Francine Clavien
C'est bien ici que je vis, éditions Empreintes, Moudon, 2004.
Francine Clavien / C'est bien ici que je vis
Traduits sur le mode propre du poème, les récits et les événements qui constituent un destin prennent la forme d'un parcours scandé et mesuré par une série de maisons. Le recueil les présente successivement, mais il convient de les apprécier d'un seul regard, comme autant d'attitudes existentielles.
La première, Griboïedov (c'est la maison des écrivains évoquée par Boulgakov dans Le Maître et Marguerite), interroge le pouvoir du mot : que permet, "que lave la littérature?" Sous sa réponse la plus confiante, l'habitation devient "séjour créateur", bordé à la fois d'intimité et de souvenirs: "Et l'espoir, toujours l'espoir / de revenir au coeur, / de faire marcher / les mémoires". Bien que la maison chargée d'histoire atteste aussi des heures les plus dures ("la haine des frères", "la guerre des pères"...), elle invite à l'acceptation sereine en se donnant comme demeure : "C'est bien ici que je vis", Faut-il préciser que cet abri n'est pas un repli mais le lieu où le bruit du monde se convertit en parole ?
Noël Cordonier
Francine Clavien est née en 1967 à Miège, en Valais. Elle a étudié les lettres à Genève et à Lausanne où elle vit actuellement. "C'est bien ici que je vis" est son troisième livre.
Francine Clavien, C'est bien ici que je vis, éditions Empreintes, Moudon, 2004.
Questions à Francine Clavien (Mathilde Vischer)
Questions à Francine Clavien autour de son recueil de poèmes " C'est bien ici que je vis ", éditions Empreintes, Moudon, 2004.
Pouvez-vous nous dire quels lieux (imaginaires, réels, métaphoriques) se cachent derrière le titre de votre dernier recueil, " C'est bien ici que je vis " ?
Les lieux sont plutôt métaphoriques et ne ceignent que des attitudes existentielles, avec le recours aux paysages réels et aux maisons imaginaires. Ces dernières sont multiples, mais elles ne sont habitées que pour être quittées, dans un dépaysement constant. " Habiter sans habitude " est la posture de l'écrivain telle que je me la représente. " C'est bien ici que je vis " tente de l'expliciter sous forme poétique.
Que représente pour vous Griboïedov, la maison des écrivains évoquée par Boulgakov dans Le Maître et Marguerite, qui donne son nom à la première section du recueil ?
Griboïedov est une maison où les écrivains se rendent pour réclamer un dû, du papier tout simplement, ou un bon de voyage pour un séjour dans une station balnéaire, comme mérite ou récompense de leur travail. Pourtant, certains sont dans l'attente d'un talent qui viendra ou ne viendra pas. Au-delà de la critique du système politique soviétique par Boulgakov, Griboïedov m'intéresse en tant que lieu métaphorique de l'écriture et du monde littéraire. Il y a une partie liée à l'écriture qui ne peut échapper à un régime imposant des modes ou des codes précis, et une autre, bien plus intimiste, qui doit se frayer une voie plus ou moins difficilement. Cette recherche, pour moi, trouve des échos dans les images métaphoriques de Griboïedov : quels risques l'écriture me fait-elle prendre (" tout perdre ou gagner ce qui rest(e) intact "), qu'est-ce que le talent, est-ce que quelque chose nous est dû, qu'est-ce qu'un " séjour créateur " ou encore, qu'est-ce qui me pousse à une forme d'adaptation ?
On sent dans votre poésie une forte nostalgie, nostalgie de l'enfance notamment. Quel rôle joue cette période de votre vie dans l'écriture poétique ?
J'aime parler du télescopage de plusieurs visions du monde, notamment celui de l'enfance. L'évocation de l'enfance me sert à ça. Il est vrai qu'elle est souvent nostalgique. J'ai effectivement une fidélité à l'enfance, pour sa liberté et sa belle mémoire qui vivent au fond de moi.
