Klaus Merz Klaus Merz / Frère Jacques Dans ce bref roman, Klaus Merz raconte l'histoire d'une famille marquée par la maladie et la mort. Rien de morbide pourtant dans cette suite de tableaux, mais une gaieté, une vigueur paradoxales : y concourent la chaleur du fournil paternel et l'atmosphère des années cinquante, les frasques tragicomiques de l'oncle Franz et les tubulures brûlantes de la Harley, et surtout, la justesse et le laconisme d'une prose insolite. Klaus Merz, traduit ici pour la première fois, est né en 1945 dans le canton d'Argovie, où il vit. Il a publié une dizaine de livres, poèmes et courtes proses, pour lesquels il a obtenu de nombreux prix et qui l'ont fait connailtre comme un maître de la forme brève. Mais c'est avec Frère Jacques, paru en 1997, qu'il a conquis le grand public. Il est resté longtemps en tête de plusieurs listes de best-sellers en Suisse et en Allemagne. Ce roman paraît dans le cadre de la Collection ch qui fait découvrir, en traduction, des textes forts d'écrivains suisses contemporains.
Klaus Merz ou lalphabet de lévasion Klaus Merz est considéré comme une des voix qui comptent aujourdhui dans les lettres alémaniques, ce qui est presque une gageure pour un auteur voué à une écriture laconique et aux textes brefs. Derrière les anecdotes, les détails et les personnages touchants, cocasses, aventuriers, émouvants de ses histoires, cest la condition humaine qui intéresse Klaus Merz, dans son intensité contradictoire. Il reste pourtant un écrivain de limplicite plutôt que de lexplicite. De limage plutôt que de lexplication. On peut rapprocher son travail de celui des peintres, dont il a dailleurs scruté et commenté la démarche dans de nombreux essais ou portraits. Après plusieurs recueils qui vous ont fait connaître comme poète, puis comme un maître de la forme brève, voici un livre, Frère Jacques, que vous qualifiez de "presque" un roman. Voici aussi, rééditée cette année, Kommen Sie mit mir ans Meer, Fräulein ? une nouvelle de plus de cent pages publiée en 1982 Ces deux textes plus longs ont-ils à vox yeux un autre statut que les petites proses ? Ce qui mintéresse, au fond, ce que je recherche depuis toujours, cest la densité. Poèmes, proses, nouvelles, roman, quimporte? Je travaille toujours dans le sens dune condensation, dune réduction extrême du matériau, jusquà une sorte de concentré. Jaimerais que ce laconisme ait la densité de la poésie. Une lectrice mécrivait récemment: "Je sors de la lecture de votre roman de 750 pages serrées sur 75 pages " Tremolo Trümmer et Am Fuss des Kamels, deux recueils de proses, ne sont certes pas conçus comme des romans, mais plusieurs critiques ont prétendu quil y avait là la matière dune trilogie. Il est vrai quon peut lire mes livres comme une sorte de roman par fragments, tout se tient, tout est tissé. A propos de ses propres écrits, Gerhard Meier parle de "tapis narratif". Cette expression me conviendrait tout à fait. Certains motifs réapparaissent, je les réutilise. On le dit parfois, peut-être que tout écrivain travaille sur un seul roman. Comment vous êtes-vous engagé dans lécriture de Frère Jacques? Tout commence toujours par une étincelle, une phrase, un mot, et je me dis que je devrais creuser là. La première question que je me pose, cest: comment faire? Lenjeu mapparaît plus tard. Cest donc seulement en fin de travail que je me suis aperçu quen fait, la poétologie du roman se trouvait figurée en particulier dans le personnage de Marietta, la jeune servante italienne, extérieure à la famille, qui a perdu un il à la fin de la guerre. Comme si le roman se tenait en équilibre sur larête du nez de Marietta. Il y a dun côté la destruction, leffroi, la douleur, et de lautre le bonheur, la merveille, la beauté. Ce que jai toujours cherché, pendant vingt ans peut-être, cest cet équilibre. Regarder les choses jusquau fond, puis décoller, aller jusquau fantastique. De là, des changements de registre très brusques, une haute tension. Jusquoù peut-on aller avant que ça bascule dans un sens, ou dans lautre Voilà ce qui mintéresse. Certains lecteurs rejettent dailleurs ces renversements, les jugeant trop durs, trop abrupts. Quelle est, dans ce livre, la dimension autobiographique ? Le roman comporte-t-il des personnages inventés ? En lespace de sept ans, jai vu disparaître toute ma famille dorigine. Ecrire était une possibilité de faire revivre les miens, en grandissant et en approfondissant leurs traits Mais aussi bien, il sagit dun roman, de linvention dune enfance, à partir de celle quon porte avec soi. Des personnages comme Franz ou Sonia ont chacun plusieurs modèles dans ma vie, je les ai combinés. Ou même le personnage de Jacques, Jakob dans le texte allemand: mon frère aîné, qui portait dailleurs un autre nom, est loin davoir joué ce rôle dans ma vie, du moins dans ma vie consciente Il est mort en naissant, cest