La Poésie en Suisse romande depuis Blaise Cendrars
La Poésie en Suisse romande depuis Blaise Cendrars, présentée par Marion Graf et José-Flore Tappy,
Anthologie Seghers, 2005
La Poésie en Suisse romande depuis Blaise Cendrars
Que peuvent avoir en commun Blaise Cendrars, Philippe Jaccottet et Valère Novarina? Charles-Ferdinand Ramuz, Nicolas Bouvier et Sylviane Dupuis? Ils figurent parmi les trente-quatre poètes de Suisse romande que présente cette anthologie : quatre générations aux voix diverses, lyriques ou ludiques, tragiques ou espiègles, nomades, drues ou transparentes, qui s'inscrivent dans la grande aventure poétique du XXe siècle.
C'est peut-être la surprise qui guette le lecteur de cet ouvrage : il ne trouvera pas la poésie de Suisse romande où il l'attend ; il découvrira le paysage poétique, insaisissable et changeant, de territoires situés entre le Jura et les Alpes, où le français se parle depuis les origines de notre langue, et où les échanges avec les lettres françaises sont séculaires.
Une invitation au voyage.
Marion Graf est à la fois critique littéraire spécialisée en poésie, auteur d'études consacrées à la littérature en Suisse romande et traductrice de l'allemand et du russe.
José-Flore Tappy travaille au Centre de recherches sur les lettres romandes de l'université de Lausanne. Elle est l'auteur de plusieurs recueils de poèmes.
La Poésie en Suisse romande depuis Blaise Cendrars, présentée par Marion Graf et José-Flore Tappy,
Anthologie Seghers, 2005
Questions à Emmanuel Laugier (par Francesco Biamonte)
Emmanuel Laugier, né au Maroc en 1969, vit à Paris. Collaborateur régulier de plusieurs revues ("L'Animal", "L'Atelier contemporain", "La Polygraphe"...), il a dirigé la Cahier Jacques Dupin, States (Farrago, 2000) et postfacé du même auteur la nouvelle édition de De Nul lieu et du Japon (Farrago / Léo Sceer, 2001). Il est l'auteur de plusieurs livres de poésie (L'Oeil bande, Deyrolles, 1997; Son corpos flottant, Devillez, 2000; Et je suis dehors, déjà je suis dans l'air, Unes, 2000; Vertébral, Devillez, 2002, Portrait de têtes, Prétexte éditeur, 2002; Du Batras, La Sepmaine (" Journée) / Laugier, Tout nôtre aer se noircit, édition 1:1, 2003). Pour Prétexte Editeur (Paris) il a dirigé avec Lionel Destremau Singularité du sujet. Huit études sur la poésie contemporaine (2002), Pluralités du poème. Huit études sur la poésie contemporaine, vol. 2 (2003), Quatorze poètes. Anthologie critique et poétique (2004).
Emmanuel Laugier, peut-on dire que cette anthologie s'inscrit dans un intérêt conséquent en France pour la poésie romande, dans le sillage des projets éditoriaux français liés à Gustave Roud ou Anne Perrier? Si oui, comment expliquez-vous cet intérêt? Le croyez-vous durable?
