Jean-Michel Olivier
L'enfant secret, Editions L'Age d'Homme, 2003
Jean-Michel Olivier / L'enfant secret
Nora et Antonio vivent à Trieste, puis à Turin, puis sillonnent l'Italie sur les traces d'un certain Mussolini, dont Antonio devient le photographe attitré. Émilie et Julien vivent à Nyon, sur la côte vaudoise, et rêvent depuis toujours d'ouvrir une auberge de campagne. Ils ne se connaissent pas. Ils ne parlent pas la même langue. Ils n'ont pas les mêmes rêves. Mais leurs destins -- tout d'abord parallèles -- vont se croiser, puis s'épouser au cours de la première moitié du XXe siècle. Quatre « vies minuscules », silencieuses, dédaignées, héroïques, dont l'enfant secret (vous, moi) sera le témoin ébloui, et l'unique héritier.
Jean-Michel Olivier est né à Nyon en 1952. Il est l'auteur d'une quinzaine d'essais et de romans, dont La Mémoire engloutie au Mercure de France et L'Amour fantôme aux Editions L'Age d'Homme. Depuis toujours, il partage sa vie entre l'enseignement et l'écriture, la musique et sa fille.
L'enfant secret, Editions L'Age d'Homme, 2003
Extraits de L'enfant secret
Actuellement sous presse, L'Enfant secret arrivera en librairie au cours de ce mois de novembre 2003. Le Culturactif vous en propose deux extraits en bonnes feuilles.
Le duel
Une seule fois, il a croisé le fer avec l'Empereur.
C'était à Taormine, en avril 1936, au faîte de sa gloire.
En fin d'après-midi, ils arrivent de Rome. Dans la première limousine, l'Empereur en uniforme de caporal d'honneur de la Milice - veste et culotte de cheval gris-vert, ceinturon de cuir, baudrier et fez noir. Dans la deuxième, l'indomptable Edda (qui a quitté pour la journée son palace art nouveau de Capri) et son mari, le Comte Ciano, qui vient d'être nommé Ministre des Affaires étrangères. Dans la troisième voiture, Giuseppe Bottai et Achille Starace, les hiérarques du régime, deux hommes qui se détestent férocement, mais que l'Empereur prend un malin plaisir à emmener avec lui lors de tous ses voyages. Tandis que Bottai passe pour être l'intellectuel du parti - ce qui, aux yeux de tous, n'est pas un compliment - grâce à sa connaissance du mouvement futuriste et sa revue Critica fascista dans laquelle il prône l'abandon des méthodes violentes et la mise en place d'un État éthique, le " terrible Starace " est l'inventeur du style fasciste qui oblige les Italiens à substituer le Voi au Lei dans le langage quotidien, qui introduit le pas romain dans les défilés militaires, interdit le café ou accuse la pasta asciutta de ramolir dangereusement la race italienne.
Zigzagant autour des belles limousines, son Leica en bandoulière, Antonio essaie tant bien que mal de se tenir en équilibre sur une grosse moto Bianchi conduite par un pilote masqué et querelleur qui pousse les gaz au maximum.
L'ascension est pénible. La route tourne sur elle-même, se rétrécit, côtoie à chaque instant le précipice. Campo ferme les yeux et mâche un bâton de réglisse pour ne pas dégueuler.
Quand ils arrivent au pied du belvédère, le convoi ralentit. Campo rouvre les yeux. Là-haut se dresse la citadelle de Taormine, belle et farouche, au milieu des nuages.
Nouvel arrêt devant la porte de Messine. Les officiels descendent des véhicules suivant un ordre hiérarchique : l'Empereur en premier, puis son dauphin Ciano et enfin les ministres. Le maire, un petit homme au sourire chafouin, remet symboliquement au Duce les clés de sa ville, puis le cortège se met en marche jusqu'au théâtre grec dont les gradins, pour l'occasion, sont noirs de monde.
Un vent froid et salé, venu de la mer, brasse le sable en tourbillons. Sur les gradins comme sur l'estrade, chacun se protège comme il peut. Le maire s'avance, mince toupet de cheveux jaunes, son discours à la main, s'époumone à parler, mais ses feuillets s'envolent. Le petit homme est obligé de battre en retraite.
C'est au tour du l'Empereur, front dressé, yeux rapprochés et profonds, menton carré, lèvres frémissantes. Dans la tourmente, il commence à parler, accompagnant chaque période de son discours d'une mimique qui lui vaut, tout de suite, les faveurs de la foule. Peu de gestes. Des yeux mobiles et implacables. Parfois, il met les deux mains dans ses poches. C'est son moment statuaire. Alors ses deux bras tournent au-dessus de sa tête. Les doigts s'agitent. Les mots jaillissent en cascades de ses lèvres. L'instant d'après, il redevient immobile. Il fronde le sourcil. Avec deux doigts, il rajuste le col de son uniforme.