vrai. Mais si je navais pas eu lidée de cette figure, de ce nom, avec les associations didées qui lui sont liées (Jakob est lié non seulement au refrain populaire, mais à un imaginaire biblique), tout serait resté à ras du sol. Ce personnage a libéré quelque chose, ma poussé, de façon un peu somnambulique, au centre de mon texte et de mon existence. Comment sest imposée cette forme, en vingt-deux petits chapitres? Certaines idées sont très anciennes, vieilles de vingt ans. Il y a des choses que javais déjà circonscrites, dans dautres textes. La mise en place a été lente, jai renoncé à certains chapitres, déplacé, biffé, à une certaine étape, le roman était plus long Lart, le cinéma, lavion, la vitesse, lhumour, parfois une touche de surréalisme Dans Frère Jacques, tout comme dans vos récits, vous suggérez de diverses manières lexistence dune autre réalité, presque dun autre monde. Le plus souvent, ce sont des images verticales. Dans vos livres, on senvole beaucoup, et on tombe beaucoup. Quel type despoir formulez-vous ? Y a-t-il là une forme de transcendance ? Ma sensibilité serait plus panthéiste que déiste. Dans le milieu où jai grandi, nous entretenions des rapports ambigus avec lEglise et la religion. Très tôt, la religion a été mêlée au profane. Mon père, boulanger, faisait cuire le pain de la Cène, je me rappelle quavant daller le livrer, on en coupait la croûte, le meilleur, et cétait nous qui la mangions. Noël, cétait, pour une bonne part, les jambons en croûte! Ainsi mon enfance a été marquée par la religion, mais non sans ruptures et ambivalences. Jai vécu à la frontière des catholiques et des protestants, non loin de Beromünster, qui était à la fois un lieu de pèlerinage et lemplacement dun émetteur qui diffusait le monde dans chaque maison Encore que désacralisée, cétait bien aussi une sorte de transcendance ! Cet autre monde que jévoque dans mes textes, cest pour moi une tentative de sortir du désespoir. Une échappée. Cet alphabet de linvasion et de lévasion, je lai exploré pour la première fois dans Gottfried, un récit écrit il y a vingt ans. Dans ce sens, avez-vous apprécié le slogan choisi pour la présence suisse à la Foire du livre de Francfort: "Vallée étroite, ciel immense" ? Dans cette perspective, existentielle, jai apprécié ce slogan ! Enges Tal, "vallée étroite", je lai interprété comme notre enveloppe charnelle, notre sac de peau, et le hoher Himmel, le "ciel immense" mapparaît bien comme la seule issue, vers le haut, léchappée de la littérature, de limagination, du rêve, illustrée peut-être par les constellations, lavion, la moto Mais la présence graphique donnée à ce slogan, proposée sur les affiches ironiques placardées à Francfort, ne ma pas plu. Cela dit, jai aimé lélégante austérité de la fameuse Halle 7, la manière de présenter les livres, uniforme, comme une antithèse au tutti frutti de la Foire. Que représente pour vous la peinture, sur laquelle vous avez souvent écrit ? Je ne peux pas vivre sans tableaux. Figuratifs ou abstraits, ils sont pour moi des fenêtres sur le monde, mais un monde de lesprit. En même temps quils mettent en uvre une façon intuitive de regarder, ils nous donnent une réalité traduite, transposée, fabriquée, ils "réalisent", pourrait-on dire, en jouant sur les deux sens du terme. Pourquoi avez-vous choisi de rééditer cet automne, sous un titre nouveau et dans une version légèrement remaniée, une nouvelle publiée il y a seize ans ? Ce livre avait paru en Allemagne dans une excellente maison, Verlag der Autoren, peu avant que cet éditeur, comme beaucoup dautres, ne soit victime de la crise qui a touché ce secteur. Ex Libris lavait repris, il y avait eu de très bonnes critiques à lépoque, mais depuis dix ans déjà, il était épuisé. Du point de vue narratif, il sagit dans mon parcours dune uvre charnière. Et pour léditeur, il y avait aussi lopportunité de la Foire de Francfort. Sous-jacente à ce livre, vous donnez une certaine image de la Suisse, qui a donc gardé son actualité ? La Suisse est vue à travers le discours de mon héros, Dubois. Il porte sur elle un regard fatigué et ironique, loin de tout militantisme et de tout fanatisme sectaire. Le but de son voyage "vers le Sud", à lépoque où beaucoup de mes collègues écrivaient sur des contrées méridionales, est Erstfeld, un endroit sinistre, avant le Gothard. Un anti-lieu littéraire, donc, auquel, dailleurs, il ne parviendra pas. A présent, il est devenu plus normal décrire ainsi, de donner une image ironique, cassée, de la Suisse tombée de son socle Mais de toute façon, aujourdhui, il faut considérer les écrivains chacun pour soi. Je ne vois pas dans la littérature qui sécrit actuellement en Suisse de thèmes vraiment rassembleurs, didentité commune. Marion Graf