Sans conteste, on peut aujourd'hui, en comparant les différents projets éditoriaux qui mettent en relief les écritures suisses (l'effort étant peut-être encore plus grand pour le côté francophone que pour la Suisse alémanique), au moins prendre la mesure de la richesse et de la pluralité des voix qui compose aujourd'hui, pour ce qui est du régime du poème ou de la poésie, l'écriture suisse, ou de Suisse, si cela a encore un sens que de ramener strictement telle ou telle écriture à une identité nationale propre. Quoi qu'il en soit, l'essentiel veut qu'aujourd'hui ce champ-là d'écritures soit moins occulté, plus visible de ce que certaines maisons d'éditions (je pense à Zoé par exemple, aux Editions Empreintes, mais aussi à L'Escampette qui a publé l'¦uvre poétique complète d'Anne Perrier, etc.) travaillent à leur reconnaissance. On voit mieux aujourd'hui ce que Pierre Chappuis fait en poésie, simplement parce que les éditions José Corti ont décidé il y a plus de dix ans de suivre son travail, qu'au temps où il publiait dans son coin Éboulis. On pourrait citer bien des exemples similaires de ce genre d'isolement, critiquer le peu de curiosité réelle que les éditeurs parisiens portent aux grandes provinces (et la Suisse en fait bien partie), mais aussi bien reprocher au lecteur, en général, d'en manquer aussi et de ne pas aller lire Jean-Marc Lovay, alors que Zoé le publie depuis plus de dix ans (voilà un auteur dont le travail sur la langue, la prosodie, est aussi radical que celui de Valère Novarina, pour moitié Suisse), de ne pas s'attacher non plus à ce que L'Age d'homme a pu faire, parfois dans tous les sens, mais souvent ils furent défricheurs comme peu, en publiant fidèlement l'¦uvre de Jean Vuilleumier (il faut lire dans la collection "poche Suisse" l'extraordinaire Rideau noir ou même La Désaffection), les carnets de Georges Haldas, ou bien encore la meilleure traduction, et ce dès 1978, du Commis (Der Gehülfe) de Robert Walser, mais sous le titre de L'Homme à tout faire (réédition PS N°185), etc. Il faudrait parler aussi de la méconnaissance totale en France d'un Peter Bichsel, dont Gallimard avait il y a 20 ans publié les Histoires enfantines; son Chérubin Hammer et Chérubin Hammer aura, lui, en 2001, fait simplement l'objet d'une page dans le journal Le Matricule des Anges, mais rien ailleurs, en librairie ce fut plus de retour que d'exemplaires vendus. La littérature de création, suisse ou jurassienne, ou toulousaine ou occitane ?! toute la littérature de création en fait a besoin d'être soutenue, par tous les moyens (les aides de l'État étant là essentielles), si elle veut trouver des lieux de publication qui n'aient pas comme seul horizon celui de la rentabilité pécuniaire rapide. On sait la lenteur dont cette littérature a besoin pour être, ne serait-ce que lue par une centaine de lecteurs.
On pourrait aussi prendre la première question en sens inverse: dans l'anthologie Gallimard de la poésie française du XXè siècle parue en 1983, mise à jour et rééditée en 2000, le lecteur suisse peut être surpris de ne pas trouver Gustave Roud ou Jean-Georges Lossier, ressentis comme des figures tutélaires - même si d'autres romands y figurent. Partagez-vous cette surprise?
Là encore, l'anthologie de poésie est la première a refléter ses manques, parce qu'une anthologie est génériquement un choix restreint d'auteurs; n'empêche que certaines anthologies n'en valent pas d'autres, il y a celles qui sont dans les ornières et celles qui prennent les sentiers battus plus facilement. Je ne jette pas la pierre à celle dont vous parlez, c'est déjà un travail énorme, mais disons que le genre de l'anthologie n'échappe pas à une volonté de clarification qui, parfois, se confond avec un "c'est déjà ça" presque paresseux ou en suivant des conseils de seconde main. On peut regretter en effet que dans une anthologie de poésie d'expression française on ne trouve pas Gustave Roud, Jean-Paul Pellaton, Jean Vuilleumier, Jacques Mercanton, Jean-Marc Lovay, Adrien Pasquali, que les femmes également soient aussi peu présentes là où je suppose qu'elles écrivent et publient bien. En fait le pont entre le lecteur et les responsables éditoriaux est là évident. De l'un découle l'autre. On ne sort pas du cercle.
Pour sortir du cas particulier de la Romandie: qu'en est-il des poésies belge ou québecoise en France? Bénéficient-elles aussi d'un intérêt neuf (pour autant qu'elle aient aussi été marginalisées jusqu'à présent)?
