Rafik Ben Salah
Récits de Tunisie, Editions L'Age d'Homme, 2004

Rafik Ben Salah / Récits de Tunisie

Dans une langue savoureuse et sophistiquée comme les politesses orientales, voici un recueil de nouvelles chaleureux et ensorceleur.

Rafik Ben Salah vit et enseigne en Suisse. Il connaît et il pratique les conventions quelque peu frileuses de son pays d'accueil. Mais lorsqu'il se met à écrire, c'est comme s'il enfilait de souples babouches et se drapait dans un ample tissu chatoyant. Dans ses nouvelles, dès la première ligne, il ressuscite son pays d'outre-mer, la Tunisie, corne d'abondance du peintre et du poète. Incarnation du déchirement tunisien, cet écrivain d'Europe et de langue française porte en lui un répertoire de visages, de postures, de locutions, de goûts, de mélodies et d'odeurs, trésor inaliénable qui le réchauffe dans les frimas helvétiques, et où ses récits vont puiser d'eux-mêmes, comme dans la garde-robe inépuisable d'un conte de fées.

Est-ce une part de lui-même qu'il a incorporée au personnage de Kateb, voué par son père, dès le berceau, à devenir écrivain coûte que coûte, et bien entendu dans la langue des Goncourt? Est-ce la nostalgie d'un temps plus désinvolte et plus humain qui lui fait retranscrire avec tant de verve les expressions fleuries d'Ebbay Ithmène, l'intraitable contempteur du pouvoir et des "grands", rattrapé pourtant par les mirages de la modernité :
"Son oeil ne vise ni à voir, encore moins à prévoir, comme son rang l'y oblige pourtant, mes frères et mes enfants, et je parle du Haut-Gouvernant, Allah le dénantisse et de grogne le nourrisse, l'écartèle et le martèle... Allah le treuille et Rabbi l'endeuille..."

Et dans ces allitérations et ces exagérations, dans ces coquecigrues et ces malédictions, dans ce va-et-vient entre l'insoumission canaille et l'obéissance rituelle à des lois ancestrales - faites pour être contournées comme chacun le sait -, voici qu'émerge des sables et de la mer cette Tunisie rêvée dont le soleil nous irradie, par la magie du verbe, comme si nous y étions.

"Rafik Ben Salah est un conteur pour qui la tradition orale a gardé toute sa force, toute sa saveur, son pouvoir d'étonnement, de mystère, de scandale... Ce qui est fascinant, c'est la façon d'aller au drame, c'est l'habileté, souvent la ruse, du conteur sûr de son effet, et du plaisir inquiet, de l'anxiété, de la peur de son auditeur captivé par sa parole infaillible."

Jacques Chessex

Rafik Ben Salah a déjà publié, à l'Age d'Homme, Le Harem en péril (prix Lipp Genève 1999) et L'Oeil du frère.

Récits de Tunisie, Editions L'Age d'Homme, 2004

 

"Récits de Tunisie" : Extraits

Bédouins au Palace

A ma soeur Sihem

C'est ce que disait Ebbay Ithmène, sans trêve et à toute haleine; ils sont les coqs et nous sommes leurs poules, mon fils, des poules en foules qui finissent mahboules; mes frères, regardez-vous, regardez-moi! E je parle des meilleurs des gouvernants, et va!

Son oeil ne vise ni à voir, encore moins à prévoir, comme son rang l'y oblige pourtant, mes frères et mes enfants, et je parle du Haut-Gouvernant, Allah le dénantisse et de grogne le nourrisse, l'écartèle et le martèle... Allah le treuille et Rabbi l'endeuille...

L'on riait alors à toute gorge autour d'Ebbay Ithmène, autant pour couvrir ses paroles incendiaires, que pour prévenir une éventuelle accusation de complicité diffamatoire.

Mais tout cela, c'était à l'époque où Ebbay Ithmène était dans l'indigence profonde et même, la pauvreté toute ronde, et qu'il pestait du lever au coucher et au-delà, contre le Haut-Gouvernant. Epoque injustement révolue, parce qu'on avait encore besoin de grands clabaudoirs et de fins flagornoirs, de hauts prononçoirs et de cinglants dictoirs et même, de brûlants abouloirs, par tous les chiens et tous les loirs!

Mais les bouche maljactantes s'étaient hélas tues depuis l'année du Sorgho, et la parole pensante est restée suspendue, celle d'Ebbay Ithmène aussi qui avait mal tourné, suri. D'homme pauvre et bien-pensant, il était soudainement devenu riche et malodorant!

Voici dans quelle sinistres circonstances.

