Sylviane Chatelain
Sylviane Chatelain, Le Livre d'Aimée,
Editions Bernard Campiche, 2002.
Sylviane Chatelain / Le Livre d'Aimée
J'ai posé ma tête
entre mes bras repliés sur la table. Les mots se cachent. C'est
un jeu, ils se cachent et je les cherche. Un jour ils se lasseront et
moi aussi. Je le crains, parfois je l'espère. Mais il est encore
trop tôt. Je les cherche et je les attends. Un mot, un seul quelquefois
et d'autres le rejoignent. J'attends qu'ils m'emportent, me déposent
sur le visage, les lèvres d'inconnus qui meurent si je ne les rejoins
pas ou qui me suivent et me poursuivent, ne s'en vont pas avant que je
n'aie dit et compris ce qu'ils avaient à me dire.
Rien n'a changé. Si pourtant : la montagne,
son corps de baleine échoué devant moi a le dos blanc. C'est
tôt pour la première neige.
Ils me font signe, je m'approche, au dernier moment
ils se dérobent. Ils veulent m'entraîner quelque part, mais
je résiste, je ne veux pas de n'importe quelle route, j'ai le droit
de choisir, de refuser celles qui sont trop dangereuses, qui sont au-dessus
de mes forces. Alors il me tournent le dos avec un haussement d'épaules.
C'est un jeu difficile, un peu cruel. Je sais qu'ils reviendront. Ils
reviennent toujours. Ils savent que je ne peux pas me passer d'eux, que
je finirai par les suivre. Ils sont patients. J'entends leurs froissements
d'ailes, leurs rires qui ressemblent aux cris confus des oiseaux à
l'aube. Ils décrivent leurs tours loin au-dessus de moi, ils ne
me perdent pas de vue. Je vais céder, reprendre ma plume. Mais
je ne vois pour l'instant que ce visage, le visage d'une femme, derrière
la vitre embuée d'un car, qui regarde défiler le paysage,
occupée par je ne sais quelles pensées.
Sylviane Chatelain
est née à Saint-Imier. Son premier roman,
La Part dOmbre (1988), sest vu décerner le Prix
Hermann-Ganz 1989 de la Société suisse des écrivains
et le Prix 1989 de la Commission de littérature française
du Canton de Berne. Son deuxième recueil de nouvelles, De
lAutre Côté (1990), a obtenu le Prix Schiller
1991. Le dernier ouvrage paru de Sylviane Chatelain, LÉtrangère
(nouvelles, 1999), a encore élargi son audience.
Dans Le Livre d'Aimée, tout est suggéré,
comme rêvé, reflété dans un miroir. Comme l'image
lumineuse de cette petite fille à la robe bleue, témoin
des "jours tranquilles de l'enfance". L'auteur raconte ici une
histoire simple - la souffrance, la révolte de ceux qui sont privés
de l'accès aux livres -, s'interrogeant sur "les profondeurs
instables de la mémoire" et sur son rôle d'écrivain,
en phrases brèves ouvrant des espaces qui s'imposent avec une beauté
poétique et une évidence incroyables.
Sylviane Chatelain s'affirme comme l'une des voix
les plus originales de la littérature suisse française.
Sylviane Chatelain, Le Livre d'Aimée, Editions
Bernard Campiche, 2002.
Couverture : photographie de Myriam Ramel
Entretien avec Sylviane Chatelain, par Roger
Guignard
Roger Guignard : Sylviane Chatelain, votre
dernier roman ne cesse de faire allusion aux "mots": mots interdits,
mots qui s'échappent ou se dérobent, "château
de mots", écrivez-vous. Pourquoi le mot "mot" est-il
si présent dans "Le Livre d'Aimée"
Sylviane Chatelain : Parce que ce livre met en
scène trois personnages qui ont affaire avec les mots, trois femmes.
La première parle de son travail d'écrivain.
Les mots se cachent, dit-elle. C'est un jeu, ils se cachent et je les
cherche. Un jeu difficile dont elle se lasse parfois, mais dont elle ne
peut pour l'instant se passer. La deuxième, personnage du livre
que la première essaie d'écrire, est en vacances, en retraite
plutôt dans un village de montagne. D'abord enfermée dans
le silence, elle se met elle aussi à couvrir des feuilles de mots,
mais pour les brûler avant de disparaître. Et cette petite
fille enfin, privée d'école, d'instruction, mais qui calmement,
avec ténacité, finira par s'approprier les livres qu'elle
n'a cessé de convoiter. Les mots comptent dans la vie de ces trois
femmes comme dans la mienne. Le matin j'écris. Dès que j'ai
un instant je lis. Quand je me promène, je décris intérieurement
ce qui s'offre à mon regard ou je me raconte des histoires. Les
mots, je les désire, je les redoute, je sais qu'ils sont capables
de m'entraîner sur des routes dangereuses, de rouvrir d'anciennes
blessures, mais qu'ils sont aussi souvent la source de joies inexplicables.