Je ne saurai pas tout à fait ou vraiment vous répondre, mais il semble bien que le problème suisse, si l'on peut le réduire à cette difficulté qu'ont les français à passer la frontière, à la sauter ou à jouer avec elle dans le champ ouvert des écritures, se reporte d'une certaine façon sur la Belgique et sur le Canada, l'océan aidant bien ! On connaît un peu mieux les écrivains belges, le côté francophone, des gens comme Eugène Savitzkaya par exemple (mais les éditions de Minuit ont beaucoup joué à sa reconnaissance en France) alors que les flamands restent, eux, à part Hugo Claus, très marginalisés, bien qu'il s'y fasse, j'entends dans le domaine poétique, des choses formidables.
Pour les lettrés romands, les poètes retenus par la nouvelle anthologie composent un choix irréprochable, que l'on pourrait aussi dire sans surprise - sans y mettre de reproche. Bref, on y voit un choix fait pour la France. De votre point de vue, comment commenteriez-vous ce choix? Quelque chose vous-a-t-il spécialement frappé? Auriez-vous attendu (ou espéré) autre chose?
On peut toujours trouver des absents, c'est sûr, mais pour le lecteur voulant avoir un panorama assez complet de la poésie Suisse depuis Cendrars, celle-ci me semble tout à fait répondre à son projet. Le seul reproche que l'on pourrait lui faire est de ne pas avoir inclus des auteurs qui, si ils semblent n'avoir que peu de rapport avec l'idée du poème en vers (rien que Le Canal exutoire ou le Grand entretien, les textes de La Fourmi rouge en général, etc. de Cingria auraient pu être une piste à creuser), travaillent néanmoins dans les fossés des genres, ils sont dans les remblais, dans l'ombre de tout ils inventent une rythmicité spéciale à leur narration, ou, au contraire, absentent toute narration au c¦ur d'une approche descriptive du monde, échangent l'esprit de la liste énumérative contre l'agencement linéaire de l'espace et du temps, bref des écrivains qui travaillent à l'élaboration de poétiques très spéciales : Jean-Marc Lovay (j'insiste), par exemple, est vraiment, au sens littéral du terme, l'un des héritiers de l'esprit ultrarapide, aussi loufoque que grave, d'un Cingria par exemple.
Dans sa préface, Bruno Doucey cite Bertil Galland, évoquant le "principe d'une différence essentielle" dont se revendiqueraient les auteurs romands. La quatrième de couverture insiste au contraire sur le caractère insaisissable du paysage ainsi tracé. Quel est votre propre point de vue? Ressentez-vous dans la poésie romande ce "principe d'une différence essentielle"? Ou pour poser la question en termes plus généraux, peut-être trop généraux: la poésie (romande ou non) a-t-elle davantage à gagner ou à perdre dans la mise en avant de ses composantes identitaires, par opposition à ses dimensions universelles?
Ce qui compte c'est moins l'effet identitaire d'une littérature, ou d'une poétique, bien qu'on puisse aussi en repérer les traces ci et là, que la façon dont chaque écriture travaille, malgré elle, à la mise en fonction de sa propre rotative intérieure, brassant tout, sa langue et son chinois à elle, sa terre et les saignées antédiluviennes qui viennent l'aspirer ou l'inspirer, si vous me permettez d'employer ce vieux mot : elle va faire tourner sa voix dans les rouleaux conducteurs comme elle le peut, sa logique sera celle de l'écart, de l'oblique, de la diagonale, sa singularité de n'avoir été fidèle qu'à ses propres infidélités, soit même, comme le disait Leopardi, jusqu'à en venir à la haine de son pays natal.