Avant la survenue de l'événement qui allait l'avarier, Ithmène était un homme effervescent d'éloquence, toujours survolté et la parole haut levée, dressée et épineuse, sans complaisance pour les détenteurs exclusifs du verbe et du sou. L'on recherchait alors à tout prix sa compagnie, en dépit des risques qu'elle comportait, et les hommes se l'arrachaient d'une terrasse à l'autre, faisant fuir les bourgeois à chéchia haut-de-forme, par Rabbi !

Et l'on était heureux d'occuper les places abandonnées par les culs gras, selon l'expression de Bey Ithmène, qui était sec et haut bistré comme de la caroube.

Et alors s'élevait la voix de l'homme Ithmène, un Bédouin empaysé à présent, mais propriétaire terrien tout de même, disait-il, de la lise exclusivement où ne pousse que le chardon, impropre à nourrir les ânes; du sable comme propriété, laissé par ses ancêtres, tous disparus dans la mouvance du manque, par Allah!

S'élevait donc la voix d'Ithmène, haute et claire et soudain grave; voici, mes frères, un incendie s'est déclaré en mon coeur, et le chemin a quitté mon pas, laissez-moi déblatérer, et empêchez-moi de débraiser !

Une parole de lave, d'abord en bouquets ardents et colorés, et puis cela jaillissait sur les hautes cimes où sont postés ceux qui ont confisqué, tout ensemble, le verbe et le sou, enfin la voix d'Ithmène retombait sur le bas de la pyramide, un peu moins dévastatrice, ayant refroidi dans sa chute. Le peuple aussi en prenait sa claque, et parfois, l'on applaudissait, en présence des chéchias haut-de-forme.

Cependant, à l'écouter, l'âme du fils d'Adam partait en heureuse villégiature, et les scories du coeur, le vent les emportait, donnant congé et sursis au malheur; allez, Ebbay Ithmène, et que dis-tu de tel gouvernant ou de tel magistrat, par Allah ?

Et il y avait toujours à dire et à redire, mais surtout à médire et à coup férir, de la seule langue, hélas!

Il restait toutefois quantités d'amertumes au fond des rires, et tant d'infortunes en point de mire, que les éclats de rire se fracassaient trop souvent en tessons de voix. Et Ithmène promettait de mortelles vengeances et des attentats, et il n'y avait qu'à attendre le passage de l'un de ces messieurs en Marsadès noir marmite, déguisé en sombre ministre!

Certains convives, pourtant joyeux et affectueux, se levaient alors, appelés soudain par des urgences oubliées, parce qu'alors, mon Dieu, où allait-on, que deviendrait-on? Ils regardaient tout alentour, et se levaient en riant, secouaient longuement leurs pantalons à queue ronde de mouton, enfilaient leurs socques et partaient à reculons, parce que, le dos tourné, mon Dieu, mon Dieu, que ne dirait-on et que n'inventerait-on ?

Le cercle d'Ithmène se rétrécissait donc puis s'amenuisait, enfin disparaissait tout à fait, et la voix de l'homme continuait à proférer les pires imprécations, et à annoncer les plus violentes agrégations!

Ces éclats répétés et publiés finirent par isoler l'orateur Ithmène, qui vit bien dans quelle solitude il se retrouvait, mais la révolte en lui avait élu domicile et cabinet, comment donc s'en débarrasser?

Cet isolement finit par instiller en lui l'urgence du temps, passant sans repasser, et il éprouva que ses désirs d'homme remontaient à la surface de sa conscience; un brin de puissance, par Allah et un fétu d'aisance, les mériterait-il une fois, avant que ne s'éteigne sa voix?

Les rares compagnons qui lui tenaient encore un peu le crachoir disaient; vends ta lise, Ithmène, vends donc ton sable, il paraît que le Roumi, n'aime rien autant que le sable chaud, par Rabbi!

Et c'était une cruelle plaisanterie, aux commencements de cette affaire. Mais au commencements seulement, l'on verra pourquoi.

Et c'est au cours de l'une de ces nuits où le sommeil donne à retordre que l'homme Ithmène eut soudain la nostalgie de son enfance, à l'époque où le père annonçait sans prévenir; demain nous irons à la mer, femme, on nous prête la monture.
[...]

Extrait de : Récits de Tunisie, Editions L'Age d'Homme, 2004

L'Epouseur

A ma soeur Sihem

Tout est dans la manière, ôte de toi les sophistications, frère, et écoute-moi. Si tu entres chez quelqu'un pour lui dérober ses valeurs, allumes-tu la lumière, ou bien? Dis, allumeras-tu?

C'étaient les propos de Beznès Musical.

De même qu'il ne convient pas d'épouser une maîtresse, on ne se remarie point avec une femme dont on a divorcé! Ni même avec une qu'on a pilée!

