Madeleine Santschi - Jean Lecoutre - Jacques-Michel Pittier
Violence et fragilité de l'instant, Editions de l'Aire, 312 pages
Madeleine Santschi - Jean Lecoutre - Jacques-Michel Pittier /
Violence et fragilité de l'instant
Ce dont il est question ici ? C'est de peindre et d'écrire, de dire en somme, donc d'exister à travers l'acte créateur. Madeleine Santschi et Jean Lecoultre sont d'une même génération d'artistes suisses qui se sont très tôt ouverts au monde et dont le questionnement nous interroge. Au contact, entre autres, des grandes figures de la littérature italienne pour elle, de la peinture espagnole pour lui, l'un et l'autre ont construit une œuvre qui se distingue par des qualités d'exigences, par un refus du compromis et de toute facilité qui, de nos jours, apparaissent exemplaires. Au travers de conversations menées par Jacques-Michel Pittier, Madeleine Santschi et Jean Lecoultre proposent une manière de voyage, avec ses découvertes, ses affrontements, ses temps de doute et de réflexion, ses chemins de traverse, ses respirations et ses métamorphoses, ses rencontres aussi. Avec les vivants qui vous remuent, Menuhin, Pizzuto, Butor, Bunuel, Saura, Kurtag… et ceux-là même qui vous dérangent, ne cessant de vous nourrir et de vous inspirer, Shakespeare, Mallarmé, Vélasquez, Goya, Bacon, Wolfe, Dante, Joyce… A près de quatre-vingts ans, le peintre et l'écrivain n'en finissent pas d'évoluer dans leur art, de renaître et de comprendre, de se dépouiller aussi pour mieux poursuivre leur quête.
Tandis que trop souvent nous restons l'oubli de ce qui nous tisse, eux vont, dans l'ordre et le désordre des choses, dans le multiple et dans l'unique, dans la singularité et dans l'universalité, jamais indemnes, comme aucun d'entre nous, avec leurs forces et leurs faiblesses. C'est cette part d'eux-mêmes qu'ils nous livrent ici, précieuse, comme un reflet sans fard d'une liberté d'être qu'il nous appartient tôt ou tard de découvrir et de conquérir. Jacques-Michel Pittier
In breve in italiano
Madeleine Santschi, figura a parte nella letteratura romanda e svizzera, poco integrata nella scena letteraria del paese, più vicina a certi ambienti italiani (si pensi soprattutto ad Antonio Pizzuto, che lei ha tradotto in francese) o francesi, si ritrova oggi col pittore Jean Lecoultre, uno dei suoi compagnons de route , in questo libro-discussione animato da Jacques-Michel Pittier. Questi due personaggi fuori dalle correnti e dai movimenti - e, ancor più, fuori moda, sebbene emblematici per le preoccupazioni artistiche di un XX secolo che le loro vite ricoprono largamente - si lasciano trasportare dalla conversazione, attraverso considerazioni di carattere biografico, esistenziale in rapporto alla creazione (necessità irresistibile), attraverso pagine metafisiche e tentativi di situarsi storicamente.
Violence et fragilité de l'instant, par Francesco Biamonte
Madeleine Santschi est une figure à part dans la littérature romande et suisse. Très peu intégrée dans la "scène littéraire" du pays, plus proche de certains milieux italiens ou français, elle a donné au cours d'une vie de 90 ans
de rares livres, exigeants, « dé–rangeants » comme elle aime à le dire, proche d'esprit et de coeur de ses amis Michel Butor et György Kurtág. Marquée par la fréquentation intensive du radical et singulier Antonio Pizzuto — qu'elle a traduit en français — Madeleine Santschi met en question par son écriture la linéarité du récit et de la langue elle-même. Elle se nourrit d'une perception fragmentée, et cherche à recomposer à partir de ces fragments une perception et une pulsation du réel qui corresponde à son sentiment profond de l'existence: un sentiment venu de l'enfance dit-elle, ou même de la vie intra-utérine, un sentiment fondé sur l'instant, sur la simultanéité des perceptions qu'il recèle.
