Dans le livre que les Éditions
d'en bas éditent à l'occasion de leur anniversaire,
Luttes au pied de la lettre, la ligne militante de la
maison apparaît clairement. Les "belles-lettres"
prennent logiquement peu de place dans le catalogue, et
c'est surtout dans une optique d'échange culturel
à travers des traductions qu'elles s'y infiltrent.
Avez-vous songé à publier des romans, de la
poésie, voire de la critique littéraire pour
leur dimension sociale, politique ?
La littérature, sous l'appellation
" belles lettres ", et la critique littéraire
sont publiées par d'autres maisons d'éditions
en Suisse romande. Nous publions ainsi de véritables
coups de cur et des traductions en participant à
des aventures éditoriales de passage des frontières
entre les langues et les cultures en Suisse - par exemple,
dans le cadre de la collection ch ou de la collection Bilingue
publiée en collaboration avec le Centre de traduction
littéraire de Lausanne (CTL) et le Service de presse
suisse (SPS). En outre, cela nous a permis de publier des
textes traduits d'autres langues d'Afrique ou d'Amérique
latine. Par ce biais nous publions effectivement des romans,
des receuils de nouvelles, de la prose poétique,
de la poésie ou du théâtre. Une partie
de ces textes est francophone, mais la majorité sont
des traductions. Cela s'inscrit également dans un
engagement particulier à défendre le statut
et la rémunération des traducteurs et traductrices.
Ces dernières années nous nous sommes intéressés
à la littérature écrite en Suisse par
des auteur-e-s issu-e-s de l'immigration comme Yusuf Yesilöz
ou Aglaja Veteranyi. Le critère " dimension
sociale ou politique " n'est pas suffisant, même
si nous sommes très attentifs à la "
matière " travaillée par les écrivain-e-s.
Ce qui compte aussi c'est la singularité d'une uvre
et de l'univers qu'elle crée et qu'elle explore,
la qualité de son écriture et de son style,
le retentissement et le plaisir qu'elle produit en nous,
lecteurs et lectrices.
On note dans la littérature
suisse une désaffection assez générale
pour la " littérature engagée "
telle qu'on l'a connue dans les années 1960 et 1970
par exemple ; l'idée d'une littérature à
thèse irrite vivement une bonne part des auteurs
et des critiques d'aujourd'hui. On pourrait dire en revanche
que de nombreux auteurs de fiction sont à la recherche
d'un nouveau mode d'engagement littéraire, loin des
polarisations gauche/droite de la génération
précédente. Quel est votre point de vue sur
la " littérature engagée " ? Que
vous apprennent de ce point de vue les manuscrits probablement
nombreux que vous recevez ?
Je suis allergique à la littérature
à thèse qui chercherait à démontrer
ou à prouver quoi que ce soit. La littérature
dite " engagée ", heureusement, ne se réduit
pas toujours à cette dimension, ni à celle
qui entrerait en jeu dans des clivages politiciens. Les
catégories telles que " belles lettres ",
" engagée ", " populaire ", "
postmoderne ", etc., relèvent d'un métadiscours
sur la littérature : elles hiéarchisent les
formes littéraires et sont utiles, avant tout, pour
ceux qui les produisent et pour ceux qui ont besoin de cartographies
ou de repères. Les Éditions d'en bas ont toujours
lutté contre le mépris qui a trop longtemps
stigmatisé la littérature des personnes issues
de milieux populaires.
Je préfère parler de littérature en
la qualifiant autrement : il s'agit bel et bien d'un engagement,
d'une implication, d'un travail dans la langue par les moyens
de l'écriture afin de produire des formes, narratives
par exemple, des uvres singulières et inédites.
La singularité de ces textes, leur aspect idiomatique,
se situe dans les inflexions d'écritures qui par
l'imagination, le ton ou le rythme, entre autres, racontent
des histoires (fictions ou récits de vie) ; se coltinent
avec les stéréotypes langagiers, la doxa et
les structures de pouvoir de nos sociétés
; et uvrent à transformer notre entendement
et nos rapports au monde. Dans ce sens, ces textes littéraires
ont une portée à la fois critique et politique.
Il est donc rare de trouver des manuscrits qui réunissent
toutes ces " qualités ". Et lorsque nous
pensons qu'un manuscrit doit être publié, nous
entreprenons parfois un travail de réécriture
et de corrections avec l'auteur-e. La grande majorité
des textes que nous recevons sont des textes autobiographiques,
des récits de vie, des témoignages qui par
la publication cherchent souvent une reconnaissance ou la
réparation d'un tort. La dignité des auteur-e-s
réside dans cette nécessité impérieuse
qui les a menés à accomplir ce labeur d'écriture.
Cet ensemble de textes constitue ainsi une radiographie
de la " misère " et des processus de précarisation
en Suisse.
Quel a été votre
apport, en tant que directeur, à la maison laissée
par Michel Glardon, qui était aussi son fondateur
?