Et puis Beznès se remettait à conter ses raids et ses razzias, ses conquêtes de haut paria! Cela finissait tout de même dans son stidio de Lafayète, dont personne n'avait l'adresse précise et que nul n'avait jamais réussi à localiser, en dépit des nombreuses filatures engagées dans le dos du conteur, des nuits durant.

Parce que Beznès s'apercevait toujours qu'on le suivait, et alors, il poussait la porte d'un cabaret. Comme il était célibataire, et que sa famille vivait au village, personne n'avait sa disponibilité pour rivaliser d'errance.

Le lendemain, il contait sa soirée au cabaret.

Le plus étrange est que Musical tenait toujours sur pied le lendemain, les traits intacts, le teint sans tache. A la fin de son service au bureau, il se rendait au Cappuccino, sans jamais déroger. Suivaient alors les parties de cartes à jouer dont s'extrayaient avec peine, deux heures plus tard, les joueurs mariés, laissant toute la place à Misicoul et à quelques acolytes en désir de rêver.

C'est alors seulement que le fonctionnaire Beznès apportait la provende à saliver.

Mais toujours, il commençait par tonitruer et clamer deux mêmes sentences et qui étaient; voici frères auditeurs, avant que de narrer, il convient d'admettre que l'écriture est la langue de la main, que les paroles consignées sont supérieures à celles qui ne le sont pas; admettons et poursuivons. Mais puisque l'écrit n'est pas venu à nous, nous n'irons pas jusqu'à lui, non!

Pourquoi ?

Eh bien, parce que la langue vive tient sa vivacité du poulain, sa fierté, du cheval rétif, frères, qui a l'orgueil du roi et la brillance de l'éclair. Mais un jour, mes frères, nous accéderons à la noblesse de l'écrit, c'est promis, si Rabbi nous laisse vie, âmine!

Puis Beznès baissait soudain la voix, et prenait un air complice et entendu, appelant à lui ses compagnons; voici, frères au risque de vous décevoir, rien de changé! Cela marche, et de mieux en mieux.

D'où je viens, mes frères vous ne saurez rien, mais voici les faits.

J'arrive au cabaret, et les rideaux rouges en soie carmin s'ouvrent par un tournemain invisible, puis un bruit sec écarte les battants d'une porte en verre rempli d'étoiles filantes, en paillettes d'argent. Les malfrats et les ganaches balafrées me font des courbettes, et une vestiaireuse en courte soie prend mon imper, mes gants et mon écharpe, et me gratifie d'un baiser en levant une jambe nue et un pied de grue, nom d'une berlue que j'ai frôlée mais que je n'ai plus!

Après la vestiaireuse presque nue, c'est le patron qui s'avance avec une coupe de son cru; il me prend par le bras, et me conduit à une table de choix, limière tamisy personnalisy!

Après cet accueil, ton souci principal est de ne pas vexer ces dames. Elles avancent les unes après les autres, et c'est elles qui offrent le champagne. Mais elles n'offrent pas que le champagne, mes frères, vous m'avez compris; hier soir, j'ai réussi à n'en prendre que trois, trois autres voulant bien attendre leur tour devant esstidiou, mais vous me connaissez, frères, je n'aime pas choquer les voisins, surtout qu'elles poussent des cris orgastiques, disait le Roumi; il y aussi des vieux qui sortent à cinq heures pour aller à la mosquée, alors, non, non, je respecte!
[...]

Extrait de : Récits de Tunisie, Editions L'Age d'Homme, 2004

 

3 questions à Rafik Ben Salah, par Janine Massard

ECRIRE EN SUISSE ROMANDE EN S'INSPIRANT DE SA TUNISIE NATALE

On l'imagine assis en tailleur sur une estrade, déroulant le fil d'histoires pleines de rebondissements, comme dans la tradition du conte oriental; on le voit s'adresser à un public pour qui le temps ne compte pas, avide de mots faits de magiques astuces et de truculentes trouvailles, porteurs d'une réalité qui ressemble à la leur, magnifiée par une écriture originale, produit de deux cultures, et que nous appelons "l'écriture du métissage":

- De l'enfance dans un village tunisien à une vie professionnelle qui se déroule totalement en Suisse, est-ce que cela fait de vous un écrivain du Maghreb ou un écrivain suisse?

Je pourrais répondre: ni l'un ni l'autre, pour prétendre à l'universalité! Mais je préférerais dire que je suis l'un et l'autre. Etre un écrivain tunisien, c'est entendre les voix de mon pays natal, avec leurs rythmes, leurs sonorités, leurs couleurs propres; être un écrivain suisse, c'est ouvrir à ces voix le chemin d'un certain ordre, une mise en place dont mon corps est le canal et le filtre; la distance qui sépare le Tunisien du Suisse n'est que le recul nécessaire à une perception critique d'un monde aimé à partir d'un espace apaisé, celui des lieux où j'écris dans le pays de Vaud.

