Champ mineur de Francine Bouchet, second livre de poèmes qu'elle publie après Portes de sable (2004, éditions de l'Aire), offre à la lecture une quarantaine de poèmes brefs, denses, d'une rare concentration. Le titre, très étrange, suscite des questions: monte en lui le souvenir d'un chant blessé et plutôt mélancolique, celui de la terre, explosif-explosant. Il s'y mêle une sorte d'espérance dont il semble qu'elle soit surtout une immense confiance dans le langage, dans la poésie surtout, même si elle n'atteint pas toujours son but, poète ou peintre alors déçu:
soif étrange
il ne voit que l'absence
de ce qu'il cherche sans fin
Il convient cependant de s'abandonner aux mots (les graines volontaires / ne passeront pas le gué) tout en les sauvant avec foi de la disparition:
les mots résistent encore
j'avale des strophes entières
de peur qu'on me les vole
Ces poèmes rendent difficile toute intrusion interprétative. Il est possible de suivre de nombreux chemins simultanément ou d'errer un peu selon notre humeur. Pourtant, il me semble y découvrir à chaque fois la marque d'une blessure à vif dont on ne connaît pas les raisons, peut-être simplement la blessure de vivre, la faille qui travaille l'existence de toute chose, existence presque sans poids, tenace et fervente, si difficile à détruire et pourtant si exposée:
Lèvres de la blessure
le papillon se pose
Soudain je vois le papillon comme une blessure, si peu différent d'elle, comme un chant coloré qui la rédime: il la métamorphose en vol léger et lumineux, mortel cependant. Il convient de ne pas l'oublier.
En effet, compagne de chaque instant, la mort traverse presque tous les poèmes (les morts y sont inaccessibles, mais ils murmurent avec l'humus):
Mais quelle est cette litanie
qui prend feu sous la terre?
Le grand mouvement créateur-destructeur de la vie soulève toutes les strophes – souvent elles-mêmes autonomes comme de petits poèmes; chacune éclaire le monde comme un miroitement, comme les jeux d'une eau batailleuse, parfois plus civilisée: le gué, le courant, la barque, la mer, la glace, le seau, le barrage, la fontaine, les remous, les algues, la jarre, l'étang, les poissons, le torrent, les larmes, la vague, tous les visages de l'eau se rassemblent et se désassemblent. Le feu, qui dévore, entraîne vers la mort et la lumière alors que l'eau, qui nous emporte aussi, fait un instant tout palpiter, les plantes qui mangent la lumière avant d'en mourir, les animaux et leur vie difficile. Et les hommes se consument peu à peu. Combat entre le feu et l'eau, oui, mais aussi paradoxale et mystérieuse collaboration, née du conflit même, entre ces deux éléments qui s'allient à la terre, inventant tout ce qui en surgit, herbes, arbres, animaux, hommes, maisons...
Si peu de mots et le monde entier dans ces poèmes.
Les mains de la poète travaillent à tenir ouverte une « faille légère d'où s'échappe un parfum » pour que « rien » et « tout » se ressemblent:
une main
sur le mur du temps
l'autre
sur un buisson ardent
Ces poèmes sont clairs et simples.
Ils se prêtent à de proliférantes interprétations et brillent différemment à chaque lecture. Sérieux, ils restent insaisissables, mais ils restent auprès de nous, en nous. Comme le dit Jacques Roman dans une belle postface: « On lit.[...] On entend.[...] On voit.[...] On lit, on glisse, on se dit.[...]
l'alerte me convie
à rien absolument
à tout dorénavant
On se prend à parler une autre langue », une langue qui incarne, lucide et franche. Les mots chantent, au plus près de la vie et des émotions qu'elle suscite. Les mots brûlent, creusent et se creusent. Ecume, brasier, on les croirait eux aussi vivants.
Françoise Delorme
Page créée le: 18.11.11
Dernière mise à jour le: 18.11.11
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