Quand la pluie se met à tomber, l'orateur lève son poing vers le ciel, plus menaçant que jamais. Mais la pluie ne cesse pas. Au contraire, une averse de grêle s'abat bientôt sur les gradins du vieux théâtre grec. C'est la débandade. Chacun cherche refuge où il peut, tandis que l'Empereur, abasourdi, continue à parler, le regard noir, le geste sans réplique. Même les officiels, même Ciano et l'indomptable Edda, même les fidèles Bottai et Starace sont allés se mettre à l'abri sous une arche de l'amphithéâtre.
Seul Antonio, silencieux et stoïque, l'il rivé à son appareil, est resté dans l'arène pour immortaliser ce moment pathétique : le dictateur, oublié sur l'estrade, haranguant un théâtre vide sous une pluie de grêlons gros comme des groseilles.
Le soir, malgré un bain d'eau chaude et plusieurs verres de lait au miel (pour marquer sa mauvaise humeur, il n'aura pas voulu participer au dîner officiel, ni goûter aux somptueux antipasti préparés à son intention, ni boire un verre de cette liqueur si fraîche et délicieuse à base de pulpe de citron qu'on appelle limoncello), l'Empereur est hors de lui.
La mise à sac de la suite royale qu'on lui a attribuée au San Domenico ne l'aura pas calmé. Il jette par la fenêtre une pendule piémontaise, un ou deux vases de l'époque Ming et les fameuses images d'adolescents lascifs, le front couronné de laurier, posant dans un décor de carton-pâte, Arcadie ou Cythère, prises par Wilhem von Gloeden à la fin du siècle passé.
Par peur des représailles, Edda et son mari ont quitté le palace et sont redescendus sur la côte à le recherche d'une salle de jeux. Bottai est allé lire dans les Jardins Publics. Quant à Starace, il s'est barricadé dans sa chambre, un pistolet sous l'oreiller.
Maintenant, l'Empereur exige deux sabres qu'une soubrette épouvantée dépose devant sa porte.
" Et qu'on m'amène un homme ! S'il en existe encore un dans cette ville
"
Le seul homme qui se trouve là, effondré dans un fauteuil de la réception, le visage mal rasé, les sangles de ses appareils faisant une sorte de garrot autour du cou, c'est Antonio. On le réveille. Quelqu'un le pousse dans l'ascenseur. À moitié endormi, il frappe à la porte de l'Empereur.
" Entrez ! "
Quand ils se trouvent nez à nez, le Maître avec son sabre au poing et le petit photographe armé de son Leica, ils sursautent tous les deux.
" Alors, le dernier homme, c'est vous, Campo ?
- Si, Signorsi. "
La chambre est dans un désordre indécent, comme si deux douzaines de cambrioleurs étaient passées par là. Les fenêtres aux carreaux brisés battent dans le vide. Il n'y a plus de vases sur les commodes, ni de tableaux aux murs. Un tas de vieilles photos, dont les cendres tourbillonnent jusqu'au plafond, achèvent de brûler dans l'âtre.
" Que s'est-il passé, Monsieur ?
- Rien, Campo. Ce soir je veux tuer un homme. "
Antonio ne dit rien. L'Empereur lui lance un des deux sabres.
" En garde, monsieur le photographe ! "
Campo n'a pas le temps de se débarrasser de son vieil attirail : l'Empereur est sur lui, le corps fendu, visant la ligne haute. De justesse, Antonio esquive le coup. L'autre perd l'équilibre, se redresse, puis se rue de nouveau à l'attaque. Antonio fait un pas de côté. Surpris, l'Empereur vise la quinte et transperce un fauteuil.
" Porca Madonna ! "
Et maintenant ils se font face, le photographe et son modèle, l'artiste et le tyran, l'homme public et l'anonyme, comme deux vauriens irascibles. Ils croisent leurs sabres en rugissant. L'écume monte à leurs lèvres. Leurs yeux ne voient plus rien.
Aucun des deux n'en réchappera, quelle que soit l'issue du combat, et ils le savent bien.
Nouveau bruit de ferraille. L'Empereur vise à présent la ligne basse. Il veut en finir au plus vite.
Comme un toréador, Campo évite le coup en tournant sur lui-même et, tandis que son adversaire s'écroule, le nez dans le tapis, la bave aux lèvres, il pointe sa lame à la place du cur.
Osera-t-il ?
L'homme qui se prend pour un César, le mâle aux milles maîtresses, le conquérant d'Abyssinie, l'ami de Churchill et Hitler, l'homme aujourd'hui le plus aimé des Italiens (et dans quelques années assûrément le plus haï) est à sa botte, blême de peur, suppliant sa mansuétude.
