Votre premier recueil de poésie, Hébuternes , est paru en 1975 et vous n'avez cessé d'écrire en parallèle à votre activité de plasticien. Quels sont les liens entre ces deux expressions? Comment s'influencent-elles l'une et l'autre?
Je serais incapable de dire comment s'articulent dessin et écriture! Il y a une vingtaine d'années, je séparais complètement les deux activités. Aujourd'hui les mots rejoignent les signes, le dessin les écrits, la scénographie l'architecture des livres.
Sur un plan personnel, je ne supporte pas de rester assis, immobile: les gestes d'atelier me sont indispensables. J'ai besoin de l'activité physique, de l'énergie et de la respiration différente que cela implique. Dans le dessin, on fonce dans le noir avec une sorte de spontanéité et d'énergie très concrète, non réfléchie. Dans l'écrit, c'est le contraire. «Ne pas penser» quand je dessine conduit à la nécessité de penser à une autre étape, celle de l'écriture – et inversement. Ecriture et dessin sont pour moi complémentaires, je les vois comme les deux facettes d'une manière de parler du monde.
Vos textes entrent d'ailleurs souvent en dialogue avec d'autres formes artistiques…
Il y a eu pour moi, au départ, la poésie, puis sont venus le roman et la chanson. Et depuis une quinzaine d'années en effet, je travaille avec d'autres artistes. Nous présentons ce que nous appelons des «polyphonies » , où musique, danse et image jouent avec le texte. Les mots publiés trouvent ainsi d'infinies manifestations et déclinaisons, cela peut durer des années.
Vous habitez dans le Jura suisse. Avez-vous besoin de vivre à une certaine distance par rapport aux centres, dans une marge garante peut-être d'une certaine liberté créatrice? Je pense au hameau de la Za, où se déroule l'action du Butor étoilé : menacé de disparition, perché sur une falaise, il est un monde à part, marginal et solidaire, étrange et poétique.
« Un monde à part » , l'expression est très juste. Il y a l'idée importante de monde en soi, à part par rapport à ce qui forme le centre des mentalités d'ici, mais qui est en fait tout proche. Il existe des endroits, dans le Valais par exemple, ou au-dessus de la mer à Marseille, qui ressemblent à ce que je décris dans le roman. Je suis né et ai passé mon enfance dans la brousse, dans la forêt vierge, dans le désert. Quand je suis arrivé en Europe à l'âge de sept ans, je ne savais ni lire ni écrire, je savais à peine ce qu'était un autre enfant. J'éprouve rapidement une sorte de complexe de claustrophobie, je n'aime pas me sentir au centre d'un espace – d'où ma recherche de zones-limites, de frontières, de périphéries, mon attraction pour la montagne, la mer… J'ai vécu de nombreux déplacements, connu différents lieux. Un humain sur six vit dans la précarité, c'est énorme; et dans ce quotidien précaire, il arrive qu'on soit heureux. J'ai éprouvé la nécessité d'aborder cela à ma manière.
Dans Le Butor étoilé , la nature est un personnage à part entière, à la fois vivante, magique et mystérieuse.
J'ai grandi en partie à Madagascar, proche de l'île Maurice d'où vient l'écrivain Malcolm de Chazal: adolescent j'ai lu dans Sens-plastique , écrit au début du XXe siècle, une phrase que je n'ai jamais oubliée: «Quand l'enfant regarde une fleur, il voit la fleur le regarder.» C'est un sentiment très fort, un lien presque animiste à ce qui nous entoure, une vision poétique du monde où tous les objets sont «animés».
La structure du livre elle-même reproduit un mouvement naturel, cyclique.
Cet aspect cyclique est très animal et l'humain lui aussi est pris dans ce rythme élémentaire. On peut préférer un récit linéaire mais je crois que la mémoire fonctionne par à-coups, en cercles concentriques, une chose en appelle une autre. J'ai essayé de créer ce mouvement dans l'architecture du livre. J'ai conscience que cela peut rebuter certains lecteurs, mais cela crée aussi un suspense puisque les choses se dévoilent peu à peu.