Préface par Bruno Doucey
Face à face. Le titre de la lithographie, signée Jacques Berger, que présente la couverture de cet ouvrage souligne d'emblée un souhait : celui de voir le lectorat français et la poésie suisse romande enfin face à face. Cette anthologie - une première en France - entend faire oublier le discrédit qui frappe les poètes de langue française qui vivent au-delà de nos frontières. En 1977, Etiemble faisait remarquer, dans la préface d'un ouvrage de Maurice Chappaz, que "les écrivains qui n'ont point la chance d'être nés dans l'Hexagone restent souvent considérés comme des bâtards 1". L'expression est dure, mais elle n'est pas dénuée de fondement. Que savons-nous en France des poètes qui vivent et écrivent en Suisse romande ? De la vie littéraire à Genève, Lausanne ou Neuchâtel ? Du rapport que le lectorat helvétique entretient avec la poésie contemporaine ? Des institutions qui soutiennent la création artistique ? C'est à peine si l'on se souvient qu'il faut un temps où de grands poètes français, parmi lesquels Aragon, Elurad, Saint-John Perse, Pierre Emmanuel, Loÿs Masson, Pierre Jean Jouve, Jules Supervielle, Alain Borne ou Vercors, étaient édités en Suisse, chez Skira à Genève, dans les Cahiers du Rhône de La Baconnière ou aux éditions des Trois Collines, sous les bons auspices de François Lachenal. Sans doute n'a-t-on pas suffisamment dit l'importance du rôle joué par les éditeurs et les intellectuels suisses durant les années d'Occupation.
Pendant longtemps, les Français ont eu de la Suisse une vision romantique (j'allais dire frictionnelle, presque paysagère), vivifiée par les oeuvres de Jean-Jacques Rousseau, de Senancour, de Benjamin Constant, de Mme de Staël ou d'Henri Frédéric Amiel, auteur d'un Journal intime aux dimensions exceptionnelles et d'un mémoire consacré au Mouvement littéraire de la Suisse romande (1849). Au cours du XXe siècle, ces mêmes Français ont découvert qu'il existait en Suisse une tradition intellectuelle de haut vol : des générations d'étudiants se sont initiés à la linguistique avec Ferdinand de Saussure, à la psychopédagogie avec les travaux de Jean Piaget. Bon nombre d'entre nous sont entrés en littérature en lisant L'Âme romantique et le rêve d'Albert Béguin, L'Amour et l'Occident de Denis de Rougemont, les travaux de Jean Rousset, de Marcel Raymond et de Jean Starobinski, devenu à lui seul un pan entier de notre conscience critique. Mais les poètes ? Suffit-il de découvrir, comme par surprise, que Blaise Cendrars est né à La Chaux-de-Fonds ou que Philippe Jaccottet a conservé son passeport suisse pour connaître la poésie romande ? Allons donc ! Il faut avoir l'honnêteté de reconnaître que la France annexe les valeurs qui l'intéressent (les cas de Rousseau, Constant, Cendrars ou Jaccottet sont éloquents), mais laisse pour compte les voix qui lui semblent plus ténues ou des figures qui manifestent une altérité trop radicale. Ils sont quelques-uns à en avoir fait les frais, de ce côté-ci de la frontière.
D'une façon générale, le constat qu'effectuait Etiemble il y a un quart de siècle n'a pas perdu toute sa pertinence : les écrivains du Québec ont pu "s'imposer tout seuls aux lecteurs parisien " ; ceux de Maghreb, de l'Afrique noire, des Antilles ont été projetés par "la guerre d'Algérie et l'émancipation" à "la place qui depuis longtemps devait être la leur 2" : mais nos plus proches voisins sont ceux que nous connaissons le moins. À croire que le miroir des lacs qui nous séparent ne nous renvoie que notre propre image.