Le peintre Jean Lecoultre fait lui aussi partie de ses compagnons de route. Ces deux figures sans concession, hors des courants et des mouvements, plus encore hors des modes, et pourtant très emblématiques des préoccupations artistiques d'un XXè siècle (dans son mouvement général d'éclatement des langages) que leur vie recouvre largement, se retrouvent dans un livre d'entretiens. Circulaire comme toute conversation, ou plutôt en spirale, celle-ci passe par des considérations biographiques ou existentielles sur les mobiles et les freins à la création — ressentie comme une nécessité impérieuse —, par des pages métaphysiques, par des tentatives de se situer historiquement. Point ici de politesses ou d'égards: ces deux artistes d'un grand âge — encore en quête plus que jamais — sont avant tout préoccupés par leur œuvre, et la solitude de la création leur apparaît clairement. Ils ne s'intéressent pas ici à l'autre par amabilité ni par affection mutuelle: chacun veut, avec l'oeuvre de l'autre, se nourrir et nourrir sa propre recherche.
L'on sent dans ce livre le reflet d'une discussion entretenue depuis longtemps, et à ce titre très particulière. Le lecteur pourtant n'est pas exclu, mais bel et bien invité, sans avoir pour autant le sentiment que la rencontre a lieu pour lui. Si la discussion s'est transformée en livre, c'est sans doute par un besoin d'existence publique et de reconnaissance que les protagonistes ne cachent pas, où l'inconfort de n'être pas compris se mêle parfois à un élitisme assumé. C'est précisément dans la transformation de la conversation en livre que le rôle moteur de Jacques-Michel Pittier s'avère décisif: sa basse continue relance les questions, anime la discussion, met en ordre la masse des considérations souvent parallèles ou répétées dans cet objet éditorial singulier, en parvenant à conserver une forme appréciable de naturel.
Francesco Biamonte
Avant propos (Jacques-Michel Pittier)
Il ne peut exister de mode d’emploi à ce livre. L’un des meilleurs moyens de l’aborder serait d’y entrer par hasard, d’en lire d’abord un chapitre avant de le laisser pour y revenir plus tard et reprendre le fil d’une conversation un instant interrompue, comme on goûterait un fruit sur un arbre avant de s’en aller cueillir une fleur et des herbes dans le pré ou d’esquisser un pas de danse.
C’est que ces entretiens sont nés ainsi, de rencontres successives étalées sur plusieurs mois, de conversations d’une grande intensité, un instant suspendues, puis reprises au gré des circonstances. Mais ils sont nés aussi et avant tout de la nécessité de dire le vrai, le profond, le caché parfois, sans ambages, sansesbrouffe, avec pour point focal unéchange dénué de fard sur des questions de vie, de création, d’où surgiraient des pistes, des réponses à partager.
On trouvera, au fil des chapitres, les citations qui ont servi tantôt de point de départ, tantôt de guide à la réflexion. Interrogations personnelles et fondamentales.
L’une écrivant comme on peindrait ou comme on composerait unepartition de musique, note à note, par touches, par reprises, par refrains et par thèmes, par gouttes de couleurs et de sens filtrant à travers les mots et les phrases, l’autre peignant comme on filmerait en caméra subjective, tâchant à cerner le réel ou l’éprouvé sans complaisance ni concessions, chaque motif et chaque plan pesant son propre poids et contribuant à l’image de l’ensemble.
C’est dire que nombreux sont ici les fils tissés, qui s’entrecroisent, forment une trame sur laquelle d’autres viennent se surperposer, et que ce dialogue n’est qu’un reflet partiel de deux expériences de vie où l’acte de créer est parfois réponse, mais toujours prétexte à questionnement.
Le monde de l’art n’est pas celui de l’immortalité, disait Malraux, c’est celui de la métamorphose. Or Madeleine Santschi et Jean Lecoultre ont ceci en commun que non seulement ils ont arpenté l’un et l’autre des territoires arides, solitaires ou désolés, souvent méconnus du grand public, à l’écart des modes, des tendances, des facilités, et cela sur plusieurs dizaines d’années de travail, mais qu’ils sont encore en constante recherche, en état de quête et de métamorphoses nouvelles. En cela ils ont une expérience unique à nous transmettre. Deux êtres intranquilles en somme, par essence, par nécessité, par exigence aussi envers ce que la vie apporte, deux compagnons de route qui, au fil d’une longue amitié, n’ont cessé de s’interroger, de confronter leurs points de vue, leurs envies, leurs lectures et leurs rencontres. L’échange qui en résulte et dont j’ai été le témoin privilégié durant deux étés consécutifs, est tantôt vertigineux car il ouvre parfois des portes qu’on ne s’avise que rarement de franchir, tantôt empli de résonances qui chaque fois appellent à considérer nos parcours de vie et les leurs sous un jour inédit.