Avec ce recueil, vous semblez atteindre une plus grande maturité dans l'écriture, dans votre capacité à lier le rêve aux éléments du quotidien, et dans une certaine distance, qui transparaît notamment à travers des touches d'humour. Comment envisagez-vous le passage d'un recueil à l'autre ? La publication vous permet-elle d'explorer ensuite de nouvelles voies ?
Indéniablement, la publication me permet d'explorer des écritures possibles, car elle me contraint à présenter un recueil en tant que dispositif littéraire. L'écriture ne peut mûrir que dans un dispositif qui tend à son approfondissement. Le passage d'un recueil à l'autre se fait en respectant ce rythme, mais le livre n'est pas plutôt achevé, que se révèle déjà ce qui aurait pu être différent. C'est ce double mouvement qui m'a amené à " C'est bien ici que je vis ".
Comme vous le dites très justement, le tressage des éléments du rêve et du quotidien est plus important qu'avant. Je dirais même que le rêve est une nouvelle source, car je lui emprunte beaucoup plus d'images, souvent déroutantes, un rythme digressif, ou des sentiments un peu troubles, proches du malaise qu'il nous laisse parfois au réveil. D'ailleurs le premier long poème s'ouvre sur une image de rêve qui présente une tombe-fontaine.
Apparaissent également, des touches d'humour qui n'étaient pas présentes avant et qui sont surtout en lien avec les jeux sur la langue, plus importants ici.
Interview réalisé par Mathilde Vischer
Poèmes
Le mauvais commis
Un manuscrit sous le bras,
je pleurais à me faire mal,
à n'avoir plus de coeur,
plus rien qui ne fasse centre,
une seule main disponible
pour repousser le remords.
J'avais manqué à l'appel
de Griboïedov qui me laissait
sur le seuil, la ville floconneuse
derrière moi, sans porte.
Il faudrait dire à mes fils
combien ils étaient aimés,
refaire une maison, des mots,
un chien en attente,
des lilas protecteurs,
et un visiteur qui s'attarde
Un mauvais commis insistait.
Ainsi naquit une langue
un maigre souffle.
Je transcrivis
ce qui s'épand,
les vocables sans voix,
d'un homme sans gorge
qui chuchotait après l'enfant,
et nommait
ce qui s'était dérobé.
Tout deux apprenaient à lire
et collationnaient,
un vent doux sur la zone
de souffrance.
***
Imageries
C'est si simple la suite,
deux oublis, deux absences
qui reviennent un soir
où tu me dis, j'ai pleuré.
C'est si simple la suite,
où l'on ne voit
larmes d'homme,
ni hommages
ni mouroirs
Un vif amour, un peu brusque,
est prêt à répondre,
aux mots inconnus du père,
le mien me sourit,
le tien t'appelle.
Et tous ces pères, en arrière,
nous jurent que c'est la dernière
fois qu'ils partent en guerre,
du sang dans leur lit,
et nous séparent du monde,
de leur corps rétréci,
pauvre modèle,
ancien outil.
Alors, je me blottis,
blottis dans tes bras de
grand bouquet,
où tu me dis, j'ai pleuré.
C'est si simple la suite,
à aimer dans le lit
d'où les chats
sont ôtés
Un vif amour
se laisse emporter
par un mot de garde
C'est une guerre,
une guerre des pères,
à y prendre garde.
***
"C'est bien ici que je vis"
La température tombe
comme un oiseau tiré,
une embuscade
derrières les sureaux,
juste assez hauts.
Plus de convenance :
le monde veut en finir,
et son frère,
de l'abattre
sur la liste
testamentaire.
Je descendrais bien
notre fleuve
quand il n'est pas gelé,
en tricotant des vers
Que lave la littérature ?
Quelle mémoire profonde ?
Qui dormira longtemps
encore, après que
l'invité a pris son bain.
Un billet sur la commode
où l'on peut lire :
"c'est bien ici que je vis",
et une éclipse
par la forêt de gibier.
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