D'une écriture fluide, sensible
et réflexive, Etienne Barilier nous (re)plonge dans
cet état de ferveur qu'est l'adolescence, l'âge
de tous les possibles, dans Ma seule étoile est
morte. Le romancier parle entre autres de ce moment
où tout bascule, où l'amour saisit un être,
l'arrache au "monde profane" et dilate le temps,
dont la narration restitue les différentes textures.
Comme dans ses romans précédents, Etienne
Barilier recourt ici à l'ironie et à la critique,
qui ne participent pas à une mise à distance
(de l'émotion par exemple), mais a des prises de
conscience.
Lorsqu'on évoque votre
travail romanesque, on souligne le rôle central de
la culture, votre ironie lucide, votre regard critique sur
la quête esthétique, qui se confond avec une
quête existentielle, de vos protagonistes. Autant
d'ingrédients présents dans votre nouveau
roman, qui diffuse une émotion selon moi inédite...
- Je suis heureux que vous parliez
d'émotion. Car l'ironie, la critique ou la culture,
dans ce livre, ne sont là que pour mieux exprimer
l'adhésion immédiate au monde, la vérité
sensible du monde. L'ironie est une manière d'éclairer
ce qu'on aime, la critique est une manière d'aborder
ce qu'on veut comprendre. Quant à la culture, ce
n'est rien d'autre, en somme, que la vie du passé
dans notre vie présente.
En lisant Ma seule étoile
est morte, on ne peut pas s'empêcher de penser
à votre roman sans doute le plus grinçant,
Passion (1974) - où un voyeur épie un pianiste
et une danseuse. Mais le ton n'a rien de glaçant
ici...
- Oui, les deux romans mettent en
scène l'univers de la danse, ou du moins certains
de ses aspects. Mais Passion était, par antiphrase,
un roman du refus de la passion; c'était l'histoire
d'un regard adulte et froidement objectif sur les sentiments
humains. Ici, le héros est un enfant puis un adolescent;
un être de ferveur et de foi en l'amour.
La cristallisation amoureuse vécue
par votre héros Gérard à Cabourg fait
bien sûr référence à La Recherche
de Proust, à l'amour du Narrateur adolescent pour
Gilberte. Comme chez Proust, la femme aimée est un
être de fuite. On ne connaît pas ses pensées,
ses sentiments. Elle est objet d'amour, pas sujet...
- La référence à
Proust est une sorte de salut admiratif et fraternel: mon
Gérard, comme le Marcel de La Recherche, est
affligé (ou peut-être doué), d'une sensibilité
exacerbée: il est ce que Nabokov appelle avec humour
un "martyr à combustion interne". Oui,
la femme est un "être de fuite" pour mon
héros, comme pour le Narrateur de La Recherche.
Mais je crois que c'est une constante qu'on retrouverait
dans bien d'autres romans ou poèmes, dès qu'entre
en jeu l'amour-passion. Quant à la femme objet d'amour
et non sujet, cela est vrai (partiellement) pour Gérard,
mais pas dans le roman pris comme un ensemble, où
précisément la qualité de sujet de
Laetitia se dévoile peu à peu, et sa liberté,
et ses rêves à elle, qui ne peuvent que ruiner
les rêves de Gérard.
Alors que son frère aîné
Julien surfe sur la vie avec autant d'aisance que sur internet,
Gérard s'enfonce dans le malheur, non sans délectation.
Sa mère perçoit en lui "quelque chose
qui ressemble à l'intention d'être malheureux"
et vous écrivez que sa volonté "se fait
la complice de sa sensibilité". Moins que d'avoir
été choisi par le malheur, Gérard semble
l'avoir choisi. Tout en y étant prédisposé
?
- Oui, on est prédisposé
à certains choix, mais on reste toujours libre de
faire ou de ne pas faire ces choix-là. Sa sensibilité
extrême prédispose à l'évidence
Gérard au malheur qui sera le sien, mais qui sait
si, comme tant d'amoureux, il ne trouve pas, dans sa souffrance
d'amour, une forme d'accomplissement ? C'est l'éternelle
passion "tristanienne" dont parle Denis de Rougemont.
Et souffrir d'amour, c'est vivre intensément. Quant
il arrive à mon personnage d'éprouver du bonheur,
ce bonheur est douloureux dans son intensité même.
Vous déclinez une série
d'oppositions profane/sacré. Pour les pèlerins
proustiens, le monde sacré est à Cabourg;
Gérard accède au sacré à travers
sa passion pour Juliette. Culture classique et informatique
se placent-elles dans cette même opposition ?