Dans un texte qui servit de préface à La Nouvelle Héloïse de Rousseau 3, Jean Starobinski faisait remarquer que "sur le plan du langage, rien ne sépare la Suisse romande de la France - sinon quelques provincialismes dont on trouve les équivalents partout à l'intérieur de l'Hexagone". C'est qu'en vérité "le domaine linguistique français s'est dessiné longtemps avant que les entités nationales aient pris consistance. Dans les territoires situés entre le Jura et les Alpes, la langue française est comme naturellement présente. Elle n'y est pas une langue d'emprunt. Elle ne s'accompagne d'aucun souvenir de conquête ou d'expansion: elle constitue un milieu immémorial". Cet état de fait souligne le caractère incongru, presque inconvenant, de la relation que la culture française instaure avec la Suisse romande. Si les "écrivains français ne sont pas lus à Genève ou à Lausanne comme des auteurs étrangers", les écrivains romands constatent trop souvent, "lorsqu'ils ouvrent les manuels et les histoires littéraires", qu'ils sont rejetés "en appendice, dans le domaine mal cadastré de la littérature d'expression française, au voisinage de ceux pour qui le français reste un héritage de l'époque coloniale 4". La présente anthologie entend réparer cet affront. Les poètes romands y sont présentés pour ce qu'ils sont : des écrivains inclus de plein droit dans la littérature d'expression française, mais qui revendiquent, en toute légitimité, "le principe d'une différence essentielle". Une poésie qui cherche à "vaincre l'isolement sans renoncer à l'intériorité qui lui est chère", comme l'écrivait encore l'éditeur Bertil Galland dans La Littérature de la Suisse romande expliquée en un quart d'heure 5 .
Les textes rassemblés dans le présent ouvrage permettront de découvrir une poésie engagée dans l'une des plus belles "défenses et illustrations de la langue française". En témoignent ces vers d'Alexandre Voisard extraits de l'Ode au pays qui ne veut pas mourir :
Mon pays, ô peuple qui patientes
Dans les jardins où les chansons survivent
Tu te lèves et ton cri parcourt les champs de blé
dont les intonations rappelle l'Ode au Saint-Laurent du poète québécois Gatien Lapointe, et cette affirmation d'une singulière fierté :
Mon pays vient parler sur la place du monde
Cette anthologie s'inscrit dans un mouvement de découverte, ou de redécouverte, de la poésie suisse romande qui a débuté il y a quelques années en se polarisant sur des figures d'exception : Gustave Roud, célébré à maintes reprises en 2002, par la sortie d'Air de la solitude dans la collection "Poésie / Gallimard" ; de sa correspondance avec Philippe Jaccottet, remarquablement établie par José-Flore Tappy pour Les Cahiers de la NRF; la parution d'un numéro de la revue Europe et la réédition de la monographie que lui consacra Philippe Jaccottet en 1968 dans la collection "Poètes d'aujourd'hui". Actuellement, Charles-Ferdinand Ramuz, dont les oeuvres paraîtront prochainement en Pléiade, ou Maurice Chappaz, réédité chez Fata Morgana et introduit par Christophe Carraud dans a collection "Poètes d'aujourd'hui". Mais il manquait une anthologie de référence, capable d'arpenter, de baliser, de faire vivre un paysage littéraire. La voici.
Les textes collectés par Marion Graf et José-Flore Tappy couvrent près d'un siècle de poésie. L'ouvrage s'ouvre avec Blaise Cendrars, dont la présence soulève plus d'une question, pour se clore sur des poètes nés après 1945, comme Jacques Roman, Sylviane Dupuis ou Alain Rochat. Entre ces deux pôles, situés de part et d'autre du XXe siècle, figurent de grands noms de la poésie suisse et poètes que nous gagnerons à relire avec une curiosité nouvelle. Parmi eux, les bourlingueurs, chantres d'une Suisse nomade, que furent Charles-Albert Cingria, Nicolas Bouvier ou Lorenzo Pestelli, Suisse d'adoption, mort accidentellement au Maroc en 1977.