Qu'est-ce qui traverse à cet instant l'esprit d'Antonio?
À quoi, à qui pense-t-il ?
À sa gloire personnelle ? Aux fantômes de l'Histoire ? À Nora et à ses trois filles, oubliées à Turin, qui ne l'ont pas revu depuis six mois ? Au terrible Starace ? Au Comte Ciano ?
La pointe du sabre appuie toujours à la place du cur.
Campo a un éblouissement. Il se recule, ferme les yeux, s'appuie à la fenêtre.
Dehors, la pluie s'est remise à tomber.
La séance de photographie
Ils sont là, face à face, dans le salon du grand palais romain, le fils de forgeron romagnole et son iconographe, le fils du directeur de l'École Évangélique de Trieste. Celui qui a enlevé l'Italie à la hussarde, farouchement, sans état d'âme, comme on séduit une bourgeoise en mal d'amour ou une adolescente croisée à Rimini pendant un concours de beauté ; celui qui l'a dressée, au fil des ans, qui a mis la Botte à sa botte, en imposant la discipline et le travail à ses compatriotes (le premier et le seul homme d'État italien - se gausse-t-on dans le Nord - qui soit parvenu à faire travailler les Siciliens) ; celui qui rêve d'Abyssinie et de conquêtes militaires ; celui qui a brisé, l'un après l'autre, et réduit au silence, ses farouches adversaires politiques.
Et face à lui, caché derrière le trépied de son appareil, à portée de sabre ou de cravache, le petit photographe, qui se sait important, mais ne sait pas pourquoi, qui mesure la lumière et organise avec un soin maniaque les éléments de la dramaturgie (le buste de César sur le manteau clair de la cheminée, le fauve assoupi aux pieds de l'Empereur, le drapeau tricolore en arrière-fond). Il regarde son modèle. Il voit que la cravate penche, que le col cassé n'est pas droit, que le crâne brille de reflets disgracieux. Un dictateur se doit d'être impeccable. Il redresse la cravate, rouge ou bleu, peu importe, les photos sont en noir en blanc. Il aligne les pans du col cassé. Il passe un peu de poudre sur le crâne rasé de frais et luisant comme du verre.
Silence.
On ne respire plus.
La postérité nous regarde.
Le doigt d'Antonio s'apprête à déclencher l'obturateur.
La lumière tombe par la fenêtre, une lumière jaune et bleue d'arrière automne. La ville bourdonne derrière les vitres, mais on ne l'entend pas. On est dans le silence du Temps figé. Le ciel à travers les rideaux est sans couleur, minuscule et fripé. L'Empereur s'impatiente.
" C'est fini, Campo ?
- Pas encore, Monsieur. J'aimerais profiter de cette belle lumière pour faire encore quelques clichés.
- J'ai du travail, Campo.
- Pour une fois, l'Italie attendra. "
L'Empereur reprend la pose, impassible et soumis. Il glisse la main droite sur son ventre dans l'embrasure de son gilet à parements de soie mauve et jaune. Il réprime une grimace de douleur. Il détourne le visage. Il éternue.
" Ah ! Ces maudites fleurs ! "
Il y a des illets et des pois de senteur sur le bureau, entre les piles de documents, des grappes de jasmin dans des vases de cristal que la lumière avive et brûle, exhalant des parfums repus et écurants.
" Ne bougez plus ! "
Nouveau silence.
Comme tout à l'heure, l'Empereur retient son souffle.
Qui domine qui dans ce face à face silencieux ?
Lequel des deux met en scène l'autre ? L'Empereur d'Italie ou le maître du Temps ?
Le photographe se sait puissant, mais en même temps fatal, irresponsable, il ne joue pas de sa puissance. C'est un artiste. L'Histoire n'a pas de prise sur lui. Ses images valent de l'or, il le sait, et aujourd'hui moins que demain. Bientôt, elles seront à la une des journaux, de Rome à Berlin, de Turin à Moscou, de Trévise à Paris, de Londres à Tombouctou. Et tout le monde se les arrachera.
De ces tête à tête silencieux dans le salon embaumé de jasmin, qui sort vainqueur ?
Le chasseur ou sa proie ? Le photographe ou son modèle ?
C'est un duel larvé, sournois et éreintant, une copulation étrange où les corps ne se touchent pas, les regards se toisent à distance, les mots échangés ricochent comme des balles.
Corps à corps sans contact, rixe à mots mouchetés. Empoignade furtive.
 chaque fois, des images naissent de ces rencontres intimes et sans témoin.
Comme l'accoucheur, Antonio doit mettre au monde des images fortes, enracinées dans l'espace et le temps, mais éternelles aussi, sacrées, mythiques. Il doit faire advenir le corps caché. Il doit l'accoucher au forceps et le débarrasser de tous ses attributs mortels, ses hardes provisoires, ses tics et ses manies, ses désirs contingents.
