvre un espace de rencontre,
une possibilité : " Je
n'ai pas peur de ta blessure / le jour où ta tête / touche
aux racines du ciel ".
Dès son deuxième recueil,
Pénélope (1971), Monique
Laederach utilise poétiquement les mythes. Pénélope,
la femme qui attend toujours, s'identifiant à cette attente et
à l'homme qui la cause, est "racontée" avec un
mélange de prose poétique et de vers libres. La confrontation
avec l'histoire (l'histoire des femmes, à travers les siècles,
à tel point récurrente qu'elle finit cimentée dans
l'empreinte du mythe) oblige l'écriture à se partager entre
définition du monde et définition du soi. Le livre s'ouvre,
en tout cas, en continuité avec le précédent (T3).
La femme est à nouveau seule, c'est Pénélope abandonnée:
elle reprend la marche, devenue sa propre terre, son propre destin, parce
qu'"attendre est / comme une île
et tout autour la nuit". Elle
cherche à nommer cette douleur que l'auteur puise au fond de soi-même,
comme le révèle cette page de Journal
intime 1
qui accompagne l'écriture du recueil: " Il
faut vraiment être acculé tout au fond le plus bas de soi-même
pour que le désir de remonter prenne forme. Ainsi, l'impuissance
du langage. La force de Pénélope est de croire et d'attendre.
Son désir, malgré certains éclats, certaines ruptures
inévitables, est orienté, constant, plus que possible: nécessaire.
Mon attente est brisée. Elle est impossible - et cependant nécessaire.
- De cette tension-là sont nés les premiers poèmes
de cette Pénélope "
(27 avril 1968). Ce deuxième recueil lui non plus ne cache l'envergure
du défi, et ne renonce pas à creuser à même
la défaite et à essayer, douloureusement, le dialogue (T4).
Le recueil suivant marque une pause dans ce parcours de nomination, de
distinction entre soi et l'autre, entre masculin et féminin.
La Balade des faméliques baladins de
la Grande Tanière (1972) - une
dédicace en vers nous prévient - est un hommage aux "visages
venus sur de longues fumées odorantes, / amicaux et sournois, tirés
par l'insomnie; cachant / sous leurs paupières à demi fermées
/ d'innombrables coulisses incendiées et solitaires".
Portrait empreint d'amour d'un groupe de marginaux, ce beau livre aux
allures de ballade s'ouvre à la richesse de l'aventure humaine;
et son auteur trouve une tonalité plus chaude, plus chorale, qui
ne manquera pas de se réfleter sur les livres suivants. La citation
des vers d'Octavio Paz est la marque de cette recherche de " rassemblement
" à travers l'écriture poétique (T5).
Le parcours peut alors reprendre avec une tonalité plus politique:
l'identité à reconquérir, épelant les couches
de falsification intérieure et sociale, se fait à travers
la nomination. J'habiterai mon nom
(1978) est, en ce sens, un titre parlant. Dans ce livre, en outre, la
dimension graphique devient plus importante:
TOI DÉJÀ TOI PAS ENCORE ET
POURTANT
comme le germe d'une voix      qu'une
autre voix
soudain
réclame.
Mais là encore, il s'agit d'un double mouvement:
la nouvelle présence à soi ne peut se faire qu'à
travers les âges revisités, biographiquement autant qu'historiquement
(T6).
Le recueil suivant (Jusqu'à
ce que l'été devienne une chambre...,
1978) réoriente cette poésie, qui risquerait de ce concentrer
sur les profondeurs de l'âme, vers l'altérité amoureuse.
Il s'agit d'un chant d'amour qui ne nie pas la difficulté de la
rencontre, mais la laisse agir à travers le corps et sa présence.
L'interrogation se fait, alors, avec une douceur nouvelle (T7).
Il ne faut pas oublier que - considérant la simple statistique
- le mot "corps" est l'un des plus présents dans la poésie
de Monique Laederach (100 occurrences), après "eau" (qui
apparaît 193 fois) et "air" (112), bien plus présent
que "femme(s)" (70) et "homme(s)" (41).