L'absence qu'on pourra signaler de tel ou tel poète tient moins à un oubli, toujours possible, qu'à la difficulté de mesurer la valeur intrinsèque d'oeuvres qui ne sont pas encore inscrites dans la durée. Que les jeunes poètes de ce pays se rassurent : d'autres anthologies viendront qui leur rendront hommage. Pour l'heure, nous entendons donner à lire la poésie d'expression française d'un pays qui ne compte pas moins de quatre langues officielles et qui se situe à la fois au coeur et en marge de l'Europe. Les textes qui suivent ont de quoi faire vaciller bien des idées reçues.
Une entreprise de cette nature doit avoir ses passeurs. Critique de poésie depuis de longues années, auteur du chapitre consacré à la Suisse romande dans l'ouvrage Poésie de langue française (1945-1960) 6, responsable de l'ensemble des chapitres généraux sur la poésie du XXe siècle dans la récente Histoire de la littérature en Suisse romande en quatre volumes 7, traductrice avertie de l'allemand et du russe, Marion Graf avait l'autorité nécessaire et l'objectivité dont on pouvait rêver pour mener à bien un tel projet. La présence à ses côtés de José-Flore Tappy se conforme d'abord à la volonté (longuement éprouvée) des éditions Seghers d'associer un écrivains à ce type d'ouvrage ; elle s'explique également par ses compétences d'éditrice scientifique au service d'une littérature qui lui est familière. Je lui sais gré d'avoir cédé, en dépit de ses réticences, à mon souhait de voir figurer ses poèmes dans l'ouvrage.
Bruno Doucey
Paris, septembre 2004
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1. Maurice Chappaz, Pages choisies, l'Âge d'Homme.
2. Étiemble, ibidem.
3. Jean Starobinski, "L'écrivain romand : un décalage fécond", in Jean-Jacques Rousseau - La transparence et l'obstacle, Gallimard, coll. "Tel", 1971.
4. Jean Starobinski, op. cit.
5. Bertil Galland, La Littérature de la Suisse romande expliquée en un quart d'heure, Zoé, coll. "Cactus", Genève, 1986.
6. Ouvrage dirigé par Marie-Claire Bancquart, Presses universtiaires de France, 1995.
7. Ouvrage dirigé par Roger Francillon, Payot, Lausanne, 1996-1999.
Tables des matières
Préface par Bruno Doucey
I. Inventer un lieu de parole (Poètes nés avant 1900)
Blaise Cendrars
Charles-Ferdinand Ramuz
Charles-Albert Cingria
Werner Renfer
Edmond-Henri Crisinel
Pierre-Louis Matthey
Gustave Roud
II. Poids du monde, mesure du chant (Poètes nés entre 1910 et 1925)
Maurice Chappaz
Corinna Bille
Jean Cuttat
Jean-Georges Lossier
Edmond Jeanneret
Anne Perrier
Georges Haldas
Jean-Pierre Schlungegger
Philippe Jaccottet
III. Eclats et transgressions (Poètes nés entre 1929 et 1945)
Alexandre Voisard
Jacques Chessex
Pierre-Alain Tâche
Jean Pache
Vahé Godel
Monique Laederach
Francis Giauque
Lorenzo Pestelli
Nicolas Bouvier
Pierre Chappuis
IV. Parler dans la précarité (Poètes nés après 1945)
Frédéric Wandelère
François Debluë
José-Flore Tappy
Pierre Voélin
Alain Rochat
Sylviane Dupuis
Jacques Roman
Valère Novarina
Postface par Marion Graf
Notices biographiques
Crédits bibliographiques
Revue de presse
Une anthologie est toujours discutable, et La poésie en Suisse romande depuis Blaise Cendrars ne fait pas exception, dont les choix ne manqueront pas d'être contestés. Pourquoi celui-ci et pas celle-là ? Pourquoi cet extrait et pas cet autre ? Et moi, et moi, et moi ? En considérant à la fois l'ensemble et le détail, le caractère " incontournable " de certaines uvres et la multiplicité d'options possibles entre le très convenu et le plutôt inattendu, force est pourtant de saluer une entreprise satisfaisante dans les grandes largeurs, déployant un éventail bien représentatif de la poésie romande et se " risquant " à ouvrir celle-ci à la prose poétique (cela semble aller de soi pour un Gustave Roud) et à la prose tout court (avec un Cingria, dont les extraits ne sont pas hélas de sa veine la plus géniale) ou à la parole théâtrale, heureusement représentée en l'occurrence par un Valère Novarina, fort peu " romand " au demeurant. Si les trois premières sections, vouées à l'illustration des valeurs les plus reconnues, nous paraissent les moins contestables, la quatrième se ressent évidemment plus des accointances d'un milieu et d'un réseau dans lesquels gravitent Marion Graf et José-Flore Tappy, laquelle se trouve d'ailleurs bien représentée, même si Bruno Doucey a l'élégance de relever qu' il lui a forcé la main