Le personnage de Zach possède une sorte d'innocence, de naïveté, et les questions souvent déroutantes de «la petite» révèlent une imagination fertile. La poésie est ici liée au regard enfantin.
Oui, on en revient à la phrase de Chazal. Et Zach s'abandonne complètement à l'instant. Il est traducteur, Noémie est marionnettiste, Greg photographe: ce n'est pas de l'art au sens académique du terme, mais cela implique une manière d'être au monde. Pour Zach, pour Greg, il s'agit aussi de fixer un monde, de retenir l'instant.
De Zach lui-même, on n'en saura pas beaucoup plus, si ce n'est qu'il a avalé un papillon au moment de pousser son premier cri…
Le papillon exprime en effet le vacillement du personnage, ce vacillement au cœur de l'être. Il permet aussi d'exprimer cette notion de fragilité. Mais le papillon peut être magnifique et faire preuve de résistance. Il subit, comme on dit, une métamorphose complète, et son stade ultime est celui de l'image...
Quant au fait qu'on ne connaisse rien du passé de Zach, ni la raison de sa venue à la Za ni son vrai nom, cela me fait penser à une histoire que j'ai découverte après avoir écrit Le Butor étoilé . Le cinéaste René Vautier avait trouvé refuge chez les Dogons, dans les années 1950, pour sauver les bobines de son premier film, anticolonialiste… Il a passé six mois avec eux, sur une falaise, sans que les Dogons s'informent des raisons de sa fuite. Ils l'ont simplement accueilli comme il était venu. C'est plus courant qu'on ne l'imagine dans notre société occidentale. Cette histoire rend plausible, à mes yeux, l'arrivée de Zach à la Za.
Vous avez publié de la poésie, quelques nouvelles, mais Le Butor étoilé est votre premier roman édité.
J'ai écrit Le Butor étoilé il y a une douzaine d'années. J'avais transmis la première version du texte à quelques proches, dont Sylviane Friederich – libraire et aujourd'hui directrice de la collection « Littérature » des Editions Infolio – afin d'avoir leur sentiment. Je l'ai modifié plusieurs fois et le roman a connu différents états, puis je l'ai laissé de côté pour me consacrer au poème et à mon travail plastique. Yves Berger, directeur littéraire chez Grasset, a découvert son existence en 2000, à l'occasion de mon exposition au Centre culturel japonais, à Paris. Un dialogue a suivi cette «rencontre par les images», et il m'a proposé de le publier. Mais lorsque je suis arrivé au rendez-vous à Paris, il n'était pas là: lui qui travaillait chez Grasset depuis quarante ans avait été remercié quelques jours plus tôt, le nouveau directeur désirant changer d'équipe. J'ai pris cela comme un signe: ce n'était pas le bon moment. Et j'ai travaillé sur d'autres récits et romans. Au début de cette année, Sylviane Friederich m'a appelé pour m'annoncer le lancement de la collection « Littérature » chez Infolio et me demander des nouvelles du Butor . J'étais stupéfait: elle ne m'avait jamais vraiment dit ce qu'elle en pensait. Je l’ai retravaillé pendant un mois avant de lui remettre le manuscrit.
Votre écriture témoigne d'une attention vive et sensuelle au réel; elle mêle une sorte de rêverie mélancolique à un jaillissement d'associations très libres, d'images inédites.
J'ai entendu Erri de Luca dire qu'il écrivait en italien, mais qu'il n'était pas un écrivain italien. C'est ainsi que je le ressens. Je ne me perçois pas comme un écrivain suisse, ou romand. J'ai des origines francophones diverses et cela éclaire sans doute certaines caractéristiques de ce livre: je me suis frotté à plusieurs « langues françaises » , chaque mot a pour moi une vie différente, décalée, d'autres connotations. Cela me donne une liberté, un sentiment d'exil aussi. Je ne me sens pas enraciné.
La Za n'est pas vraiment enracinée non plus…
Pas plus que notre monde occidental en pleine crise!
Propos recueillis par Anne Pitteloud
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