La nouvelle rencontre avec l'altérité masculine n'est pas
exempte de colères et d'impasses mais se solde, cette fois, par
une réelle possibilité de dialogue, où la différence
ne s'abolit qu'au seuil de la cruauté nécessaire à
l'étreinte, qui libère le chant d'une façon presque
brutale (T8).
La partition
(1982) est un livre de rage et de partage de cette rage. Dans une forme
inédite, qui pousse un peu plus loin le travail graphique amorcé
avec Jusqu'à ce que l'été
: les textes sont accompagnés de collages, qui, selon l'auteure
"n'ont aucune intention esthétique.
(
) Ils ont servi, en cours d'écriture, à vérifier
certaines images véhiculées par les médias, et (
)
certains poèmes leur sont encore plus ou moins organiquement liés".
Ces images ajoutent une plus-value politique à un texte plus féroce
que d'habitude. La simple évocation de quelques-unes des légendes
de ces photos, tirées de coupures de presse, suffirait: "Une
jeune femme de 31 ans au bord du suicide: sa poitrine est un véritable
handicap
. Son nez de profil ajoute encore à sa disgrâce.
2 interventions simultanées: une nouvelle femme est née,
souriante à la vie". Encore
un fois, à ces miroirs tendus tour à tour par un être
aimé, par la société ou par l'histoire ("N'être
jamais que / ce fragment d'éclat rencontré d'il à
oeil / de vitrine en vitrine"),
répond le chant, emporté, enflammé par l'accumulation
de la négation (T9).
Ce recueil paraît en 1982, après quatre ans de silence poétique
et juste avant la publication de La
femme séparée, le premier
roman de Monique Laederach (qui en 1978 a déjà édité
le récit Stéphanie):
les thèmes creusés et criés dans cette poésie
semblent désormais trouver dans l'histoire de ces personnages féminins
leurs nouvelle patrie. Il faudra attendre 16 ans, jusqu'en 1998, pour
que Monique Laederach publie à nouveau un recueil poétique.
Cette longue attente semble pourtant offrir au poète une distillation
sécrète qui la conduit à un verbe totalement libéré.
Si vivre est tel
(1998) jaillit comme de la lave des profondeurs plus brûlantes et
est, à notre avis, un vrai chef-d'uvre. Bâti en deux
grands chapitres, on y retrouve les thèmes de jadis, avec une puissance
qui pour la première fois fait clairement entrevoir une attitude
presque mystique. Comme si, à force de creuser, la voix avait touché
à un degré d'universalité tel, qu'elle peut désormais
"se laisser jaillir". La première partie est tournée
vers l'intérieur, où l'enfant qui à subi dès
le début le sceau et la déchirure d'être femme revendique
son horreur face à la ségrégation féminine
(T10).
La deuxième partie, par contre, s'ouvre à la communauté
des femmes, où le devoir d'un "nous" de résistance
fait chavirer le poème vers une dimension plus épique (T11).
Et le chant commun - bien que levé par celle qui a osé parcourir
le chemin de la parole - devient force communautaire, parole nouvelle
(T12).
"Il semble / que je reviens à
ma langue à tâtons comme à / une langue étrangère":
de là reprend ensuite le chemin, dans le dernier recueil (Ce
chant mon amour, 2001). Où l'on
retrouve la mythologie - les figures d'Eurydice et de Psyché -
parce que encore, chaque jour, dans l'histoire, il faut renouveler ce
cris, cette voix, cette quête avec ténacité. Comme
si l'on n'avait qu'une chose à dire, et que cette chose se résumait,
en fait, à la possibilité de dire. Dans une poésie
totalement immanente et totalement humaine. La trace profonde et riche
de cette voix est, pour Monique Laederach, inscrite au plus profond de
l'acte poétique.
1 Nous remercions Mme Laederach de nous avoir permis
l'utilisation de ce passage de son Journal intime, inédit.