- Vous écrivez dans les bistrots, les endroits bruyants ne vous distraient-ils pas du sujet ?

C'est ce que j'appelle "les espaces apaisés" J'ai grandi dans le brouhaha des maisons pleines d'une humanité bruyante, excessive et exaltée; le silence m'effraie et m'angoisse, et aucune activité réflexive ou introspective ne m'est possible si des voix humaines ne sont pas déployées autour de moi. Les bruits humains sont, pour moi, une protection contre ce qui n'est pas moi-même. Lorsque les voix extérieures se chargent de couvrir le monde extérieur, je peux alors recouvrer mon moi et recevoir les voix d'outre-mer qui fondent sur moi, me traversent tout entier et remontent à hauteur de ma conscience.
Cela ne prend que quelques minutes au bout desquelles l'écriture devient possible.

- Dans l'impressionnante mosaïque que vous êtes en train d'élaborer, quel est le rôle de Staline, l'écrivain public, qui est un personnage que l'on retrouve d'une œuvre à l'autre ?

Staline, c'est probablement le symbole de la toute-puissance, celle de l'écrivain, du créateur en général. En lui, réside tout le potentiel imaginaire et narratif dans lequel je peux puiser en tout temps. C'est lui qui crédite le narrateur en événements et c'est lui qui les authentifie; il est, entre autres, "l'Officier des actes notariés", mais il est également le porte-parole de ceux qui ne peuvent pas s'exprimer par eux-mêmes. En définitive, Staline, c'est moi, pour parodier celui que chacun sait.

Propos recueillis par Janine Massard

 

Revue de presse

Une formidable humanité

Conteur hors pair, Rafik Ben Salah tire le meilleur parti de sa double appartenance à la culture arabo-islamique et au monde occidental, établi qu'il est dans notre pays (à Moudon, plus précisément) depuis des années et jouant avec le parler romand de façon très plaisante. Ainsi voit-on sous sa plume des moutons se " royaumer " et son narrateur invoquer " tous les tadiés " avant de traiter un personnage de " toyet " ... Brassant la pleine pâte du langage avec une verve éclatante, où le chatoiement des mots le dispute à leur musicalité, l'écrivain est également passionnant, et plus grave, plus incisif, plus dérangeant parfois, par les thèmes qu'il traite, à commencer par celui du choc des cultures. Dès Bédouins au palace, première des douze nouvelles réunies ici, le ton de comique grinçant (voire parfois tragique) est donné avec l'histoire du Bay Ithmène, brave homme pauvre et candide qui découvre que la " rapiéçure " de terrain vague qu'il possède au bord de la mer vaut une fortune aussi peu concevable à ses yeux que le nouveau monde balnéaire surgi du sable. Observateur mordant des relations intimes perpétuées à l'enseigne du patriarcat musulman, Rafik Ben Salah excelle aussi (notamment dans Tsahal se déchaîne) à dire la condition des femmes, comme il touche à d'autres aspects, politiques alors, du Pouvoir aux multiples abus. L'empathie chaleureuse de l'écrivain le préserve cependant de tout dogmatisme critique, comme si la vie était plus forte que les instances mortifères.

Jean-Louis Kuffer
24Heures
http://www.24heures.ch
04.09.2004

Le voici [Rafik Ben Salah] donc depuis longtemps dans le pays de "Ben Tell", où il enseigne et écrit... car ...] n'est-il pas destiné à devenir écrivain et ce, "dans la langue de nos ennemis que nous aimons tant"?
En vérité, il l'est, écrivain, et conteur habile et inspiré; quant à cette langue française que nous partageons, il lui fait prendre des tours et atours si inattendus, si pleins de saveur et de neuves mélodies, que nous en restons saisis d'admiration sur nos chaises, tandis que lui, ou plutôt ses personnages, vaquent à leurs affaires de coeur, à leurs devoir de chef ou de serviteur, à leurs rêves de justice et à leurs astuces de survie, en dansant d'une babouche légère dans la magie du verbe. ...]
La critique, chez Rafik Ben salah, est d'autant plus frappante pour le lecteur qu'elle s'exprime par les voix de personnages déchirés entre la modernité et les coutumes anciennes, cherchant à comprendre, dans un pays où, à une certaine époque, la police "avait l'oeil capable d'attraper un pois chiche au fond d'une marmite". Mais il y a aussi, dans cette Tunisie recréée, des "ripailles de taille" dans l'allégresse des familles retrouvées, et des tragi-comédies sur routes en folie, et de la sensualité, ah! Quelles trouvailles pour suggérer les ardeurs de l'amour! C'est ainsi qu'en lisant ces histoires on s'enrichit de matières humaines et littéraires.

Rose-Marie Pagnard
Le Passe-Muraille No 61
juillet 2004