Pourquoi peindre, pourquoi écrire, qu’est-ce que la création, quels sont en sont les ressorts intimes, quel en est le prix? L’auteur et le peintre sont l’un et l’autre emblématiques d’une époque où le choix d’être un artiste implique autant de ruptures et de souffrances que de volonté et de persévérance, de doutes et de remises en question que d’accomplissements ou de reconnaissance.
Notre projet d’en rendre compte, au départ trialogue, s’est vite transformé en conversation à deux voix, avec continuo, celui des peintres, des philosophes, des artistes, des écrivains dont les citations émaillent ce livre et qui en forment une manière d’ossature. Souvent nous avons débordé le cadre, souvent nous sommes revenus en arrière, car chaque réflexion s’appuie sur un réseau d’idées, d’expériences et de faits qui se recoupent, mais toujours mes interlocuteurs sont allés au plus près, au plus juste d’euxmêmes, par cercles concentriques, puis par plongées subites, avec pour objectif de traverser vraiment la surface des choses, d’explorer le fond, et parfois les tréfonds, sans ménager ni leur temps ni leurs forces.
J’y vois non seulement la preuve d’une extraordinaire fidélité à leurs oeuvres respectives, mais l’illustration de cette capacité de métamorphose permanente dont je parlais plus haut. L’écrivain et le peintre ne cessent de nous interroger par leur travail, de nous déranger, de nous pousser à changer de point de vue, de nous garder en alerte. Leur refus du joli – la vraie beauté ne doit-elle pas être toujours un peu boîteuse? – du convenu, du conformisme, qu’il soit social ou artistique, on le verra, ne correspond pas forcément à un choix. Il découle, et c’est à mon sens l’élément cardinal qui les rapproche, d’une nécessité, du besoin d’aller, de comprendre et d’explorer l’au-delà des apparences. Les toiles de Jean Lecoultre ne sont pas jolies à regarder: elles vous transpercent et vous remuent, elles vous choquent, vous agressent parfois, elles vous dé-rangent en ceci qu’elles vous amènent à considérer l’ordre apparent du monde, celui que vous percevez, celui que l’on vous montre comme celui voulu par le peintre, comme autant de représentations possibles d’un réel cerné par le support, affreux et magnifique tout ensemble, c’est-àdire tel qu’il est et non tel qu’on voudrait qu’il soit, et parce que dénué de fioritures, sans complaisance aucune.
Madeleine Santschi n’écrit pas d’histoires au sens du récit ou du roman. Chaque livre est un pas en avant, une tranche de vie où elle explore le temps et l’espace intime de ses personnages, où elle tisse des liens entre leur passé et leur présent, où elle traque, au plus près, et la multiplicité et la confusion de leurs pensées au moment de l’action, brisant les barrières du récit linéaire en intégrant tous les paramètres, l’ici et l’ailleurs, l’hier, l’aujourd’hui, les réminiscences du passé et la projection d’un lendemain, l’instant et la durée.
L’un et l’autre partent du trivial, du quotidien du concret dans son expression la plus brute, un ours en peluche devant une tapisserie, une danseuse qui trébuche au sommet d’un escalier, en apparence des petits riens, des anecdotes. L’un et l’autre sont également attentifs au moindre détail, à la forme, au contenu, à l’organisation, au plan et au mouvement d’ensemble comme aux gouttes de peinture ou de mots qui transpirent de l’image ou du texte, aux larges à-plats du peintre, aux vastes énumérations chez l’écrivain, jouant sur la transparence ou la densité de la matière et des phrases, et qui révèlent, en dessous, d’autres couches, multiples, subtiles, comme celles de notre inconscient.
L’un et l’autre sont au plus juste, sinon à l’apex de leur art, lorsque la question ne se pose plus de savoir comment, par quel moyen, mais bien pourquoi.
«J’obéis» dira Madeleine en parlant du processus d’écriture. Jean ne dit pas «J’observe», et pourtant tous deux sont parmi les troublants veilleurs de notre temps, infiniment perméables aux remous de l’époque, à sa violence et à ses contradictions, également sensibles à sa beauté et à sa laideur.
