"Le Pain d'amertume",
un long chant de désespérance signé
Francis Zeller
"Il pensait pouvoir, plus jeune
en âge, épuiser par la faveur du raisonnement
ses angoisses et ses phobies de petit vivant... Et maintenant,
il y a encore des gens pour dire que vieillir peut être
d'une joie intense... mais c'est un mensonge, c'est une
fausse donne, il n'y a de temps qui passe qu'à rendre
le coeur plus âpre encore dans ses déceptions..."
Ces quelques mots tirés du dernier récit de
Francis Zeller, Jurassien bernois exilé en lui-même
comme il l'est à Bienne depuis de nombreuses années,
témoignent d'un univers littéraire particulièrement
riche, qui se fait pourtant avec gravité, poésie,
colère parfois, résignation, le miroir d'un
pays minuscule, où les gens n'ont que de petites
joies et de petits malheurs, sûrs qu'ils sont de la
justesse de leurs sentiments étriqués. Si
Zeller capte si finement la médiocrité ambiante
érigée en vertu dans le sein faussement virginal
de sa partie, c'est qu'il fut sans doute la première
victime d'une atmosphère de désamour, où
la sensualité a été gommée au
profit de l'efficacité. Conséquence pour cet
être en perpétuel exil, l'écriture apparaît
chez lui l'ultime souffle de lutte contre le renoncement.
Son livre ne raconte rien que la vie d'un être brisé,
qui pose un regard désillusionné sur son environnement.
De méditations en contemplations, les pages défilent,
hymnes à la nature, aux saisons, à la mémoire,
aux femmes, au jazz, le tout entrecoupé d'aphorismes
qui sont autant de coups de couteau dans la banalité
quotidienne: "Il n'y a pas de liberté sans chaînes
et par de jouissance sans tortures, il n'y a pas de création
sans doutes...", ou: "Depuis que Caïn a tué
Abel, il y a une sorte d'ombre irréversible sur le
monde".
Zeller écrivain - et philosophe
- publie peu, cinq livres depuis 1978, mais le rythme s'accélère,
ses deux précédents ouvrages remontant à
1994 et 1998. Et le contenu s'affine, non l'écriture,
qui reste unique, ténue, délicatement - nous
dirions douloureusement ciselée, parcourant toujours
des chemins buissonniers, capricieuse en somme, c'est l'introspection
qui s'étoffe, l'auteur se rapprochant de plus en
plus de lui-même, sans pour autant sombrer dans la
grossière autobiographie. Car le Jurassien a le sens
de la lointaine dérision, il regarde sans ciller
et sans honte la fragilité qui est la sienne, il
la décrit, la détaille, la tourne et la retourne
à coups de mots qui pourraient sembler prétentieux,
mais qui sont juste les mouvements d'une humble musique,
le chant du cygne du citoyen Francis Zeller que le destin
a doté d'une belle plume, au moins cela.
Car de livre en livre, l'auteur explore
le monde de sa propre déchéance mentale. Avec
quelle délicieuse lucidité, quelle grâce
et par moments quelle férocité, qui ne peut
être que la signature d'un bel esprit. Né à
La Ferrière, près de La Chaux-de-Fonds dans
les années 30, Zeller est fils d'agriculteur. Il
a passé sa jeunesse à Courtelary, où
il devient boulanger pâtissier, puis il exerce à
Genève et à Lausanne. A partir de 1978, il
s'installe à Bienne, où, éloigné
de toute occupation alimentaire, il se met à écrire.
Sage décision, puisque le voici devenu l'un des auteurs
les plus originaux de la littérature romande, l'un
des plus marginaux, et peut-être bien le plus tendrement
lucide sur sa mesquine patrie: "Pays riche et pauvre,
d'une abondance et d'une retenue, pays sans charité
et sans grandeur, pays qui est condamné à
mourir, faute d'avertissement et par des profiteries qui
son incroyables, qui sont contraires à la dignité...".
Entrer dans les livres de Francis
Zeller exige un effort, car son écriture ne se donne
jamais, il faut s'y plonger, affronter une mélancolie
dépourvue d'espoir et une sorte de chaos littéraire
qui peut déstabiliser. Que le lecteur reste fidèle
à l'écrivain: le chaos compte aussi des pages
de poésie pure.
Francis Zeller, Le Pain d'amertume,
Editions L'Age d'Homme, 2002.
Bernadette Richard
31.08.02
Page créée le 01.11.02
Dernière mise à jour le 01.11.02
|