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Anne-Lise Thurler - Selajdin Doli
Anne-Lise Thurler - Selajdin Doli, Aube noire sur la plaine des merles, Editions "Clé de Sel", 2003

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Retrouvez également Anne-Lise Thurler dans nos pages consacrées aux auteurs de Suisse.

  Anne-Lise Thurler - Selajdin Doli / Aube noire sur la plaine des merles
 

ISBN 2-940343-04-7

Ce récit à deux voix, où l'une raconte et l'autre écrit en prenant la liberté de laisser courir son imagination, retrace un destin hors du commun. Plus que le courage d'un seul homme et sa résistance farouche à l'oppression, c'est tout un peuple qui est appelé à l'héroïsme. Des années communistes à la guerre, la répression brutale des Albanais de la Kosovë est vue de l'intérieur. Ce témoignage bouleversant et unique entraîne le lecteur des rives arides de la rivière Drini aux tracés abrupts des routes de l'exil, en passant par la solitude étouffante de la prison et la naissance tragique d'un premier enfant. Le choix de l'exil, vital, ne sera-t-il pas cependant la blessure la plus profonde ?

Au-delà d'une simple biographie, ce récit porté par une écriture poétique, avec ses voix multiples et parfois imaginaires, avec ses images fortes et son souffle onirique, se lit comme un roman.


Anne-Lise Thurler, née à Fribourg, vit au Mont-sur-Lausanne. Elle a publié Scènes de la mort ordinaire, Le crocodile ne dévore pas le pangolin, L'enfance en miettes, et Lou du fleuve aux Editions Zoé, Genève. Ainsi que, pour la jeunesse, L'enfant et le pangolin au pays des crocodiles, Phantasia, et Marie-Mo et le pangolin à l'anniversaire du roi Finard aux Editions L.E.P., Le Mont-sur-Lausanne.

Selajdin Doli, né à Gjakovë en Kosovë, réfugié politique en Suisse, vit à Lausanne où il travaille pour l'Organisation suisse d'aide aux réfugiés.

Anne-Lise Thurler - Selajdin Doli, Aube noire sur la plaine des merles, Editions "Clé de Sel", 2003

Ce livre lance une nouvelle maison d'édition, Clé de Sel. Pour une brève présentation de cet éditeur, cliquez ici

 

  Trois questions à Anne-Lise Thurler, par José-Flore Tappy


Trois questions à Anne-Lise Thurler, par José-Flore Tappy

Comment avez-vous travaillé l'un et l'autre, ensemble et séparément, pour construire ce récit à deux voix?

J'ai commencé par recueillir le récit de Selajdin Doli en l'enregistrant, au rythme d'une fois par mois environ, pendant un an. Dans l'intervalle, je retranscrivais, sans rien y changer, ce qu'il m'avait dit, tout en notant les questions qui me venaient à l'esprit. Nous commencions la rencontre suivante par ces questions. Ensuite, j'ai effectué un voyage en Kosovë, parce qu'il me manquait des images, des paysages, des visages et des voix. À ce stade, je ne savais pas encore si je pourrais écrire cette histoire. Pendant le voyage, j'ai pu rencontrer la famille et les amis de Selajdin, ceux qui l'avaient connu enfant, et plus tard, comme résistant. J'ai visité et photographié sa maison, le tece où son père derviche officiait, le pont de la rivière Drini, les abords des prisons où il avait passé deux ans, etc. J'ai pu interviewer sa mère, ce qui reste un souvenir bouleversant. De retour, je me suis mise au travail immédiatement et tout s'est mis en place très rapidement. En me basant sur la retranscription des entretiens, en y ajoutant très librement mes images et même des personnages, j'ai trouvé un ton, un rythme qui m'étaient propres. Mais chaque chapitre soulevait une foule de questions nouvelles, de précisions que je soumettais à Selajdin. Dès qu'un chapitre était terminé, je le lui donnais à lire et il intervenait avec des idées nouvelles, des détails que j'ignorais encore, ce qui me poussait à retravailler le texte. Au bout de cinq mois, le manuscrit était terminé, mais nous l'avons modifié jusqu'à sa parution.

Penses-tu qu'un regard distancié (je pense ici à celui de l'auteur qui prête sa voix au témoignage d'autrui) peut apporter un surcroît de vérité aux faits réels, ou apporte-t-il davantage une dimension esthétique ou romanesque à ces événements, quitte à les travestir, afin de capter l'attention de lecteurs souvent distraits et peu réceptifs?

Et quelle est la part, - et le rôle -, de l'imagination dans un récit-témoignage comme celui-ci ?

