« Olivia parle au pied d'un paysage avec des morts. Bruno vagabonde et trébuche ; il tombe sur quelques morts qu'à la fin il noie. »
Ces deux lignes énigmatiques ouvrent le merveilleux petit livre. Le lecteur comprendra au fil des pages qu'il s'agit de ce qu'on appelait, dans le théâtre classique, « l'argument » : cette situation de départ, qui se laisse formuler en quelques phrases, et recèle tout le drame. Car c'est, semble-t-il, d'une pièce qu'il s'agit. Mais une pièce sans dialogue : deux monologues la composent, celui d'Olivia et celui de Bruno. Ou alors de deux dialogues avec des êtres muets et immuables : Olivia parle avec des montagnes ; Bruno parle avec des morts. Olivia et Bruno sont des êtres faits de paroles. Ils ne sont que ce qu'ils disent. Ils ne font pratiquement jamais référence à une existence qu'ils auraient en dehors de ce moment présent : aucun lieu, aucune relation, aucune histoire propre n'est jamais convoquée. Olivia n'est même pas clairement un être humain : dans un « appartement » d'où elle contemple les Alpes, elle étouffe sous ses « plumes incandescentes », révélant une nature d'oiseau. Et pourtant leur présence, loin d'être abstraite, est pleine de vie et de sentiment. Elle nous émeut, nous implique.
Olivia regarde donc les montagnes, et elle leur parle. Elles sont immobiles et silencieuses ; rafraîchissantes et moelleuses. Elles apparaissent bientôt comme une métaphore de la mort, ou à tout le moins le lieu d'une possible mort, et d'un vol d'oiseau à la fois (« Un jour je partirai et planterai mes crochets dans la paroi. Lorsqu'elle sera en surplomb hop je disparais. Je n'ai pas le vertige, c'est pourquoi je planerai jusqu'à mon tendre écho. ») Olivia s'adresse aux Alpes sur un ton à la fois changeant et égal, marqué par un enthousiasme amoureux ; une tendresse amicale (« mes bonnes grosses montagnes ») ; l'inquiétude devant leur mutisme; et les projections de ses propres sentiments sur ces masses de pierre et de glace (« Ne soyez pas tristes, je vous en prie, sommets esseulés, je suis auprès de vous en pensée ! »). Olivia se sent faite pour elles, pour leur air raréfié. Ses phrases sont parfois marquées par la sensualité (« J'ai beau être tendre et transpirante, la sueur me rafraîchit comme vous cette glace étincelante, qui au fil du temps s'écoule prudemment vers les vallées, et vers moi, doucement. » ; parfois par l'allégresse, par une simplicité fraîche, enfantine (« Je m'allongerais bien à l'ombre et je mangerais bien une glace ! »).
Joie, mélancolie, nostalgie, inquiétude, désir, humour, désespoir, gaîté sont consubstantiels dans ce texte qui me fait irrésistiblement penser à quelques-unes des plus belles pages de Mozart — comme par exemple la petite symphonie qui ouvre le deuxième acte de la Flûte enchantée : des pages où le miracle de l'art nous fait ressentir dans une unité parfaite une palette de sentiments à la fois aussi inséparables et différents que les couleurs de l'arc-en-ciel. Des pages, chez Klaus comme chez Mozart, qui tutoient la mort. La mort qu'Olivia envisage peut-être comme Mozart, dans une lettre adressée à son père : « le véritable but de notre vie », « clé de notre béatitude ».
C'est peut-être par l'association d'une femme-oiseau et de Mozart que l'entrée de Bruno me fait tellement songer à Papageno. Cette fois nous sommes dans la montagne. Enjoué, familier, amical, plaisantin ou bougon et cordial, Bruno trouve des morts gelés, et essaie de croire qu'ils ne sont pas morts, l'espère, tout en sachant qu'ils le sont. Leur mort le rend mélancolique ou triste ; mais il en est aussi pacifié, soulagé. Les mots qu'il leur adresse témoignent de tendresse ou d'amour pour ces morts ; et comme pour Olivia face aux montagnes, ses sentiments pour ces morts se nourrissent de leur silence — un vide que l'une et l'autre cherchent sans y parvenir à combler de leur parole. Sa langue est semblable à celle d'Olivia, mais pour une raison que je n'ai pas comprise, celle d'Olivia rend un son résolument féminin, celle de Bruno résolument masculin. Avec Olivia comme avec Bruno, les sentiments sont décisifs pour l'intérêt du texte, ce sont eux qui le font vivre. Mais la modernité du texte, sa radicalité, ses incessants changements de direction, ses niveaux de langue, son esthétique très homogène, mettent ces sentiments à distance, de manière subtile et nette ; l'univers abstrait et les situations surréelles qu'évoquent les personnages participent également de cette distance, qui permet à l'auteur de nous faire partager leurs sentiments avec une délicatesse particulière. Sur ces crêtes entre romantisme et modernité, entre candeur et élaboration lucide, Händl Klaus marche peut-être sur les traces de Robert Walser (biennois comme lui). Et du Mozart de la Flûte enchantée. Il réussit en quelques pages aériennes un splendide petit livre, lumineux et grave, juvénile et sage, teinté d'un doux mystère — le premier de ses textes à paraître en français, dans une version fraîche et résolue du jeune traducteur Simon Koch. Francesco Biamonte
Page créée le: 06.03.08
Dernière mise à jour le: 06.03.08
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