Alexandre Friederich
Trois divagations sur le mont Arto, Editions heros-limite, 2006

Alexandre Friederich / Trois divagations sur le mont Arto

« Il m'a fallu quelques
heures pour charger
le vélo, tracer mon chemin
en fluorescent sur la carte
au vingt-cinq millième
et partir. J'aime rouler.
J'aime les questions.
Arriver est secondaire.
Répondre à l'infini seul
compte. Une réponse
annulant l'autre,
on demeure dans le
mouvement perpétuel. »

Les Trois divagations sur le mont Arto ne sont pas que le récit d'un voyage. S'il y a bien déplacement, à vélo et dans les Alpes, celui-ci est l'occasion d'une recherche. Le minuscule (un sapin, un gland, un cri, une minute de sommeil) est confronté aux idées pesantes et pressantes qui ordonnent nos vies (liberté, violence). Alexandre Friederich roule. Il parle, il se mouille, il jure. Il raconte qu'il a roulé, qu'il a plu et qu'il a juré mais, est-on tenté de dire, là n'est pas la question. Le lecteur est confronté à des divagations.
Premier constat : le contact est perdu. Avec qui ? avec quoi ? L'auteur cherche, il veut répondre. Il souhaite que le lecteur s'associe à cette recherche. Il écrit dans ce but. Le but ce n'est pas la prochaine épicerie, gravir un col ou acheter une maison, le but c'est : savoir.
L'auteur espère renouer avec le monde. Il avoue son ignorance et son absence de morale (il pleure ces défauts en cachette), il regarde et cherche. Voilà ce que raconte ce texte. En général, tout ; précisément, rien. Ce livre n'a pas de sujet. Les Trois divagations sur le mont Arto sont conçues comme une mécanique : un moyen pour que la pensée se mette en marche. Apparaît alors cette question fondamentale : quelle différence entre un arbre et une idée ? entre un personnage de roman et l'écrivain-cycliste qui accomplit ce voyage ? Entre la fiction et le réel, quelle différence et quel rapport?

Alexandre Friederich
Né en 1966. Passe vingt ans à l'étranger. Etudie la philosophie à l'Université de Genève. Enregistre des disques de poésie, crée le journal ZOO, fait du rock dans Brukt, réalise des performances au sein du collectif artistique G3- art marchand. Traverse plusieurs fois la France à vélo et se rend en Syrie, toujours à vélo. Réside dans l'église de Saint-Eustache à Paris pour écrire la suite des Trois divagations sur le mont Arto, puis se rend au Mexique pour écrire un livre sur le ville engloutie de Marfil.

 

In breve in italiano

Alexandre Friederich, nelle sue Trois divagations sur le mont Arto , inforca sulla pagina la sua bicicletta - la stessa che l'aveva portato più volte ad attraversare la Francia, fino ad arrivare in Syria -, presentandoci le annotazioni raccolte durante tre escursioni in territori vicini: un testo rinfrescante, miscuglio di riflessioni leggere e profonde, alternate ad avventurosi racconti tra le curve alpine. Il progetto, quantomeno ambizioso, è quello di «Risolvere il problema della vita e sbarazzarsene», così: pedalando. Non per arrivare da qualche parte, semplicemente per pedalare.

 

Compte-rendu, par Brigitte Steudler

De notes prises au cours de trois randonnées à vélo dans des contrées proches, Alexandre Friederich restitue dans Trois divagations sur le mont Arto un texte rafraîchissant, mélange de réflexions légères et profondes entrecoupées du récit aventureux de ces virées dans les Alpes.
Cela dit, d'entrée de jeu, comme s'il voulait clarifier la nature des divagations qu'il va tenter de mener en notre compagnie, l'auteur se fait fort de nous séduire en exposant le projet qui le tarabuste et qu'il pose très vite dans ces termes : « Résoudre le problème de la vie vraie et s'en débarrasser ».
Le programme est ambitieux... Le moyen particulier qu'il se donne pour y arriver ? Enfourcher son vélo et rouler. Bien que dans ce cas précis, voyager ne veuille pas forcément dire arriver : l'auteur aime avant tout rouler, écrira-t-il à de nombreuses reprises, et se poser des questions. «Je vais tourner en rond, dans les proximités, pousser au fond des vallées, où la route s'achève, dormir, attendre, faire demi-tour et emprunter une autre vallée. Un voyage désordre, moyen unique de mener la quête. » (p. 14) Alternent dès lors questionnements existentiels relatifs au poids des habitudes, à l'omniprésence de l'ordre et de l'ennui mêlés aux récits de rencontres, bonheurs, déboires et imprévus inhérents au voyage de type « randonnée à vélo avec nuit sous tente » — et bien souvent sous la pluie, dans le froid et l'inconfort, serions-nous tenté de rajouter.
Géographiquement parlant, les trois escapades relatées dans ces Trois divagations sur le mont Arto (ce dernier n'est à chercher sur aucune carte puisque il ne correspond pas à un lieu précis, nous a bien précisé l'auteur) vont nous mener d'abord dans la chaîne des Voirons au sud-est de Genève, puis dans les Alpes centrales - des pentes du mont Nufenen au col de la Furka en passant par Airolo et le col du Saint-Gothard - et enfin sur la route Napoléon, dans les Hautes-Alpes, de Cervières aux cols de l'Izoard et de Vars.
Pour nous lecteurs et non usagers réguliers de deux roues, il est besoin dans ce contexte précis d'un dictionnaire pour affiner notre perception du mot divaguer. Etymologiquement divagation viendrait du latin tardif vagare se promener , et du préfixe dis, marquant l'éloignement, la différence, la divergence. Notre Grand Robert répond clairement au propos du texte tel qu'appréhendé à la première lecture: divagation : 1. vx Action de divaguer, d'errer. (!) 2. courant Action de l'esprit qui erre en dehors d'un sujet précis . Soit, mais encore !
Désirant en savoir un peu plus, nous nous intéressons au verbe intransitif : divaguer 1. vx errer puis 2. dire n'importe quoi, ne pas raisonner correctement ; par extension : délirer, voire plus familièrement débloquer .
Et vlan! le dictionnaire nous égare, à l'image de ce que le texte d'Alexandre Friederich fait par moments. Et nous touchons peut-être ici au cœur du problème posé par ces divagations: le plus souvent, nous les avons lues comme une errance salutaire dans des réflexions de toutes natures, parfois complètement hors de propos, souvent contradictoires, mais sonnant juste sans que nous parvenions à expliquer pourquoi, à préciser leur cohérence improbable. L'oisif désireux de s'aventurer dans la roue de l'auteur trouvera le voyage bénéfique et revigorant. Pour un regard plus soucieux de logique, en revanche, ces divagations s'apparenteront peut-être à des élucubrations cérébrales sans intérêt, et l'on pourra même soupçonner chez l'auteur une forme nombrilisme. Démonstration : page vingt, quand l'auteur précise les limites qu'il compte donner à sa première divagation :