Lecture : Frère Jacques -En travers du temps Un grand sujet, un texte splendide. Et non pas un "grand petit livre", comme mon goût du petit mavait tout dabord incitée à lécrire. Qui traiterait le livre de Job de "grand petit livre" pour la simple raison quil est bref et que Job nest pas un roi ? Lourd comme le plomb, et pourtant extraordinairement léger; sombre et drôle: les voilà, les antithèses qui conviennent à ce livre. "Enfant Renz", peut-on lire sur la traverse de la croix à partir de laquelle la mémoire, et le récit avec elle prend son essor. Le livre est lui-même posé en travers du temps: les années cinquante, dans lesquelles il est situé, et notre temps. La mort est partout présente, en travers de tout, comme la souffrance, comme la mémoire, et comme lhumour, peut-être. Klaus Merz, nous le savons depuis longtemps, recourt toujours aux ressources, inépuisables dans leur simplicité, de son histoire familiale, sans pour autant rédiger son autobiographie. [ ] Mais les meilleurs lecteurs sont peut-être ceux qui ignorent tout cela et se laissent pour ainsi dire tomber dans le livre, ceux qui, par conséquent, sursautent quand il est dit, bizarrement, que le père, pendant sa sieste, "est tombé dans une embuscade", et rentre dans le fournil "comme sil revenait de guerre" (ce nest quensuite que lon comprend quil sagit là de sa première crise dépilepsie). Lemploi ironique dun vocabulaire quasiment militaire, ici et dans tout le roman, na bien sûr rien à voir avec une quelconque ferveur belliqueuse, mais signale plutôt cette forme dendurance, cet héroïsme singulier que la vie exige, en province et en temps de paix, de ceux quon appelle les "petites gens". Et Jakob, le nom de laîné, ne rappelle pas seulement le canon célèbre, mais encore lAncien Testament. Il nous permet denvisager le père comme un Job de notre temps: un Job de la classe moyenne, justement qui jusquà la ?n reste vivant, généreux, et partage avec sa famille des îlots de bonheur, de cocasses moments de jouissance. Cest lhistoire de Job, racontée avec un humour toujours vivace, mais qui ne la déprécie ni ne la diminue pour autant: le maître boulanger lui-même discute avec Dieu, de façon radicale, et pas seulement pour son propre compte. Quand le narrateur, le second fils, le seul à être en bonne santé, pose lincontournable question des enfants, à savoir: pourquoi Dieu tolère-t-il le mal, et pourquoi laisse-t-il, par exemple, la femme de Lot se figer en statue de sel [ ], le père prend parti pour celle qui a désobéi, pour celle qui, au contraire de son mari, sest souciée du malheur des autres et qui, pour cette raison, na pu compter parmi les rescapés. Ny a-t-il que celui qui se fie aveuglément à Dieu, qui puisse être sauvé? Ou celui qui ne pense quà lui-même? Telle semble être la sagesse amère du maître boulanger; et le fait que son fils porte le nom dun évangéliste, Lukas, représente un signe despoir bien ténu. Le père est aussi, en secret, un maître en poétologie. Il est dit quil utilise les mots justes, quand il parle avec son fils. Et lécrivain, plus tard, que fait-il dautre ? Mais choisir les mots justes, en littérature, et surtout pour Klaus Merz, ce poète laconique, cela veut dire rayonner, éclairer louvert. Remplir les interstices avec de limplicite. Cette intention, létrange sous-titre lannonce demblée: "Un roman, en fait." Faut-il y lire un discret avis au lecteur, une invite à remplir nous-mêmes les lacunes ? Peut-être. Mais mieux vaut ne pas songer à ce que serait devenu ce sujet splendide si lun des romanciers frustes et redondants si appréciés aujourdhui sen était emparé! Voici donc "un roman, en fait": sans un mot de trop, sans un mot qui manque. (Drehpunkt, n° 97, avril 1997).
Repères Klaus Merz est né en 1945 en Argovie, où il vit aujourdhui. Il publie son premier livre, un recueil de poèmes, à lâge de 22 ans. Depuis lors, une dizaine de recueils de proses, poèmes ou brefs récits ont paru chez divers éditeurs. A partir de 1994, ses livres sont publiés à Innsbruck, aux Editions Haymon. De 1995 à 1997, il a été président du Groupe dOlten. En 1996, il a obtenu le Prix de littérature de Soleure, une distinction prestigieuse dans lespace littéraire de langue allemande. Paru en 1997, Jakob schläft ( trad. en français sous le titre de Frère Jacques, Ed. Zoé 1998), salué par la critique comme "un miracle", la mis au rang des auteurs de best-sellers et lui a valu de nombreux prix, en Allemagne notamment. Parmi les voix décisives qui ont contribué à le former, il cite Günter Eich, Hans Erich Nossack, Paul Celan, Ingeborg Bachmann, Erika Burkart, Gabriel García Márquez et les écrivains dits du "réalisme magique". Et surtout, Robert Walser.
Bibliographie Mit gesammelter Blindheit, Gedichte (Der Bogen,
Saint-Gall, 1967). Depuis 1994, les ouvrages de Klaus Merz sont publiés aux Editions Haymon (Innsbruck). Am Fuss des Kamels, histoires et interludes (1994). Extrait de Feuxcroisés
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