Sont-ils un obstacle, un écran, entre moi et le monde ou le seul
moyen que j'ai de le comprendre ? Ou le moyen d'aller plus loin, au-delà
d'eux, là où ils ne seront plus nécessaires, où
ils se détacheront de moi comme des fruits mûrs, des feuilles
mortes ?
La structure du livre déconcerte un peu
le lecteur: il y a un "je" celui de la narratrice ou
du narrateur , un personnage un peu mystérieux dont vous
écrivez "ce n'est pas moi", et puis il y a Aimée.
Petite grille de lecture pour les futurs lecteurs ?
Dans le Livre d'Aimée,
trois histoires s'emboîtent l'une dans l'autre. D'abord celle de
l'écrivaine, brusquement confrontée à un personnage
venu de nulle part, une inconnue, mais qui s'impose à elle dans
un décor, une succession de gestes précis. Que veut-elle,
d'où viennent ces images, ces tableaux qui brusquement s'animent
au point de provoquer l'écriture d'une nouvelle, d'un roman? Quelle
est l'étrange, l'obscure origine d'un livre ? J'ai essayé
de décrire ces commencements, les relations parfois difficiles
qui se créent entre l'auteur et son personnage tout en laissant
se dérouler l'histoire née de cette rencontre, celle d'une
femme réfugiée dans un village de montagne, occupée
à fuir ou à affronter ses souvenirs, qui n'a emporté
avec elle que quelques livres et surtout une bande dessinée à
laquelle elle revient sans cesse. Et c'est la troisième histoire,
celle d'Aimée, une petite fille à qui son grand-père
a appris à lire, qui aime les livres et ne comprend pas pourquoi
elle en est privée.
Jeu de miroirs, croisée des regards. Le
personnage, la femme retirée à la montagne est-elle vraiment
une inconnue ? Que sait-elle de l'auteur, qu'a-t-elle à lui dire,
à lui faire dire et que cherche-t-elle à comprendre en feuilletant
sans cesse le Livre d'Aimée
?
"Le Livre d'Aimée" ausculte aussi,
avec quelle acuité, la mémoire. La mémoire et "son
épuisant clapotis", écrivez-vous. "Ces souvenirs
indésirables sur lesquels on ne peut que jeter un filet de mots"
?
Les indésirables souvenirs des échecs,
des trahisons, les regrets, les remords, nous les connaissons tous. Nous
vivons avec eux, nous nous en accommodons. Quelquefois ils deviennent
trop lourds et je crois que c'est le cas pour mon personnage qui a décidé
de les affronter tout en sachant qu'elle courait le risque d'être
vaincue. Une image la fascine, celle d'Aimée et de sa fille prenant
le chemin d'un col, s'élevant au-dessus de la brume avant de redescendre
de l'autre côté. Est-il possible de laisser derrière
soi une vie, ses blessures, de les secouer de ses épaules comme
un manteau usé ? Voilà, je crois, la question qui a fait
naître le Livre d'Aimée, à mon insu d'abord : est-il
possible d'oublier, de faire taire la mémoire, est-il possible
de pardonner ? Jusqu'à la fin l'inconnue hésite, s'immobilise
sur une étroite frontière avant de s'effacer, et je ne sais
pas quel côté elle a choisi, celui du retour ou d'un éloignement
plus grand encore.
Roger Guignard
Extraits de presse
Dans son troisième
superbe roman qui vient de paraître aux Editions Bernard Campiche,
"Le Livre d'Aimée", le plus abouti peut-être, le
plus travaillé aussi, Sylviane Chatelain imagine une trame en trois
strates comme un jeu de miroirs, un jeu de lecture en trois dimensions
où rêve et réalité se confondent, s'imbriquent,
se superposent, se répondent.
Au départ, au coeur de l'histoire, il y
a une petite fille en robe bleue. Privée d'éducation et
d'école, elle se révolte contre sa condition sociale en
dérobant des livres et devient l'héroïne improbable
d'une mystérieuse bande dessinée, "Le Livre d'Aimée".