Il met au monde son propre père.
L'Enfant secret (extrait)
Dans une petite valise, Pierre a rangé quelques jouets, sa casquette et son sifflet de chef de gare, une poignée de billes. Jacqueline a couché sa poupée, une barrette pour les cheveux et les tasses en plastique de sa dînette. Ils ont enfourché le tricycle et dévalé la route jusqu'au cimetière. Personne ne les a remarqués.
C'est le début de l'été, fin juin peut-être, car l'air est transparent, le soleil brûle la peau.
Ils ont suivi la route jusqu'à Prangins. Tout à coup Jacqueline a eu chaud. Elle était fatiguée. Elle avait soif. Elle a pleuré sans pouvoir s'arrêter. Ils ont abandonné le tricycle au bord de la route. Ils se sont enfoncés dans la forêt. La petite fille pleurait toujours, tout son corps transpirait.
Au loin, derrière les feuillages, ils ont entendu un ruisseau. Pierre a pris sa sur par la main et ils sont descendus en faisant de larges zigzags.
Quand ils arrivent au bord de l'eau, ils ont envie de se baigner. L'eau est fraîche et peu profonde. On voit même des têtards, par endroits, cachés sous les racines. Quand ils entrent dans l'eau, c'est drôle, leurs pieds s'enfoncent dans la vase et des gros nuages noirs montent à la surface. Ils ne voient plus leurs pieds. Cela fait rire la petite sur.
Ils entreprennent de construire un barrage en empilant des cailloux de plus en plus petits qu'ils cimentent avec de la terre glaise. Bientôt il se forme un grand bassin d'eau noire où ils pataugent avec volupté. Mais l'eau monte toujours, car le barrage édifié patiemment est bien étanche.
La petite fille prend peur. Elle agite les bras. Ses jambes brassent la vase poisseuse. Elle appelle son frère à l'aide. Pierre essaie de la dégager, mais lui aussi est prisonnier du fond mouvant. De toutes ses forces, il soulève sa sur. Quand il l'a prise dans ses bras, Pierre s'aperçoit qu'il s'enfonce à son tour dans le sable et aussitôt il se met à hurler.
Vers les cinq heures du soir, c'est un vieux paysan qui les dégage.
Là-haut, dans l'herbe, les roues en l'air, il a trouvé le vieux tricycle.
Il explore les alentours, puis entend des cris venant de la forêt. Des cris d'enfants épouvantés. Il dévale la colline. Il trouve les deux enfants collés si étroitement l'un à l'autre qu'ils ne font plus qu'un. Ils grelottent de peur et de froid.
On les tire de l'eau. Le paysan leur prête sa chemise. Pierre et Jacqueline s'essuyent, se réchauffent un peu. On les ramène à la maison dans une charrette tirée par un cheval. Il y a des poules dans un cageot, un sac de betteraves, le vieux tricycle aux roues voilées.
Julien attend sur la terrasse, son martinet à la main.
Certains enfants sont des fantômes. Ils portent en eux le souvenir d'un autre monde au-delà des forêts, par-delà les ruisseaux. Ils ont baigné leur corps et leurs cheveux dans la source enchantée. Ils ont gardé dans leurs yeux cette extase.
La petite fille ne s'est jamais remise de sa fugue. Elle devient triste et solitaire. Elle s'enferme dans le grenier. Elle erre dans les cuisines comme un fantôme. Même son frère n'arrive plus à l'égayer. Elle boit dans les verres les gouttes d'eau-de-vie ou les fonds de vin blanc. Elle se brûle les mains aux fourneaux. Elle renverse les assiettes, les casseroles de bouillon, les plateaux de fromage.
Pour la punir, on l'enferme à la cave. La petite fille en ressort épouvantée, le visage noir de charbon, les mains en sang.
Un jour qu'elle fait de l'équilibre sur la margelle, Jacqueline tombe dans le bassin.
Sa tête heurte la pierre. Elle se retrouve dans l'eau glacée au milieu des truites et des carpes voraces. Elle perd connaissance. On la transporte dans la chambre du haut. On l'enroule dans les couvertures. On lui masse la poitrine avec de l'alcool camphré. Julien fait un grand feu de bois.
Quand elle revient à elle, la petite fille sourit. Ses yeux brillent de fièvre. Elle marmonne des mots sans suite. Son corps grelotte continuellement. Le vieux médecin ne sait que faire. Il prescrit de la soupe bien chaude, des cataplasmes de moutarde. On lui fait une piqûre.
La petite fille sourit toujours, mais elle refuse de manger, de boire, de se faire soigner.
Le lendemain, tout est fini.
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