La parution de Salope de pluie donne l'occasion de
(re)lire le premier roman de Bastien Fournier, La terre
crie vers ceux qui l'habitent, où Simon quitte
son Valais natal pour la ville de tous les possibles, Paris.
Haine et ennui sont le pain quotidien de ce jeune homme.
Haine de lui-même, mais aussi haine que la Suisse
nourrit envers lui, pense-t-il sans doute par projection
(il préfère penser que son pays le hait au
lieu d'assumer sa propre haine envers sa terre d'origine).
Dans la ville lumière, Simon combat " un ennui
et une vague haine de soi-même qui, déjà,
commence à le paralyser ", et qui l'empêche
de prendre la main amoureusement tendue par la harpiste
Clémence. Après avoir marché "
sous cette salope de pluie dans cette salope de ville ",
le triste héros revient au pays - d'où ses
pensées n'ont pas décollé - sans davantage
de joie de vivre ni de diplômes qu'au départ.
Le refrain n'a pas changé
dans le second titre - " salope de pluie dans cette
salope de ville " - et cependant le climat y est différent.
Simon ne fuit plus vers un idéal: le voilà
de retour dans le réel. Son expérience d'un
ailleurs explique peut-être sa peine à se fixer,
à se sentir bien quelque part. Il habite maintenant
à Fribourg avec Aélia, qui joue de la harpe
comme Clémence. Cette similitude entre les deux femmes
signifie-t-elle que la vie est une longue variation sur
un nombre restreint de motifs ?
Simon est marié, enseigne
au collège, écrit une thèse et achève
un roman. Il ne paraît pas heureux, mais semble moins
figé dans le spleen qu'auparavant. Son échec
parisien va toutefois être réactivé
par le séjour de son épouse à Paris,
où elle triomphe en jouant les sonates de Vivaldi
et couche avec le violoncelliste de l'orchestre. La tromperie
atteint d'autant plus cruellement Simon, qu'il a besoin
de musique classique pour écrire. Aélia vit
dans l'ambiguïté, voire l'écartèlement
: elle s'efforce de préserver son couple à
l'intérieur (à la maison) et désire
fonder une famille (finalement, elle fera un " bébé
toute seule ", comme le chantait J.J. Goldman) ; alors
qu'à l'extérieur, elle se laisse emporter
par les promesses de la musique et d'un musicien.
"La musique est un art qui se
reçoit en même temps qu'il se donne, tandis
que la littérature est un art à retardement,
dans le sens où le geste artistique précède
de beaucoup la réception du lecteur ", disait
le romancier Valaisan en octobre dernier au micro d'Espace
2. Pendant qu'Aélia répète en groupe,
puis part en tournée, Simon affronte la solitude
créatrice de l'écrivain. Son écriture
se nourrit de musique et a pour moteur la colère.
" La colère trouve dans les arts un moyen d'expression
très adapté, un droit à exister ",
selon Bastien Fournier, qui ne nous balance pas à
la figure une rage brute de décoffrage, mais la passe
au travers d'un filtre. Il dit travailler longuement ses
textes, qu'il compose de façon linéaire avant
de les débarrasser de " tout le dispensable
". Reste une série de scènes et d'arrêts
sur image. En s'éloignant ainsi du mode narratif,
Bastien Fournier confie au lecteur le soin de construire
les liens psychologiques, les ponts entre les éléments,
et il le laisse se raconter sa propre histoire. Etonnant
et enthousiasmant, son récit parvient à être
tendu, à ne souffrir d'aucun relâchement tout
en ménageant une belle place pour nos vies et nos
pensées. Kaléidoscopique, il alterne les temps
(verbaux seulement car le ciel est décidément
gris), les points de vue et les voix. Outre Vivaldi, on
y entend bien sûr Simon, sa femme et son père
aussi. Ce Valaisan teigneux semble parfois le porte-parole
de la mauvaise conscience de son fils, spécialiste
de la fuite - géographique dans La terre crie
vers ceux qui l'habitent et littéraire dans Salope
de pluie ; et par deux fois, la désillusion se
tient au bout de la route !
Rebelle frileux, Simon fuit le bonheur,
sans doute de peur qu'il ne se sauve. Tandis que son personnage
progresse par chutes, Bastien Fournier élabore une
langue tissée de fulgurances, d'atmosphères,
de textures et de formes différentes. Salope de
pluie montre la complexité de l'être avec
soi-même et du vivre ensemble ; ses mots enveloppent
de quiétude malgré l'amertume des coeurs et
l'humidité de l'atmosphère, entre pluie du
dehors et larmes du héros (ou plutôt antihéros),
dont le stylo caméra de l'auteur suit le trajet jusqu'à
ce qu'elles éclatent sur le carrelage, et rebondissent
sur la page.
Elisabeth
Vust
Bastien Fournier, Salope de pluie, L'Hèbe,
2006, 130 pages.
Bastien Fournier, La terre crie vers ceux qui l'habitent,
L'Hèbe, 2004, 133 pages.
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