Le côté " poétiquement correct " apparaît du moins, que certaines voix autres eussent défrisé, comme celles d'un Claude Tabarini, d'une Corinne Desarzens ou d'un Jacques Probst. Un principe général fait enfin problème, visant à une prétendue équité de dotation, sans relation proportionnelle aux dimensions réelles de l'uvre. Celle d'un Jacques Chessex paraît ainsi bien chichement illustrée, au bénéfice de pairs trop bien servis à notre goût.
Jean-Louis Kuffer
24Heures
http://www.24heures.ch
15.01.2005
L'anthologie de la poésie en Suisse romande qui paraît ces jours-ci chez Seghers est la première du genre publiée en France. En quatre sections, elle présente 34 auteurs du XXe siècle, de ceux qui, nés avant 1900, ont "inventé un lieu de parole" à ceux qui, nés après 1945, "parlent dans la précarité". Elle s'assortit de brefs portraits de chacun des auteurs retenus et d'un éclairant tableau d'un siècle de poésie dans notre pays, brossé par la spécialiste qu'est Marion Graf (historique, éditeurs, revues, accueil critique, relation au monde). Quant à José-Flore Tappy, elle-même poète, elle a apporté à cette entreprise commune sa compétence d'éditrice de textes à partir d'archives littéraires. [
] Ce que cette excellente anthologie ne dit pas, c'est la bonne santé de ce secteur de l'édition par rapport à la France. Le tirage moyen d'un recueil est le même de part et d'autre de la frontière, alors que le public potentiel est plus de trente fois plus nombreux dans l'Hexagone. Effet de périphérie peut-être, mais qui n'a pas empêché la Suisse romande de concilier marginalité et rigueur.
Isabellle Martin
Le Temps
http://www.letemps.ch
22 janvier 2005
L'ouvrage recouvre plus d'un siècle de poésie romande, de Blaise Cendrars à Charles-Ferdinand Ramuz en passant par Philippe Jacottet et Nicolas Bouvier. Mais qu' ont-ils en commun ces auteurs, outre le fait d'être nés au même endroit (mais à des moments différents )? Ce fait suffit-il vraiment à leur donner une identité commune ? Etre d'ici plus que d'ailleurs inculque-t-il forcément l'amour du pays romand ? Et chanter la Suisse revient-il nécessairement toujours à la célébrer ? [
]Notre pays peut prendre, selon les auteurs, des formes très diverses. L'évocation de la nature est bien sûr propre à nombre d'écrivains. Pourtant, loin des romantiques images d'E pinal célébrées par la littérature de Jean-Jacques Rousseau, les vers de Corinna Bille, Valaisanne d'adoption et épouse de Maurice Chappaz, blâment la rigidité helvétique: " Pays acide / Mal mûr / Aujourd'hui, / Nos bouches se resserrent à sa vue / Et le désirent. " [
] L'autre fracture qui parcourt tant le pays que sa production poétique reste la religion: une différence palpable persiste entre la littérature protestante et catholique. Les auteurs de la première projettent souvent leur culpabilité dans leurs vers. Ainsi, Philippe Jaccottet écrit: " Déchire ces ombres enfin comme des chiffons, / vêtu de loques, faux mendiant, coureur de linceuls: / singer la mort à distance est vergogne / avoir peur quand il y aura lieu suffit. " [
] Si l'art des écrivains nés dans la zone francophone de Suisse ne peut en aucun cas être réduit à la " poésie romande ", pour répondre à la question du début, le combat valait tout de même la peine d'être mené. L'objectif affiché du directeur des Editions Seghers, Bruno Doucey, est de " faire connaître et apprécier en France la poésie suisse romande " et de " faire oublier le discrédit qui frappe les poètes de langue française qui vivent au-delà de nos frontières ". Ainsi, cette anthologie est associée à deux autres ouvrages, l'un paru en novembre 2004 et consacré à la poétesse Anne Perrier, l'autre à paraître en février et qui sera dédié à l'uvre du poète valaisan Maurice Chappaz.