Ces deux questions pour moi se rejoignent, car je pense que c'est dans la distance du regard que l'imagination a trouvé sa place. Apporter un surcroît de vérité, peut-être, même si la plus grande partie de ce que j'ai pu dire de la Kosovë a été passée par le filtre du regard de Selajdin. J'avais suivi les événements et la position très claire de la communauté internationale au moment de la guerre et j'ai fait des lectures, de brefs ouvrages socio-politiques et surtout la plupart des romans d'Ismaïl Kadaré, qui m'ont fortement impressionnée. Je prendrai deux exemples : le personnage de la vieille Loke, entièrement imaginaire, inspiré par les Grandes Vieilles de Kadaré et les deux chroniqueurs, instituteur et commandant de la police, imaginaires eux aussi. Loke apporte à mon avis une dimension esthétique au texte. Elle est le lien entre le tout début de l'histoire et la fin de la guerre en Kosovë. Elle est présente à chaque moment important, elle est celle qui sait et qui voit. Quand j'ai soumis le personnage de Loke à Selajdin, il l'a tout de suite trouvée plausible, des vieilles comme ça, il en avait connues beaucoup, m'a-t-il dit. Les deux autres, les chroniqueurs, apportent plutôt un surcroît de vérité aux événements. Ils sont le regard extérieur qui se porte sur l'histoire de Selajdin et les événements en Kosovë, à l'intérieur même de l'histoire. Mais tout ce qu'ils disent est bien réel, basé sur des faits rapportés par Selajdin ou d'autres kosovars. Je ne crois pas que d'avoir ajouté une dimension esthétique au témoignage ait pu travestir les événements.

Pour capter l'attention des lecteurs, j'ai choisi non seulement de varier les narrateurs, mais aussi de travailler sur deux niveaux narratifs : le récit au passé, à la première personne, est entrecoupé de passages qui sont les moments forts de l'histoire et qui sont écrits, eux, au présent, à la troisième personne et indiqués par des italiques.

En conclusion, je dirais que mon regard a été à la fois distancié et proche, car le sentiment d'empathie qui m'avait saisie à l'écoute du récit de Selajdin ne m'a jamais quittée au moment d'écrire. Il nous est même arrivé, à l'évocation de l'un ou l'autre passage, de nous demander très sérieusement lequel d'entre nous en avait eu l'idée !

 

  Deux Extrait de Aube noire sur la plaine des merles


Extrait n°1

" L'ennemi avait pénétré nos terres avec une lenteur obstinée. Le parlement avait été supprimé, tout comme nos maigres droits. Puis nos adversaires prirent le contrôle de nos vies. Économie, police, culture, programmes scolaires et sportifs, tout nous fut définitivement refusé. Leurs chars arpentaient nos rues avec une arrogance de parvenus. Un soir, la vieille Loke fit irruption chez nous en pleurant. Il lui manquait une touffe de cheveux sur le côté de la tête et sa jupe était lacérée.

Depuis qu'elle a appris la nouvelle, la vieille ne se maîtrise plus. Elle parcourt les rues poussiéreuses en criant, beuglant le nom de son homme comme une litanie sauvage. Elle hurle sa douleur, la vieille. Elle s'arrache les cheveux, elle déchire ses vêtements. Sur son passage, on sort des maisons, on se précipite vers elle qui ne s'arrête pas. Elle laisse derrière elle les fenêtres ouvertes en point d'interrogation, les cours béantes et les jardins songeurs. Elle ne voit personne, n'entend pas les cris de ceux qui n'osent pas la suivre. Son homme est mort.
Ils l'ont convoqué, le vieux, au premier étage du commissariat. Il a gravi péniblement les marches, s'arrêtant pour reprendre son souffle. Arrivé en haut, il a redressé son plis, s'est lissé les moustaches. Ils l'ont fait attendre longtemps, debout dans la pièce surchauffée. Puis l'interrogatoire a commencé. Il avait des comptes à rendre. Son fils avait été vu avec des gens suspects. Mais le vieux ne savait rien de rien. À quatre-vingt-huit ans, on n'a plus une mémoire infaillible. Et puis, de toute façon, il n'avait rien à leur dire. Alors ils l'ont poussé dans l'escalier. Il a roulé sans bruit. Au pied des marches, ils l'ont roué de coups. Mais il était déjà mort, paraît-il.

L'histoire de la vieille Loke n'avait rien d'exceptionnel. Mais son irruption dans notre cour nous fit l'effet d'un cataclysme. Comme si, avec l'amie de ma mère, le malheur s'était installé chez nous. Quand je partis, le lendemain, pour le Ministère de la Défense populaire où j'étais censé préparer la défense des civils, je sentis que le vieux était à côté de moi, peinant à me suivre. Je le pris sur mes épaules. C'est pour ça que je marchais un peu voûté, mais tous l'ignoraient.
La veille, un char avait ouvert le feu sur des manifestants. Le sang des nôtres avait détrempé les bas-côtés de la route, à l'entrée de la ville. Sous l'effet de la chaleur, il avait séché vite, coagulant les herbes, les figeant dans une ultime protestation. Leur plainte s'était durcie en horreur muette et noire. Partout sur nos terres, des barrages étaient dressés, qui cadenassaient nos chemins et notre avenir. La traque aux Albanais avait commencé. "

(pp. 55-58)

***

Extrait n°2

" Mon père ne vint me trouver qu'une fois. Il était gravement malade, épuisé par sa vie de labeur davantage que par l'âge. Il n'avait que soixante-dix ans, mais il pouvait à peine marcher. Il avait demandé que nous ne soyons pas séparés par un grillage. En le voyant, le responsable des gardiens proposa même de le faire entrer dans son bureau, car il n'y avait pas de chaises au parloir, ni dans la petite pièce destinée aux visites spéciales. Mon père sut-il jamais que ce gardien, en prêtant son bureau, avait pris des risques considérables ?