Question difficile ! C'est aux lecteurs
et lectrices de le dire ! Dès mon arrivée
en 2001, j'ai souhaité à la fois poursuivre
la ligne éditoriale collective construite depuis
25 ans par Michel Glardon et le comité de lecture,
et mener à bien des projets qui étaient encore
dans une phase exploratoire : notamment la collection Ethno-Poche
avec le groupe ETHNO-DOC, la collection de poésie
Bilingue avec le CTL et le SPS, une collection littéraire
africaine coéditée avec les Éditions
de l'aube, les collections équitables Enjeux Planète
(rapports Nord-Sud) et la collection littéraire,
terres d'écritures. Ces collaborations passionnantes
ont mené à la publication de nombreux textes
de qualité. Dans un premier temps, la concrétisation
de titres en attente ainsi que l'arrivée de nouveaux
titres - dossiers critiques, guides juridiques, livres d'histoire,
textes littéraires (fictions et récits de
vie), etc. - conjuguée à ces nouvelles collaborations
a augmenté le nombre annuel des livres publiés.
Depuis deux ans, nous revenons à un rythme plus réduit
de publications.
Car il ne suffit pas de publier ces ouvrages, la responsabilité
de l'éditeur est de les promouvoir, de les faire
circuler. Au vu de l'hétérogénéité
" cohérente " de notre production, cela
implique un travail qui cible des publics très variés.
J'ai donc renforcé le travail auprès des libraires
et des réseaux de lecteurs et lectrices - entre autres,
avec la publication d'un bulletin, Du côté
d'en bas, en participant à la création
du réseau d'éditeurs Le social en lecture
qui publie un catalogue commun - ainsi qu'en direction des
médias. Ce travail de promotion doit s'élargir
et se renforcer en multipliant les synergies entre les maisons
d'éditions et les partenaires associatifs. Par ailleurs,
la ligne graphique des éditions et de certaines collections
a été modifiée pour éviter des
couvertures trop disparates.
Nous entamons actuellement un processus de réflexion
critique sur les livres que nous souhaitons publier à
l'avenir, sur leurs modalités de financement et sur
leur pertinence. Le paysage éditorial en Suisse romande
se transforme non seulement à cause des conditions
difficiles du marché du livre avec la disparition
de nombreuses librairies, avec la cession de l'activité
de maisons d'édition importantes (notamment dans
les domaines des sciences humaines), mais aussi parce que
certains champs éditoriaux défrichés
par les Éditions d'en bas sont explorés par
d'autres maisons d'éditions. Il nous semble que les
enjeux de notre époque impliquent de maintenir un
niveau d'exigence sur la qualité des textes et du
travail éditorial qu'ils requièrent, de proposer
des livres qui offrent des outils conceptuels et pratiques
critiques permettant une autonomisation des individus et
des collectifs dans les luttes qu'ils mènent, et
des espaces où peuvent se déployer des uvres
de création (fictions ou récits de vie).
Votre collection Enjeux Planète
constitue une expérience particulière de coédition,
dans une logique d'échange, de collaboration Nord-Sud.
Pouvez-vous nous décrire les plus significatives
de ces expériences ? Ces systèmes de collaboration
sont-ils aujourd'hui expérimentaux ou déjà
aboutis et viables ? Seraient-ils à vos yeux applicables
à des textes littéraires ?
Le projet de coédition réunissant
douze éditeurs des pays du Nord et du Sud, incarné
par la collection Enjeux Planète sous le label "
Le livre équitable " et inauguré en 2002
par l'Alliance des éditeurs indépendants (http://www.alliance-editeurs.org/),
constitue une avancée inédite dans le domaine
de l'édition solidaire et équitable. Dix titres
ont paru à ce jour. Par un système démocratique
de mutualisation du travail éditorial et par une
péréquation économique, des livres
concernant les effets de la globalisation sont rendus accessibles
dans les pays du Sud. Ce modèle de coédition
existe dans le cadre de projets ponctuels, comme le livre
d'entretiens de Joseph Ki-Zerbo avec René Holenstein,
À quand l'Afrique ?, et vient justement de s'étendre
au domaine littéraire avec la collection terres
d'écriture lancée en 2005 avec la publication
du roman de l'écrivaine sénégalaise
Aminata Sow Fall, Festins de la détresse.
Il a aussi donné lieu à des coéditions
Sud-Sud. La phase expérimentale est terminée,
mais ce modèle d'édition doit être affiné
autant au niveau de ses modalités de production et
de financement que du choix des titres. Si des ouvrages
comme celui de Joseph Ki-zerbo ou d'Aminata Sow Fall trouvent
leur public en Suisse romande, la collection Enjeux Planète,
qui traite des problèmes de la mondialisation, a
beaucoup moins de succès. Il est vrai que l'offre
d'ouvrages sur ces sujets est importante dans les pays du
Nord. Il semble que les militants altermondialistes et les
mouvements alternatifs trouvent des informations considérables
au travers de leurs réseaux ou sur Internet.
L'Alliance des éditeurs indépendants recouvre
six réseaux linguistiques d'éditeurs, par
lesquels transitent des traductions, et au travers desquels
des projets de mutualisation des savoir-faire sont mis en
place autour de problèmes auxquels sont confrontés
les éditeurs indépendants : difficultés
de diffusion/distribution, réglementation des marchés
du livre, droits d'auteur, etc.
Page créée le: 20.11.06
Dernière mise à jour le: 21.11.06
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