Manuscrits en quête d'éditeur
Manuscrits en quête d'éditeur « Pour les 15 ans, nous sortons un ouvrage collectif : Manuscrits en quête d'éditeur. Douze auteurs ont prêté leur plume : Charaf Abdessemed, Fernand Auberjonois, Marie Christian, Marie Gaulis, Daniel Glinz, Vahé Godel, Raphaël Kalmy, Ernest Mignatte, Thérèse Moreau, Pascal Nordmann, Esther Orner, Liliane Roskopf. Les douze textes réunis, qui se lisent comme un roman d'aventure en douze nouvelles, ne sont pas un « guide pratique pour aspirants écrivains », mais laissent entrevoir, d'une manière toujours très personnelle et singulière, parfois même chaotique, les aléas, pas toujours glorieux, du métier d'écrire et de ses nombreux mirages. » Michèle Stroun, fondatrice et directrice des Editions Métropolis, invitée du mois de mai 2003 du Culturactif Suisse Manuscrits en quête d'éditeur, Editions Metropolis, 2003
Une fenêtre dans la tour d'ivoire Certains choix naissent de résolutions
aventureuses qui s'appuient sur une évaluation très optimiste
de nos capacités: il y a presque dix ans, au cours des premières
vacances succédant aux examens de maturité, je pris la
décision de me consacrer à la littérature; c'est-à-dire
de m'employer de manière exclusive à l'écriture
des livres que je m'étais empêché d'écrire
jusque-là, à la lecture de ceux qui, par leur exemple,
me seraient profitables, enfin à la mise en pratique d'un art
de vivre qui rendrait un tel programme réalisable. Je pris bien
garde de ne confier mon projet à personne et m'inscrivis à
l'université, sans enthousiasme ni intention de m'y appliquer
beaucoup, dans le seul but de faire fructifier le regain de confiance
qu'après une méchante adolescence les examens réussis
avaient suscité dans ma famille. Opéré à
un moment où rien ne semble irrévocable, le choix de la
littérature se maintiendrait envers et contre tout (il se maintient
encore, tissé d'inévitables compromis); ne faisant suite
à aucune brusque révélation, mais étant
la conséquence naturelle du chemin que j'avais parcouru depuis
l'enfance. J'ai eu la chance de grandir dans
un appartement que les livres submergeaient, et où chaque table,
chaque canapé, tandis que les bibliothèques croulaient
comme un mille-feuille compressé sous la fourchette d'un gourmand,
- où chaque meuble de quelque importance ne manquait pas d'en
avoir une pile le recouvrant. Au fil du temps, je conçus une
espèce de fascination à l'égard de ce qui se confondait
pour moi avec les autres meubles de la maison, mais dont je ne parvenais
point à saisir la fonction exacte; toutefois, plutôt que
de m'acharner à comprendre ce que l'âge me dérobait
(j'avais huit ou neuf ans), je me mis à écrire moi-même,
à remplir des cahiers que je rangeais à peine terminés
dans ces grandes bibliothèques! Un mouvement spontané
me fit donc écrire avant de lire. Quand je lus enfin, c'était
plus par curiosité qu'autre chose. Il n'est pas indifférent
de noter que l'école ne jouait aucun rôle dans le développement
de ma passion; en revanche, elle joua un rôle déterminant
dans les distances que je pris avec celle-ci durant toute l'adolescence,
à savoir les années de collège: la lecture et l'écriture,
deux gestes maintenant indissociables pour moi, je les ressentais dans
le cadre scolaire comme une charge, une corvée lourde, voire
humiliante; la confusion qui était faite entre la littérature
et son histoire finissait par décourager et ne pouvait que donner
aux élèves la désagréable impression d'être
d'emblée exclus des livres qu'ils étudiaient - quant aux
prétendus contemporains, ils avaient plus l'air morts que vifs!
Cette bouillie indigeste me rebutant, je demandai aussitôt l'asile
à une forme d'art plus accueillante, la musique rock. En août 1993, je résolus
de commencer un roman que je voulais avoir fini pour l'automne. Il me
semblait qu'en travaillant huit heures par jour, comme un employé
de bureau, l'affaire serait dans le sac; l'occasion ne m'avait pas encore
été donnée d'apprendre qu'en la matière,
le travail apparent (je veux dire celui qui produit un résultat
apparent) se trouve nécessairement précédé
et ralenti par un travail d'introspection beaucoup moins prévisible.
Toujours est-il que j'écrivis ce roman en quelques mois, accoudé
sur la table d'un café de Plainpalais, et qu'outre le mépris,
sinon la haine, du mastroquet fâché que la meilleure table
de son établissement fût constamment bloquée par
le consommateur d'un seul express (néanmoins, l'on finit par
se résigner à ma présence avec fatalisme), cette
première expérience d'écriture intensive ne me
valut guère qu'une injonction troublante, reçue d'un prestigieux
écrivain français à la porte de qui j'avais frappé:
«Ne_montrez_plus_jamais_cela_à_personne!» Je n'avais pas renoncé au
livre qui portait la responsabilité de ma faillite: sitôt
terminé, je le rangeai dans un tiroir et ne m'en souciai plus.
Du tiroir d'à côté je sortis le manuscrit de Mille
garçons, que je courus photocopier dans la papeterie la plus
proche. À un seul exemplaire et en vue de l'apporter moi-même
au bureau des éditions Metropolis, établies à Genève;
j'avais remarqué qu'elles publiaient des textes courts pas forcément
soumis aux impératifs de genre. Raphaël Kalmy
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