Peindre, écrire, dire, écouter, partager, c’est de tout cela dont il est question ici, dans l’ordre et dans le désordre apparent des vies et des oeuvres, dans le multiple et dans l’unique, dans la singularité et dans l’universalité de ces deux êtres qui vont, jamais indemnes comme aucun d’entre nous, avec leurs faiblesses et leurs forces.
Jacques-Michel Pittier
Extrait (fragment) medias in res
JMP : Madeleine pour sa part évoque souvent le «let go», disant la lutte que cela représente de laisser venir, d’apprivoiser peu à peu le flux des choses, de le domestiquer…
MS : Ou «d’obéir» comme le disait Pizzuto. Personnellement, je ne pense pas que j’aie subi vraiment d’influence. J’ai plutôt suivi une espèce d’instinct que j’ai eu peut-être dès avant ma naissance, cette conscience que les choses étaient fragmentées, on a parlé de molécules, de constellations… Dès lors le problème était davantage d’arriver à me laisser aller, sans sentiment de folie, à me dire: «Puisque je le sens comme cela, alors il faut que j’essaie de le traduire comme cela». Là peut-être est-ce la même chose que chez les Américains, je n’en sais rien. Mais c’est une façon de s’abandonner à quelque chose qui est quasiment hors norme, oui, hors norme par rapport à la tradition.
JL : Je parlerais de ce laisser-aller, comme d’une difficulté à un moment donné de se reconnaître en artiste en train de travailler et ayant la pleine maîtrise de ce qu’il fait.
MS : Mais alors là, au fond, j’aimerais introduire une question: qu’est-ce que c’est que d’être artiste? Pourquoi crée-t-on? Pour Jean, je ne sais pas comment c’est venu. Pour moi, je sais que c’est par besoin de me trouver moi-même, et un besoin d’être moi-même que j’avais déjà avant la naissance, avec le sentiment que si j’y arrivais, j’écrirai pour personne ou pour tous.
JL : Il est évident que la fonction primordiale de tout artiste, c’est de travailler pour soi (encore que, aujourd’hui...). Même quand il est question d’une commande, privée ou destinée à la collectivité, assortie de contraintes extérieures. De toute façon l’oeuvre trouvera ou non un accueil, plus ou moins attentif et vaste. Lorsqu’on écrit ou peint, on ne pense à rien d’autre qu’à soi-même et à son travail qui se confondent. En ce qui me concerne – cela vaut pour Madeleine aussi – cette espèce «d’égoïsme» et de solitude est un moteur puissant, un besoin impératif. Mais naturellement on ne peut en faire une règle générale. Warhol, par exemple, travaillait entouré d’une foule de gens, certains participant effectivement au tirage des sérigraphies. Mais nous voilà bien proches, Madeleine et moi…
MS : Peut-être. Mais enfin ce n’est pas inutile de voir le cheminement. Je l’ai déjà dit. Je pense qu’on ne perçoit le réel que par fragments, simultanéité, bombardement de particules, chaos. Jamais de façon linéaire. Contrairement à ce que nous croyons, les messages-sensations nous parviennent simultanément, contradictoirement, polyphoniquement. Or qu’est-ce que j’essaie de faire dans ce maudit bouquin «Pas de deux», qui me fait vivre mort et passion? Tendre vers un instant. Et cet instant pourrait être n’importe quel instant. Je pourrais même dire qu’on pourrait faire un livre, par exemple, avec cet instant
que nous vivons maintenant tous les trois. Or évidemment, arriver à traduire simultanément, polyphoniquement, antagoniquement ce qui peut se passer entre trois personnes, entre un instant et l’enregistrement, c’est une espèce de façon d’essayer de capter, je serais tentée de dire de capter les énergies – plus qu’au fond les timbres, plus que les mots. Je reviendrai à une idée qui est très forte en moi, c’est que l’écriture n’est pas tellement sens, ou qu’elle n’est en tout cas pas uniquement sens – comme on veut bien nous le faire croire – c’est-à-dire linéaire, logique… Elle est surtout rythme et vie. En quoi je suis peut être plus proche de la poésie que du roman.
JMP : C’est ce que j’allais dire: c’est une démarche très poétique en réalité…
MS : Pizzuto prétendait que j’étais poète.
JMP : C’est-à-dire que tu trouves l’harmonie dans tes timbres.
