Olivier Chiacchiari revient avec La mère et
l'enfant se portent bien, une comédie alerte, drôle
et intelligente. On peut encore la voir jusqu'au 26 novembre
2006 sur les planches du Poche, à Genève, dans
une mise en scène de David Bauhofer, dont la presse
a dit du bien. On peut aussi la lire, puisqu'elle a été
publiée aux Editions de l'Aire. Or sans rien vouloir
enlever à la réalisation scénique du
texte, on peut affirmer que le livre vaut bien plus que la
courte chandelle qu'on brûlera en le lisant.
La place du père, ou la crise
des pères dans la famille d'aujourd'hui : tel est
le thème très actuel auquel s'attaque Olivier
Chiacchiari dans ce texte. Bien croquée, la pièce
fait une sorte de point de point de situation singulièrement
efficace, voire troublant par instants. Benjamin Fertil
- un nom comique en forme de programme, entre facultés
reproductrices d'une part, et enfance ou immaturité
(selon le point de vue) d'autre part - est un homme heureux
et jouisseur, plein de ressources. C'est du moins l'impression
qu'il donne et qu'il a de lui-même. Jusqu'à
ce que la paternité lui tombe sur la tête comme
une tuile. Non qu'on l'ait dupé, mais parce qu'il
se dupe lui-même sous l'effet d'une mixture (classique)
de boisson et d'instincts, de sorte qu'il se retrouve à
la fois responsable et irresponsable de la naissance à
venir. L'amour qu'il porte à sa compagne Béatrice
est sincère, mais il le plaçait dans une perspective
toute différente. Pour elle, qui ne souhaitait rien
plus ardemment qu'un enfant de lui, le cadeau de Benjamin,
pour n'être pas pleinement volontaire, prend une dimension
ambiguë. Sur cette situation biaisée, nécessairement
difficile, se greffent les épreuves " naturelles
" de la parentalité : manque de sommeil, asymétrie
des rôles de la mère et du père, besoins
matériels (réels ou imaginaires), pressions
familiales et sociales, et, à travers ces dernières,
la remise en jeu par les parents de leur propre identité.
Reproches (il lui en veut d'avoir changé, elle lui
en veut d'être resté le même), culpabilisations,
tentatives de fuite, conflits de loyauté vis-à-vis
de soi-même et des autres s'enchevêtrent pour
former une période épouvantable dans la vie
de Béatrice et Benjamin. A noter qu'un couple d'amis,
qui ne parvient pas à avoir d'enfants, ne s'en sort
guère mieux.
Pertinence des lieux communs
Certains traits renvoient aux procédés
classiques de la comédie, passant parfois par la
caricature (avec efficacité au demeurant, car certaines
répliques, dans leur genre, sont vraiment désopilantes),
et où l'on pourrait être tenté de voir
par moments quelque facilité. Par exemple lorsque
Chiacchiari souligne le décalage entre la façade
béate que les jeunes parents se croient obligés
d'exhiber et leur quotidien infernal. Mais l'auteur a trouvé
ici une belle justesse de ton, et une vélocité,
un resserrement des problématiques qui font toute
la valeur de ce texte. Or ce resserrement passe parfois
par ce que l'on pourrait prendre pour des clichés.
Plus précisément: les brèves séquences
dialoguées qui composent la pièce aboutissent
souvent à des lieux communs, mais la force de Chiacchiari
est justement d'en démontrer la pertinence. On reconnaît
alors, avec éblouissement quelquefois, des répliques
que l'on a soi-même dites ou entendues dans son entourage
sans être conscient de leur appartenance au corpus
de l'expérience parentale ordinaire. Qui plus est,
l'auteur n'est ni complaisant ni suffisant. C'est encore
une des qualités de ce texte que de croquer des situations
et des logiques plus que des personnages, sans marquer d'empathie
à l'endroit de ces derniers (à l'exception
de Benjamin Fertil, dont l'auteur semble plus proche, et
cette asymétrie du texte pourra déranger certains),
mais sans nier ou mettre en doute leur sincérité,
leurs difficultés, la légitimité de
leurs aspirations : quête de l'épanouissement
individuel, besoin d'amour, de reconnaissance - une reconnaissance
déclinée diversement selon qu'elle est censée
venir des parents et beaux-parents, du partenaire dans le
couple, des amis, à travers l'adhésion à
certaines représentations toutes faites. Ou encore,
de manière drôle et inattendue, de la part
de l'enfant : le petit Théobald - son prénom
même trahit de la part des parents un désir
d'être manifestement uniques ou que leur enfant le
soit - sauve sa vie sans le savoir en disant pour la première
fois " papa " à son géniteur excédé,
au bord de l'infanticide. C'est d'ailleurs la seule intervention
verbale du bébé, rapportée par le père
: Théobald est un élément de l'histoire,
mais il n'est pas un personnage de la pièce. Peut-être
parce que justement, il ne sait pas parler ? Où parce
qu'on n'a pas laissé à son protagoniste de
père, qui s'en plaint, l'occasion de faire sa connaissance
?
La mise en évidence de lieux communs aboutit en outre
sur le plan théâtral et social à une
forme d'interchangeabilité des personnages, qui annonce
dans l'épilogue une perspective nouvelle : après
l'échec de la première expérience familiale,
c'est la famille recomposée qui se profile, où
chacun se glisse dans la place qui était celle d'un
autre.
Une perspective d'homme
Au delà de sa drôlerie
et de son intelligence, le texte trouve quelques ouvertures
authentiquement touchantes : une page particulièrement
réussie nous fait ainsi assister au dialogue imaginaire
ou onirique de Benjamin Fertil avec son père disparu,
où palpite une réelle affection ; en même
temps, un décalage entre les générations
s'y manifeste : père et fils ont un rapport différent
à la durée de la vie ; et tandis que les parents
d'hier cachent derrière leur sagesse (peut-être
réelle) une forme d'inassouvissement, les parents
d'aujourd'hui révèlent un individualisme difficilement
conciliable avec l'idéal familial dont elles ont
hérité. Il est d'ailleurs significatif que
ce passage soit parmi les meilleurs du livre : c'est un
regard d'homme que Chiacchiari porte dans La mère
et l'enfant se portent bien - un titre et une formule
où le protagoniste brille par son absence, trahissant
la difficulté des pères à trouver leur
place, et la difficulté des autres à la leur
accorder.
Francesco Biamonte
Page créée le: 20.11.06
Dernière mise à jour le: 21.11.06
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