Petits os écrasés sous les pas.
Cette image n'a pas fini de m'habiter, le bruit terrible qu'elle fait, surtout.
Il est difficile d'avoir à écrire sur un petit livre aussi concentré, au vocabulaire si parcimonieux, à la structure si épurée que « Si seulement » de Julien Burri, paru aux éditions Samizdat qui nous offrent comme à l'habitude un bel objet à regarder et à méditer ; la belle couverture, photographie de Yann Amstutz, donne déjà à sentir une tension violente entre l'herbe et la neige…
Il vaudrait mieux faire court, car autrement, le risque est grand de ne jamais pouvoir en finir … tant chaque proposition soulève d'interprétations qui dépassent largement le point d'origine de ces poèmes que l'on peut lire comme un long poème en six mouvements : une rupture amoureuse. Un processus d'échos, propre à toute poésie mais ici particulièrement fécond, fait résonner tous les mots qui diffusent chacun les uns dans les autres, interfèrent les uns avec les autres. Ce jeu éveille autant d'émotions qu'il aiguise la réflexion.
Quelques noms communs, roulés, tournés, retournés, usés, déjà présents dans « Jusqu'à la transparence » le précédent livre de poèmes de Julien Burri, reviennent, toujours renaissants : l'humus, la neige, l'os, les mots d'un corps morcelé, les mains surtout, le jour, la nuit, des couleurs qui pâlissent, un cri… Quelques verbes essentiels : plier, déplier, replier, ouvrir, fermer. D'autres mots encore, mais ils sont pris dans la répétition de ceux-ci, mouvement inexorable et mortel : curieusement, ce mouvement presque insupportable intensifie la vie des mots, leur redonne une force singulière en incluant l'expression de la vie humaine dans celle de lois biologiques qui l'enracinent dans celle de la terre, travail permanent de décomposition, de recomposition, de décomposition :
L'enfant retourne la terre,
cherche les jours d'été
leurs feuillages repliés
incolores.
Résineux enfouis,
jours enfouis :
même chair.
Os
crocus
bêtes brûlées :
la lumière prend couleur et densité de boue.
Le monde respire comme quelqu'un ou l'inverse, dans l'alternance d'une inspiration et d'une expiration qui écartèlent autant qu'elles rapprochent :
Le jour figé
s'ouvre
se rompt
[…]
La nuit s'ouvre
s'écarte
se referme.
Jeu si complexe, si confus, si obtus parfois, de l'obscur et de la lumière…
Trois chapitres prennent corps dans l'enfance (toujours recommencée ?), déroulée à travers le monologue d'un père qui s'adresse à un fils, un dialogue de gestes entre un père et un fils, un dernier monologue lui aussi adressé par un fils à un père ; la mère institue la loyauté de ce rapport. Dans les trois autres chapitres, Depuis le train, Neige, Cendres, la vie et la mort se bousculent très violemment et surgissent comme l'une de l'autre. La vie se présente presque comme un accident perpétuel, poussée de quelque chose d'aussitôt détruit par une autre poussée ; métabolisme du poème, bien sûr, mais aussi métabolisme du désir qui se divise en un catabolisme dévastateur (qui n'est pas la mort, mais le principe négatif de la vie) et un anabolisme réparateur. Tous deux œuvrent dans la vie comme dans l'écriture, irrémédiablement partagées entre ces deux directions incompatibles et cependant créatrices : désir de l'un et désir du divisé, si bien rassemblés dans le titre déjà : si seulement ….
Un verbe non encore cité revient souvent, il me semble comme une sorte de résumé du livre entier, c'est le verbe « déchirer ». Apte à signifier à la fois l'acte de naître et celui de mourir, il garantit curieusement la force du désir, un désir pris dans sa totalité, un désir qui ne s'use pas, qui ne s'userait pas, qui renaîtra différent :
Le désir de toi,
pierre non émoussée
déchire le ventre.
Les poèmes de ce livre possèdent la particularité de pouvoir être lus simultanément comme l'expression d'une difficile et banale rupture amoureuse et comme le cheminement d'une pensée symbolique riche et puissante. Le deuil d'un amour, en train de se faire, offre au poète la possibilité d'ériger un petit monument, fragile, fugace, douloureux et vivant, un monument de paroles qui fendent le silence et le modifient sans l'anéantir en laissant une question intacte, une question si lancinante, si essentielle qu'elle contient toutes les autres:
Que faire du cri ?
Cette question humaine, posée par le père au début du livre, lègue au fils une charge difficile , celle d'en perpétuer la puissance génératrice.
Françoise Delorme
Page créée le: 17.03.09
Dernière mise à jour le: 17.03.09
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