2. Si vivre est tel va bientôt paraître à Milan, chez
l'éditeur Marcos y Marcos (Voci sparse d'ombra, traduction italienne
de Pierre Lepori)
T1
Pose là ton visage
où tendrement s'ouvrent les lèvres de la nuit,
et bois quand je suis source, prends-moi
quand je suis d'ombre,
étreins-moi terre ou feuillage ou rocher -
mais laisse ton désir fermé sur ma paupière,
afin que ton regard, jamais, ne lise dans le mien
ce que je sais,
T2
Et c'est ainsi que nous avons fermé
la maison de nos peurs:
la fenêtre barrée, le verrou sur la porte
et les vitres d'acier
(sur le toit le corbeau distendu dans ses loques,
triste signe ô le vent pour l'oblique vautour!)
T3
A quel amour ai-je rêvé qu'il donne
et qu'il retire
tout à la fois sa résine à mon arbre?
J'étais, je me souviens.
Il paraissait aisé de planter ses racines et d'aborder le ciel
face à face comme un père.
J'avais porté des fruits. Je les ai vus mûrir, tomber.
J'ai vu les mains de ceux qui se baissaient
pour les prendre. Et j'aimais le soleil.
T4
Qui est-ce, aimant, qui parvient à trancher
d'une seule fois
tous ses liens avec l'ombre, à plonger nue sa main
dans la nuit, puis émerger d'elle
avec un verbe unique pour sa soif?
T5
Y el caido bajo el hacha
de su propio delirio se levanta.
Malherido, de su frente hendida brota un ultimo pajaro.
Et celui qui tomba sous la hache de son propre délire, il se lève
encore.
De son front blessé sourd un ultime oiseau.
T6
Que l'enfance ne reste pas dans ma poitrine
comme un sac de grains morts pas
comme un cep que mes ancêtres
auraient taillé trop haut
et dont le jus viendrait maintenant
grêlé par l'avarice,
mère de vinaigre emballonnée
dans un sang bien trop fluide
pour jamais être pouvoir être
un oracle de soif!
T7
Suis-je cette femme avec laquelle tu passes
tes nuits? Suis-je celle
que tu vois le matin se lever et se planter
au bord du jour?
Est-ce que tu dis que mon rire a deux faces
Que j'ai la robe bordée de noir et l'autre rouge?
T8
Je sais où est mon corps Où sont mes
mains
et je sais quelle fidélité
dans la terre et sur la terre et
dans l'eau avec l'eau Avec
toi
toi
que je partage d'ombre et tu partages d'ombre
et partages au-delà.
Ainsi j'écoute Je peux
J'écoute avec les mains
ce chemin de milieu
Le torse le bras les hanches l'épaule
cette réponse
inlassablement ta peau
granuleuse tiède douce et encore
J'écoute dedans Tu existes dedans
ce chemin de musique où peu à peu
se forme
le chant.
T9
Ce n'est que peu à peu
la couleur de la lie
et ce poison de colère.
Peu à peu.
La langue embarrassée de faute
et d'attente
et cette pierre que fut Parole
excuse-tout-croit-tout-espère-tout:
il a fallu que
longuement s'accumule la pauvreté
pour qu'autour d'elle une amertume
s'irrite
puis s'enflamme.
Et même alors:
les peurs insinuées
d'insuffisance.
T10
Avant même que je vienne au monde,
dit-elle,
tout était préparé. Le moule ses
rondeurs et ses aspérités.
Le nom. La qualité.
Avant même que ma peau soit étendue sur tous mes membres,
Ils avaient décidé quelles choses étaient à
droite,
lesquelles à gauche décidément,
et que les petites filles sont dociles,
qu'elles n'ont aucune méchanceté.
T11
Tant pis debout maintenant. Ordre de pauvreté
la peur lovée comme un couteau entre
la langue et le palais, les yeux ouverts.
Les yeux ouverts. Les yeux ouverts.
T12
Et moi, j'écoute :
leurs voix cet éclatement du silence
et tout ce qu'elles tissent sans un mot
le long du corps. Blasons qui ne sont pas
de l'il ni même de la main,
mais forme dans la paume
d'une forme à venir et qui fut l'origine -
et le sera toujours.
Pierre Lepori
© Le Culturactif Suisse
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