MS : Cela fait pim-pam-pim. J’en reviens à la citation de Bacon que j’ai reprise dans «Pas de deux». C’est que je jette des choses. Mais pas n’importe comment, parce qu’alors cela ne tiendrait pas, cela serait de la folie pure. Je jette des choses, et tout à coup quand cela marche, elles se répondent. Mais à travers quoi? C’est un grand mystère. Je viens de lire dans «Le Monde» par exemple qu’il y a un metteur en scène russe, qui vient de créer «Amphitryon» à Avignon. Il paraît qu’il a maltraité le texte d’une façon totale, c’est-à-dire qu’ilne nous en donne qu’une partie, qu’il a divisé ce texte en huit morceaux qui sont comme des cartes à jouer, qu’il brasse tout le temps. Il a désossé le texte, et il paraît que cela donne un «Amphitryon» absolument extraordinaire, comme on n’en a jamais vu. Dès lors on peut se poser la question: «Qu’est-ce que c’est qu’une oeuvre?». Alors adieu le côté intellectuel, linéaire. Quand je dis: «Cela marche», c’est que simplement les timbres se répondent. Et que cela fait sens.
JL : Tu dis: «Intellectuel, linéaire, pas linéaire, etc.» Entre 1950 et 1980 on a beaucoup théorisé en matière de littérature, art, musique. Surtout en France, une tradition là-bas. Jusqu’à la désincarnation.
MS : C’est-à-dire que les peintres ont déconstruit gentiment. Les cubistes Braque et Picasso ont déconstruit gentiment. Il y a eu Seurat. Mais ce ne sont pas eux qui ont écrit sur leur déconstruction.
JL : Gentiment? Picasso a dit: «Je fais. Les autres expliquent». Bien qu’il ait su «s’expliquer» aussi parfois.
MS : J’ai trouvé là dans ce curriculum vitae, sur toi Jean, cette phrase de Breton que je trouve admirable: «Tout porte à croire qu’il existe un certain point de l’esprit d’où la vie et la mort, le réel et l’imaginaire, le passé et le futur, le communicable et l’incommunicable, le haut et le bas cessent d’être perçus contradictoirement». Voilà, en une phrase ce que je cherche à incarner. Je balbutie, je tâtonne pour voir si j’arrive à capter ce point où il y aura tout à coup une sorte de sédimentation…
JL : Cela a été pour moi capital, cette phrase que je connais depuis que j’ai lu Breton, c’est-à-dire depuis l’âge de dix-sept ans. C’est pour cela que je l’ai tout de suite incluse dans le catalogue de l’exposition «Curriculum vitae». Et alors, si j’arrive à me représenter un peu ce que cela donne en écriture, on en revient à la phrase que tu voulais citer en exergue du livre, en disant: «Ecriture et peinture dans l’Egypte ancienne c’est la même chose».
MS : Cela, c’était dans le texte d’Aragon.
JMP : J’arrive à voir ce que cela peut donner en littérature, mais j’ai un peu plus de peine à me représenter ce point focal en peinture
JL : Il n’y a pas qu’un point, d’ailleurs, il y en a plusieurs. Mais il y a des oeuvres où cela s’impose de toute évidence. Où par exemple en élément ne domine pas plus qu’un autre, les deux possédant une force égale, l’une n’annulant pas l’autre par appétit absolutiste. Par exemple, dans la période des «Territoires greffés», je réunissais sans les amalgamer des éléments contradictoires, sans créer de métamorphoses. Grosso modo un marbre et une touffe d’herbe, ou un morceau de fourrure. Le premier aurait dû dominer les autres, mais cela n’est jamais le cas. Alors s’engendre cette espèce de rencontre allusive, ou au contraire mise en lumière, mais jamais l’un n’est vainqueur de l’autre. Et ça forme une sorte de grande peau, où se succèdent surfaces lisses, accidents, excroissances qui, tout en conservant chacune son autonomie, la perdent malgré tout un peu tout en se liant à son contraire. Paradoxal? Peut-être pas tellement.
MS : Je songe au beau livre de Hermann Broch: «Les Somnambules». Les gens ne supportent pas. Tant ils veulent croire qu’ils sont heureux, qu’ils vivent dans une sécurité absolue, alors que ce n’est absolument pas le cas. Ils ne veulent pas assumer les contradictions.
JL : En plus on ne fait rien pour qu’ils les assument, avec cet immense filet publicitaire constant et dominant qui leur dicte le bonheur, à défaut de quoi ils seront en marge: ainsi celui qui n’est pas bronzé…
Propos recueillis par Jacques-Michel Pittier
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