En deuxième lieu, une femme en partance pour nulle part, fuit quelques
amours passées avec pour seul bagage, la bande dessinée
dont la fillette est l'héroïne, témoin apaisant et
trompeur "des jours tranquillles de l'enfance". Enfin, troisième
intrigue, l'auteur se met en scène, en maître maladroit et
impuissant des mots qui lui échappent; acteur et spectateur d'une
comédie humaine qui se joue à huis clos, sous ses yeux,
avec ou sans lui: "Les mots me font signe, je m'approche, au dernier
moment, ils se dérobent. Ils veulent m'entraîner quelque
part, mais je résiste... alors il me tournent le dos avec un haussement
d'épaule... Un jeu d'écriture difficile, un peu cruel"
Sylviane Chatelain, Le Livre d'Aimée, Editions
Bernard Campiche, 2002.
Catherine Favre
Le Journal du Jura
18.10.02
Quand le bonheur de lire vous emporte.
Des pages qui savancent dans la respiration
dune fugue : cest Le Livre dAimée, de Sylviane
Chatelain.
Mais puisquil sagit dans ces pages
dune petite merveille, dune grâce décriture
qui dans sa patience allusive veille au plus proche de la vie : bien sûr
que vous allez rejoindre ce livre, et jusquaux neiges où
il se referme. Dans cette coda de lhiver où lénigme
du livre, comme de lexistence, reste suspendue. Dans la belle lenteur
de son musical cheminement et dans les échos perpétués
de ses accords, Le Livre dAimée (que Sylviane Chatelain signe
notamment après Le Manuscrit et les nouvelles rassemblées
dans LÉtrangère) suit la trace dun autre livre,
dans la mise en abyme de cet autre Livre dAimée, et dAimée
justement, dans les temps mêlés où saccompagnent
et se rejoignent la narratrice et le personnage. Et dans ce livre du livre,
la lecture est une figure récurrente qui résonne et revient.
Il lit et elle « lécoutait, attentive, sous ses paupières
baissées, au cours des mots, à ses lenteurs, ses brusques
écarts, ses lueurs, à ce désir venu damont
quil charrie, qui nous traverse et nous emporte vers dautres
mots comme vers le large. »
Sylviane Chatelain, Le Livre d'Aimée, Editions
Bernard Campiche, 2002.
Jean-Dominique Humbert
Cooperation
Au moment où le cri et la violence font
souvent office de style littéraire, on ne peut que se réjouir
à la lecture de Sylviane Chatelain. Ses livres brillent par leur
retenue, par leur atmosphère délicate. Après L'Etrangère,
recueil de nouvelles paru en 1999, l'auteure jurassienne poursuit avec
Le Livre d'Aimée, une oeuvre
singulière et envoûtante.
A coups de phrases brèves, Sylviane Chatelain
évoque, plus qu'elle ne dit, la souffrance de ceux qui sont privés
de livres. Interrogeant aussi les liens entre fiction et réalité,
elle aborde à touches discrètes des questions sur le rôle
de l'écrivain, sur le bonheur et les difficultés d'écrire.
Mais Le Livre d'Aimée est bien
loi de toute réflexion intellectuelle. L'essentiel demeure ce climat
que Sylviane Chatelain sait instaurer par l'intensité de ses "paysages
de mots" et par des images d'une évidence et d'une puissance
extraordinaires, comme celle de l'école abandonnée ou de
cette mystérieuse fille en robe bleue.
Sylviane Chatelain, Le Livre d'Aimée, Editions
Bernard Campiche, 2002.
Eric Bulliard
La gruyère
L'amateur qui ouvrira
Le Livre d'Aimée de Sylviane Chatelain éprouvera
de la peine à le refermer avant de l'avoir dévoré
jusqu'au bout. Ses phrases denses, ses chapitres brefs, son originale
façon de passer rapidement d'un thème à l'autre après
avoir dit l'essentiel le captiveront. Un vif désir le poussera,
non pas de découvrir les rebondissements d'une intrigue mais d'assister
au lent dévoilement de réalités perçues d'abord
assez confusément.
On pourrait, en effet, comparer cet ouvrage aux
tableaux pointillistes de certains peintres néo-impressionnistes.
Chaque touche frappe par sa netteté: "C'était l'été.