« Habitude, ordre, ennui, contradiction, et voyage, et anonymat ; voilà ce dont je veux parler.

Foules humaines, produits en foules, soucis en foules, foules de problèmes. Je vis entouré de foules. Au coude à coude, dans la queue, l'haleine de dix inconnus dans la nuque, engagé dans les parcours fléchés, mitraillé de sollicitations. Le cœur s'emballe, je crie, je défends mon mètre carré de territoire. J'aime ça. Si bien habitué. Probablement malade de ce poids des autres, mais fier d'avoir maille à partir avec chacun – voyez comme j'existe beaucoup. L'exercice est épuisant. Il ne cesse pas. La nuit, ce n'est pas la paix. Les téléphones sonnent, des passants égarés entrent dans ma chambre, s'assoient sur le lit pour boire un coup. Bien sûr : je suis révolté. Mais on ne se dégage pas si facilement du tas. Je lui dois tout à ce tas. J'y suis né. Il garde ses prérogatives. Ses lois me coiffent. Comment ignorer ce mécanisme pourtant : je fais le plus de choses possible, je fais le plus de choses différentes possibles, faire et faire et faire, et bientôt je ne suis plus personne. Je suis dans l'ordre des choses, doté d'une réponse par question possible. Je ne suis plus même deux. Je suis là, éclatant de santé, bien mort.
Je voudrais échapper à cela, commencer un véritable travail, celui du creusement du sens. Remuer le fond et les combles, chercher qui je suis. Mais évidemment, personne n'aime la solitude et ici plus que nulle part, il en faut.

Lundi matin : la route est mouillée de rosée, sans traces de passage, le Léman brumeux, l'herbe crépitante – tout est disponible.

Une journée à vélo, c'est d'abord du café, beaucoup de café. »

En plus de découvrir des régions alpestres sous leurs aspects les plus rudes et solitaires, le lecteur se confrontera ainsi aux avis tranchés, contradictoires de l'auteur, parfois pleins d'humour — comme quand une foule humaine, cycliste ou motorisée et pétaradante perturbe « l'immobilité de l'âme » à laquelle il aspire (cela arrive souvent), la solitude, le silence et le règne minéral (cailloux , pierriers) qu'il recherche pour se confronter à ses propres questionnements.
L'alternance de ces textes narrant les ascensions de cols fameux donne aux propos philosophiques tenus par l'auteur un subtil parfum ; la liberté de ton de ces divagations semble naître précisément des efforts sportifs et mentaux exigés par ce sport de grimpe à deux roues. A lire et à voir un de nos semblables côtoyer le bitume de si près, on serait tenté d'en faire de même, juste pour faire une halte (!) et réfléchir à ce que notre quotidien recèle parfois d'étrange, de contrasté, d'insensé voire d'irraisonnable. L'aventure est peut-être au bout de la route ou de la rue… Mais les titres énigmatiques de ces trois randonnées — « Proximités et au-delà », « Friction chaos » et « Gouverner un arbre » — laissent entendre au lecteur qu'il lui faudra ouvrir ses neurones.
Le voyage de proximité entamé sous nos yeux n'a peut-être pas entièrement réussi à satisfaire l'auteur lui-même: «  Enfourcher un vélo pour atteindre l'immobilité semble absurde  ». Mais le chemin parcouru vers « l'immobilité de l'âme », ce « pôle dit le moins connu de l'existence » constitue, au moins pour nous lecteurs, une vraie source de dépaysement.

Brigitte Steudler