Linn Levy
Tribune de Genève
http://www.tdg.ch
29 janvier 2005
[
] L'anthologie poétique comporte de nombreux textes en prose. Les responsables de l'anthologie (Marion Graf et José-Flore Tappy) ont estimé, à juste titre, que la forme poétique traditionnelle, celle des vers rythmés, faisait parfois faux-vieux comparée à l'expression plus libre. C'est évident pour Edouard-Henri Crisinel ou Gustave Roud. Mais ont été choisis aussi des textes de prose d'auteurs poétiquement éprouvés comme Philippe Jaccottet, Lorenzo Pestelli, Corinna Bille. Parti pris heureux. Car il peut y avoir comme un glissement naturel vers le poème court, chargé poétiquement par un vocabulaire à longue résonance dans notre imaginaire, comme l'aube ou les larmes. On aboutirait alors, en suivant cette pente, à la création d'une forme aussi convenue que de nouveaux alexandrins. Les choix "prosaïques" de l'anthologie démentent ce qui pourrait être un académisme romand. De même, la référence unique à nos paysages familiers est rompue d'une part par les écrivains voyageurs: Et ce matin sur les draps propres / la petite tache de sang des punaises / mais le lit était bon (Nicolas Bouvier, "Soho", juillet 1970). [
]
André Gavillet
Domaine Public, n. 1632
http://www.domainepublic.ch/
28 janvier 2005
[
] Ma l'editore Seghers non ha finito di stupire la Svizzera Romanda: pubblica infatti ad apertura del 2005 una vasta antologia dedicata alla poesia svizzera di lingua francese, curata da Marion Graf e dall'ottima poetessa José Flore Tappy, 300 pagine che si spingono fino ad Alain Rochat, autore nato nel 1961. Ottimo colpo editoriale, si può dire, anche se la scelta appare forse un po' cauta. Al di là della mancanza di stile dell'inserire anche una delle due curatrici tra gli autori antologizzati (ma è l'editore, a quanto pare, ad aver insistito), si può infatti "rimproverare" a questa'antologia di non osare granché. Vi si incontrano solo i nomi confermati e prevedibili (con l'aggiunta di Cingria e di Ramuz, la cui ammissione tra i poeti è forse un poco opinabile, così come di Valère Novarina, che potremmo considerare un poeta francese), ma non si affaccia nessuna generazione nuova, o in divenire, nessuna voce d'outsider. Da Cendrars a Bouvier (autore di un unico, non fondamentale, libro di versi), da Roud a Jacques Roman (attore e scrittore dalla vena turbolenta ed eccessiva), praticamente nessuno manca all'appello. Ma un rimprovero che si può fare solo dal nostro punto di osservazione interno: certamente a Parigi le voci di Crisinel e Matthey (due grandissimi, purtroppo un po' dimenticati), del pasionario Voisard o della metafisica Dupuis parranno nuovissime.
Pierre Lepori
Rete2 - RTSI
http://www.rtsi.ch
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