Devant la maison retirée dans la fraîcheur de ses volets
clos, le jardin vacillait un peu sous une légère houle d'ombres
et de lumière, dans le balancement du soleil émietté
par les branches". Mais les traits se succèdent, se multiplient,
se rejoignent, se chevauchent et se juxtaposent de telle manière
qu'on ne parvient à saisir clairement la cohérence qu'après
avoir pris à leur égard un recul suffisant.
Dans un contexte typiquement jurassien des personnages
se précisent ainsi peu à peu. Décrits amplement ou
plus rapidement esquissés, tous nous touchent par leur poids d'humanité.
Ne partagent-ils pas nos joies, nos peines, certaines de nos découvertes,
les blessures qu'infligent à notre besoin de nous sentir aimés
les ruptures de la vie, de la mort, des infidélités ? Trois
figures s'imposent au lecteur avec toujours plus d'évidence : celle
de la narratrice, qui s'exprime en disant "je"; une étrangère
soi-disant venue se réfugier quelque temps dans un village de montagne,
à propos de laquelle notre romancière ne cesse de fantasmer;
Aimée enfin, la petite fille à la robe bleue évoquée
par un dessinateur dans un album que la deuxième femme avait acheté
naguère dans une librairie.
Le plus intéressant dans ce livre réside
peut-être ailleurs. Ses pages nous initient encore au monde secret
de l'écriture. Le rôle que joue la maîtrise d'un vocabulaire
y est excellemment décrit. Jouant en quelque sorte à cache-cache
avec les mots, l'écrivain laisse par leur entremise monter en lui
et se répandre sur du papier ses souvenirs. Ceux-ci se rassemblent,
se modifient, s'amalgament, se modifient encore pour donner naissance
à des êtres imaginés. Ces formes que peuvent prendre
les songes d'un créateur se mettent alors à vivre leur existence
propre pour l'investir, le séduire ou l'irriter, le harceler jusqu'au
jour où elles finiront par l'abandonner. "Les rêves
nous habitent un instant, ensuite ils nous quittent, même les pires,
sans laisser de traces, ou des traces si ténues, de si fines mais
douloureuses cicatrices, qu'il vaudrait mieux être capables, dès
le matin, de les oublier".
Sylviane Chatelain, Le Livre d'Aimée, Editions
Bernard Campiche, 2002.
Samuel Dubuis
Le Passe-Muraille
Le Livre d'Aimée di Pierre Lepori
E' un romanzo che cerca caparbiamente un difficilissimo
equilibrio, quest'ultimo di Sylviane Chatelain. Da leggere tutto d'un
fiato o invece lentissimamente, come fosse un lungo poema: le frasi brevi,
oneste, distillate, non ingannino, l'essenziale sta scritto ai margini
del testo: delle tre storie raccontate - l'una inscatolata nell'altra
- non avremo che l'essenziale, una serie di immagini: una narrazione distesa
solo per momenti, e spesso momenti luttuosi. E' questo il difficile equilibro
che il romanzo ricerca: tenersi sospesi tra la consapevolezza del tradimento
delle parole (anche quelle d'amore, anche quelle che tradiscono dopo un
tratto di vita) e la fiducia in un senso baluginante, in una speranza,
soprattutto. Da un lato, allora, c'è la struttura difficile del
testo in cui la scrittrice parla in prima persona di un suo personaggio
misterioso, che sotto la pioggia, in un paese solitario, si allontana
da tutto e forse medita di ricominciare, prima di scomparire nella neve.
A sua volta questo personaggio ha con sé un album disegnato, e
in questo si svolge il percorso di vita della bambina - la piccola Aimée
dalla gonna azzurra del titolo - vorace di libri ed abbandonata dai genitori
(le pagine più intense di questo libro sono quelle delle lacerazioni,
delle morti, delle agonie). In questo gioco di specchi il filo conduttore
non è la storia - le tre storie, che si fatica a cogliere nella
loro interezza e nei loro nessi sotterranei - ma le immagini: prima ed
ultima quella di Aimée, ormai madre, che si staglia sopra la collina
e lascia dietro le spalle il passato, valica le parole con il loro bagaglio
di sofferenze. Se il "nastro delle parole" unisce queste vicende,
dunque (e si raddoppia in una riflessione sulla natura del linguaggio,
in particolare della memoria poetica), i destini disegnati in questo Livre
d'Aimée si possono penetrare solo attraverso gli spazi bianchi
che lasciano sulla pagina: sogno difficile della scrittrice: forse un
giorno, la vita si potrà scrivere da sé, senza parole.
Pierre Lepori
Radio Svizzera Italiana - Rete2
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