- Quant à l'opposition culture
classique-informatique, j'espère avoir suggéré,
dans un autre livre (L'ignorantique), que ces deux
réalités pouvaient s'entraider et s'harmoniser
! Je n'ai aucune révérence particulière
pour la "culture classique" en tant que telle,
je n'en fais pas un fétiche, et je ne l'oppose surtout
pas au monde contemporain et à ses réalités
techniques. J'essaie seulement de dire que si l'on ne veut
pas marcher dans ce monde en aveugle ou en somnambule, il
est bon de connaître ce que les humains ont pensé
et crée avant nous. La culture n'a rien de "sacré",
elle est simplement un concentré de notre humanité.
Vous écrivez: "le
monde profane est derrière nous" quand Gérard
est à l'hôtel de Cabourg. Et: "lorsqu'il
habitait le monde profane, ses quelques expériences
amoureuses lui procuraient un vif plaisir". Si ce n'est
pas dans le sacré, où se tient Gérard
lorsqu'il n'est pas dans le monde profane ?
- A ses propres yeux, oui, Gérard
est alors dans le sacré; c'est en effet ce que sous-entendent
les phrases que vous citez. Mais ce sacré, il ne
parvient pas à le caractériser, ni même
à le comprendre. C'est un bouleversement de tout
l'être, une onde qui le porte et qui l'emporte; c'est
cela même qu'il ne peut nommer. Le cur du monde
bat dans son cur, voilà tout ce qu'il sait.
Et le reste devient dérisoire.
Le père de Gérard
est un être très cultivé, mais il exaspère
sa femme qui ne supporte plus ses théories, voire
sa pédanterie. Il l'a aussi blessée (à
jamais) avec son ironie...
- Le père de Gérard
n'a pas blessé sa femme par trop de culture, mais
par un usage destructeur et désespéré
de son savoir, par une prise de distance mortifère
vis-à-vis du monde de l'art et du monde des sentiments.
Je le vois comme le pire ennemi de la culture et de la vie
tout à la fois (parce qu'il n'y a pas de différence
entre les deux, c'est ce que je me tue à tenter d'exprimer).
Il trahit à la fois la culture et la vie, parce qu'il
en jouit sans y croire, il les prend sans s'y donner lui-même.
"Parler sentiments, c'est
impossible, ce sera toujours impossible, invinciblement
obscène", soliloque le personnage du père
dans ce roman, où vous réussissez justement
à parler de sentiments, ceux de Gérard surtout.
Ce jeune homme semble vivre son adolescence avec autant
de ferveur que vous jadis. Lors d'entretiens avec Jacques-Michel
Pittier en avril 1991, vous notiez que l'écriture
a partie liée avec l'adolescence, l'écrivain
ayant besoin de croire que littéralement tout est
possible. Mais tous les adolescents ne sont pas aussi sensibles
que Gérard et que vous à "ce vertige
créateur du monde". Julien, le frère
aîné de Gérard, l'est moins... Quid
des écrivains ?
- Oui, je continue de croire que
l'écrivain, c'est celui qui a le sens des possibles,
c'est pour cela qu'il raconte des histoires, qu'il crée
des univers de fiction: afin de réaliser dans l'écriture
les possibilités du monde. L'écrivain, et
l'artiste en général, préserve quelque
chose de l'adolescent qu'il fut. Mais vous avez raison d'évoquer
le frère aîné de Gérard, qui
ne réagit pas du tout comme son cadet. Car tout ne
se réduit pas à une question de générations.
Tous les adolescents ne sont pas épris d'absolu,
et tous les adultes ne sont pas des réalistes cyniques.
Ce qu'on appelle enfance, adolescence, âge adulte,
c'est peut-être moins des âges de la vie que
des manières d'être au monde.
Pour finir, je reviens à
l'émotion évoquée à la première
question: c'est l'émotion de l'adolescence que réactive
la lecture de Ma seule étoile est morte.
- Ce que j'espère avoir approché
dans ce livre, c'est en effet le "secret" de l'adolescence,
un secret qu'il est impossible de comprendre et de maîtriser
quand on est très jeune, et qu'on perd ou qu'on oublie
trop souvent à l'âge adulte. Hélas,
il nous échappe donc à tous les âges
de notre vie: on en est trop proche ou trop éloigné.
L'écrivain cherche à retrouver, par les moyens
de l'art, ce secret qui nous fuit. Il n'espère pas
le capturer, car ce serait sans doute le tuer. Il voudrait
seulement l'approcher, et que son écriture marche
vers lui du pas le plus léger possible.
Propos recueillis par Elisabeth
Vust
Page créée le: 15.03.06
Dernière mise à jour le: 15.03.06
|