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« Sexe, pouvoir et argent au XVIIème siècle ». Voilà ce que promet le bandeau rouge traversant la couverture gaufrée vert et or du Grand Jeu, de l'alémanique Claude Cueni. Une telle présentation est sans doute propre à décourager la critique littéraire dite sérieuse. Du moins peut-on relever la rareté des recensions dans la presse romande, traditionnellement attentive aux traductions d'auteurs suisses. Seul le Matin Dimanche a relevé la parution, confirmant à sa manière ce que l'aspect de l'ouvrage affirmait déjà : voilà bien de la littérature populaire. En Suisse alémanique non plus, les grands journaux ne se sont guère arrêtés sur l'ouvrage, en dépit des 100'000 exemplaires vendus (paraît-il) du précédent roman de Cueni – un score rarissime pour un roman suisse. Littérature populaire, donc. De qualité ? Notre réponse est oui.
La belle écriture française de la traductrice Nicole Taubes s'avère aussi confortable qu'efficace et nous projette d'un coup dans le récit. L'on y rencontre dès la première page un banquier écossais venu à Paris pour y subir une opération chirurgicale, qui échouera. Le patient évalue les chances de succès ou d'échec de l'opération en termes mathématiques de probabilités, une certaine tension s'installe entre le médecin et lui : le chirurgien représente un monde fait d'expérience et de foi; le patient représente le monde à venir, fait de statistiques et de risque, en un mot : de spéculation. Le banquier périt pendant l'opération. Son fils, John Law de Lauriston, encore enfant, devient aussitôt le protagoniste du récit, et reprend le flambeau. Le lecteur suivra dès ce moment le jeune homme jusqu'à sa mort. Mathématicien hors pair, joueur, ambitieux, séducteur, et extraordinairement sûr de lui-même, John Law trace un itinéraire d'intelligence et de conviction, de patience aussi, et d'obstination surtout : expert en calcul des probabilités, il conçoit dès sa jeunesse la plus grande idée de sa vie : le papier-monnaie. Il passera sa vie à l'imposer, et trouvera en France, en la personne du Régent Philippe d'Orléans, le soutien politique nécessaire à la mise en oeuvre de son système théorique, relançant par ce biais la croissance écomomique d'un pays en faillite, dévasté par la guerre et la misère. Ses qualités de joueur (qui remplace le hasard par les probabilités), puis le succès de son système financier feront de lui l'homme le plus riche d'Europe.
Roman historique foncièrement classique, Le Grand Jeu donne certes ça et là dans le répertoire-type du film à perruques (un tournage est d'ailleurs en cours, à ce qu'il paraît) : l'on éprouve assez souvent, avec un certain plaisir au demeurant, le sentiment d'avoir déjà vu telle scène sur un grand ou un petit écran – tel carrosse, telle populace, tel salon aux chandelles. Quant au scènes de sexe promises au challand, elles saupoudrent le récit plus qu'elles n'en font partie, et ne brillent ni par leur audace, ni par leur érotisme. Mais Cueni sait construire des personnages, les faire évoluer, conserver leur identité tout en les laissant vivre et changer à travers les décennies. Il peut ainsi tracer une large fresque d'une époque sans perdre l'attention ni la curiosité de son lecteur. L'époque en question, c'est le déclin de la monarchie absolue en France, les dernières années de Louis XIV et la Régence. Or l'originalité du livre, c'est d'envisager cette phase historique sous l'angle financier.
Car pour l'auteur comme pour Law, ce ne sont ni les artistes ni les philosophes qui changent le monde, mais les économistes. L'auteur règle ainsi son compte à Montesquieu dans un paragraphe d'une étonnante dureté. Saint-Simon, qui joue un rôle important dans le texte, est traité de façon plus nuancée : son conservatisme, qui semble d'abord pusillanime, porte en lui une forme de sagesse, et son narcissisme ne l'empêche pas d'être sensible et chaleureux. L'époque voit naître le papier-monnaie, les actions, le capitalisme financier : la crise de l'Ancien Régime apparaît alors moins comme la fin d'un monde que comme le commencement d'une dynamique sociale et culturelle dont notre époque découle directement.
Le livre ne défend pas sans réserve ces changements. Mais il leur apporte fondamentalement sa sympathie. Les dégâts du capitalisme financier, dans la perspective historique de Cueni, sont inférieurs au bénéfice qu'en tire la population et la société dans son ensemble. Les grandes mutations historiques que l'on attribue en général à l'essor de la bourgeoisie et aux Lumières apparaissent ici comme des conséquences d'un changement fondamental du rapport à l'avoir, de la conception des valeurs économiques. Plus de septante ans avant la Révolution française, Cueni peint ainsi des scènes d'hystérie collective devant la Compagnie du Mississippi fondée par Law : ses actions multiplient leur valeur à une vitesse inouïe, on se piétine pour en acheter. Un envoyé de la Couronne d'Angleterre cherche à se frayer un passage jusqu'à la porte, et se fait ainsi apostropher par un aristocrate: « Seriez-vous même le Pape que vous devriez attendre votre tour comme tout le monde. Devant la Compagnie du Mississippi, tous les hommes sont égaux. »
Egaux, les hommes le sont aussi devant la mort. John Law meurt quelques années après être tombé en disgrâce : son système se heurte à la cupidité insatiable du Régent et de quelques puissants, qui impriment inconsidérément des billets pour eux-mêmes et déclenchent une crise financière sans précédent. Honni, dans l'impossibilité de faire porter la responsabilité de la catastrophe aux coupables – le pouvoir politique prime sur sa puissance économique – le héros fuit la France avec son fils. Il quitte la vie à Venise quelques années plus tard. Sa mort met un terme au récit, décrite en une demi-page : usant du topos du batelier, ici un gondolier coiffé d'un masque vénitien à qui le mourant remet une pièce d'or – comme si le métal gardait une force symbolique et poétique que la papier-monnaie n'aura jamais –, Cueni parvient à donner une sensation étonnamment crédible et profonde des dernières lueurs de conscience de son protagoniste, dans un scène d'acceptation simple et noble de la condition mortelle.
Francesco Biamonte
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