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Dans l'insolite et touchant récit de voyages Far West/Extrême-Orient (2004), Philippe Testa observait défiler paysages et personnes comme à travers une vitre, avec une certaine distance. Deux ans plus tard, le quadragénaire lausannois rejoignait la fiction à travers les nouvelles de Love ; il y brisait la glace entre lui et les autres, sans pour autant « pleinement les comprendre », peut-être de par son refus d'aller jusqu'à interpréter faits et comportements. L'écrivain intensifie encore son exploration littéraire et humaine avec Sonny, en optant pour la forme romanesque et suivant de très près le décollage d'un homme. Sonny perd le contact avec la réalité, s'enfuit de son quotidien, traverse l'Atlantique et finit par se noyer dans le désert, après un périple américain où l'écriture intensifie, magnifie solitudes et ambiances.
Cette issue tragique a quelque chose de paradoxal chez Philippe Testa, quand on connaît (après lecture de ses deux livres précédents) sa fascination pour les Etats-Unis, notamment parce qu'ils sont le berceau du rock. « Essentiel » dans sa vie, le rock constitue la bande son musclée de ses écrits. Dans Sonny, il y est fait référence dès le titre, le prénom du héros renvoyant au duo Sonny and Cher. Néanmoins, le groupe phare est ici les Ramones, pour lesquels protagoniste et auteur avouent un faible. Aux premières pages, Sonny se demande : « comment pouvait-il faire comprendre à un type portant un polo Alinghi qu'il écoutait du punk-rock minimaliste, morceaux de trois notes, d'une minute trente et dotés de paroles tenant dans la paume de la main ? ». Ce n'est le pas le seul domaine où cet homme se situe sur une longueur d'onde différente de ses congénères : il a de plus en plus de peine à s'intéresser à famille. Il est « ailleurs, en permanence » ; sa femme le sent et lui reproche.
Ses deux premiers titres le préfiguraient et Sonny le confirme : Philippe Testa excelle dans l'observation, particulièrement des décors américains et des relations homme-femme, où les scénarios se répètent, s'enchaînent, se délitent, et les tactiques s'éprouvent : « Sonny hésitait entre une résistance frontale, qui risquait de se terminer en guerre de position aussi longue que sanglante, et une tentative diplomatique de sortie de crise. ». Les habitudes – cette « saloperie d'épidémie » – à la fois étouffent et rassurent le protagoniste, perturbé par la lente érosion du temps sur l'esprit et la chair. La déprime (autre processus insidieux) va s'emballer en lui et l'emporter.
Lors de ma rencontre avec lui, Philippe Testa dit avoir eu envie de pousser une situation jusqu'à l'extrême, de voir ce que cela faisait d'imaginer, de projeter une personne, plus précisément un jusqu'au-boutiste, dans une voie sans issue. Et s'il part, pour écrire, du quotidien, c'est pour en « faire quelque chose ». Ainsi, pas besoin de s'engouffrer dans l'impasse des ressemblances auteur-héros, Sonny et lui étant sans doute très proches et fort différents. On pourrait par ailleurs croire que l'écrivain épice ses phrases avec beaucoup d'ironie, d'où leur craquant de cruauté. Mais la critique découle bien plutôt de l'acuité et de l'orientation du regard que d'une réelle volonté de pourfendre ou de moraliser.
Quoiqu'il en soit, cette chronique de la chute d'un individu « devenu expert dans l'art du camouflage social » se double d'une satire, où sont épinglés la tyrannie des diktats (alimentaires, sexuels, performatifs), la surconsommation d'idoles, de faits, d'opinions et théories prédigérés, la férocité du milieu du travail. Tout cela dit sans pesanteur, comme en passant. Sobre et sans gras, l'écriture reste pourtant attentive aux détails, aux reflets des émotions sur le corps, et elle n'est pas dépourvue d'empathie. Tendue et à vif, elle progresse dans un rythme soutenu et un bel équilibre entre les points de vue (partiel, omniscient) et les focales. Elle se tourne ainsi vers l'intérieur et l'extérieur ; l'immensité des plaines américaines faisant écho à la profondeur du désarroi humain, tout en contrastant avec l'étroitesse d'esprit trop souvent à l'œuvre dans nos existences.
Avec Sonny, Philippe Testa offre un premier roman incisif et poétique, par lequel chacun peut se sentir concerné : le voyage vers nulle part du héros donne envie de mieux habiter ce quelque part d'où on le lit.
Elisabeth Vust
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