Hysen attend Selë, assis sur la chaise du chef des gardiens. Ses mains tremblent d'émotion contre ses cuisses. Comme il n'a plus toute sa tête, il croit qu'il attend depuis une heure. Il se sent perdu. Quand Selë entre dans la pièce, accompagné de deux gardiens, il se lève en se retenant à la table. Hysen reconnaît son fils sous la barbe de cinq jours et les cheveux hirsutes. Il reconnaît cette pâleur qu'il avait enfant, quand il était malade. Il le prend dans ses bras, il serre contre lui son corps amaigri. Hysen est un peu plus petit que Selë. Il pleure. Les gardiens détournent la tête.
Selë voit pleurer son père pour la première fois. Par sa faute. Il fait un effort inouï pour retenir ses larmes, mais il pleure de tout son corps. Et il pense à ce moment que ces larmes intérieures ne tariront jamais. Qu'elles resteront mêlées à son sang toute sa vie. Il parvient à balbutier quelques mots banals, assieds-toi, ne t'en fais pas, je n'ai rien fait, je sortirai bientôt, je n'ai pas volé, je n'ai pas tué. Il dit que tout va bien en prison, qu'il dort bien, qu'il mange bien, qu'il est en vacances ici.
Mais Hysen ne le croit pas. Ses yeux ne le trompent pas. Il aurait aussi pu ne pas reconnaître Selë dans cet homme exténué et meurtri. Et puis, il se sent coupable de l'avoir laissé étudier à Belgrade, de l'avoir poussé même, tellement coupable qu'il se le reprochera jusqu'à sa mort. Selë voudrait démentir, dire que de toute façon, il n'aurait pas pu agir autrement, qu'il se serait battu pour son peuple parce que la situation l'exigeait, parce que sa dignité était en jeu. Il jette un coup d'œil aux gardiens. Il dit seulement combien il s'en veut de le faire souffrir.
Ils restent ainsi trente minutes, le père en chemise blanche, coiffé de son plis, les joues trempées de larmes et le fils crasseux dans son uniforme gris, assis l'un à côté de l'autre, à se sentir coupables du malheur de l'autre. "

(pp. 100-103)

Anne-Lise Thurler - Selajdin Doli, Aube noire sur la plaine des merles, Editions "Clé de Sel", 2003

 

  Extraits de presse


[...]
L'écrivaine joue sur plusieurs niveaux narratifs. Le passé et le présent se partagent le récit de Selajdin Doli et les images fortes qui parcourent sa vie. Les chapitres sont par ailleurs séparés par les chroniques de deux interlocuteurs imaginaires, un commandant de la police et un enseignant. Créés par Anne-Lise Thurler, ces personnages sont les voix du récits et de faits historiques qu'elle a recueillis lors de son séjour sur la terre de Selajdin Doli. Lui, interdit de voyage, aimerait la fouler à nouveau. "Je vis en apesanteur, flottant entre un ailleurs impossible et un ici improbable." Il rêve à jamais d'une aube plus claire.

Anne-Lise Thurler - Selajdin Doli, Aube noire sur la plaine des merles, Editions "Clé de Sel", 2003

Aline Andrey

27.12.03

Kosovo, mon drame

[...] Un récit intime qui dit tout un peuple.

Pas de considérations et de convictions politiques. L'humain est au centre de ce livre. L'humain dans sa souffrance, son désespoir, sa rage, son courage.

[...] Aube noir sur la plaine des merles est un récit sans haine, sobre et poignant.

[...] En ces temps, où la Suisse a mal à sa tradition d'accueil; l'histoire qui nous est racontée là est un sérieux remède.

Anne-Lise Thurler - Selajdin Doli, Aube noire sur la plaine des merles, Editions "Clé de Sel

Magalie Goumaz

06.03.04

[...]
S. Doli est incarcéré et condamné illicitement à plusieurs années d'emprisonnement. Les scènes de interrogatoires et la brutalité de ces bourreaux qui se heurtent au stoïcisme, à la détermination, et au courage de Doli sont parmi les plus marquantes du livre. Puis, vient le chemin de l'exil qui s'impose comme la seule solution pour éviter le pire. Mais trouver un refuge tranquille ne signifie pas en jouir vraiment, car de nombreuses questions hantent l'esprit sensible. Surtout celle de la culpabilité qui revient comme un nuage noir dans chaque histoire d'exil.
[...]

Safet Tipura
Le Requérant
février-mars 04

 

Page créée le: 27.02.04
Dernière mise à jour le 10.03.04

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