Rose-Marie Pagnard Rose-Marie Pagnard / Dans la forêt la mort s'amuse Le 29 mars, la radio locale annonça que le chef d'orchestre Walter Feierlich avait l'intention de passer quelques semaines de repos à Bergue, dans la maison de sa fille Klare Feierlich, la jeune et sympathique animatrice des loisirs de nos petits écoliers. Le chef d'orchestre "priait la population d'oublier sa présence" (une formule incompréhensible qu'on mit de côté en attendant la suite des événements), Ce jour, donc, le temps se détraqua de façon mémorable. Rose-Marie Pagnard, qui vit et écrit en Suisse, est l'auteur de plusieurs livres dont La Période Fernandez qui parut chez Actes Sud en 1988. Elle est aussi connue pour ses articles et ses chroniques littéraires qui font autorité.
Un roman de mystères et de musiques Dès la parution des huit nouvelles de son premier livre (Séduire, dit-elle, lAire, 1985), Rose-Marie Pagnard a marqué son territoire poétique par des repères sensibles et personnels relevant du réalisme magique, quelque part entre Gracq et Alain-Fournier, avec une forte imprégnation de lyrisme et délégie rappelant aussi les bijoux romanesques de Jouve ou les petits maîtres du romantisme allemand. Par la suite, cet univers clair-obscur, où voisinaient les intuitions affectives les plus délicates et les pensées les plus aiguës, na cessé de se développer au fil de plusieurs livres ciselés, tels La Période Fernandez (Actes Sud, 1988, Prix Dentan) et les deux récits de Sans eux la vie serait un désert (lAire, 1988), Les Objets de Cécile Brokerhof (lAire, 1992) et La Leçon de Judith (lAire, 1994). Avec son dernier livre, Rose-Marie Pagnard a fait encore un grand pas de plus, qui nous vaut un des plus beaux romans que nous ayons lus ces derniers temps dans notre langue. La chose passera probablement inaperçue en cette période étrange dinattention et de muflerie, mais sans doute ce livre survivra-t-il à maintes toquades dune demi-saison. Quoi quil en soit, nous nous réjouissons den parler tranquillement avant den recommander la lecture. Comment la substance de ce roman a-t-elle cristallisé ? Comme chaque fois, quand je me retourne vers le commencement dun livre, parce que quelqu'un aimerait savoir comment cétait, là-bas, je me sens perdue et angoissée, et finalement cest une image qui me vient en réponse: une source cachée coule à proximité, elle murmure certaines choses que je connais est-ce ma propre voix ? dautres que jaimerais comprendre; je naurai pas de repos avant de lavoir captée, cette source minuscule, avant de la voir jaillir à la surface, dans la clarté de la conscience. Parmi ces "certaines choses" que je connaissais, concernant Dans la forêt la mort samuse, je retrouve ceci, pêle-mêle: la rage, la tristesse du créateur
qui désire offrir une émotion, une admiration, un savoir,
une intuition, à une personne quil aime
et qui se bouche
les oreilles; Lélaboration dun roman est-elle, pour vous, affaire plutôt "diurne", concertée et méthodique, ou plutôt "nocturne", au gré de tâtons et dintuitions non prévues ? Mes rapports avec le temps sont parfois bizarres (montres détraquées, portes automatiques qui refusent de souvrir alors que je suis là, dates fantaisistes sur mes lettres, etc.) et dans mon activité littéraire ces bizarreries sont tout simplement à leur place, pourquoi aller en droite ligne avec son petit cartable de stratège alors quil est si excitant de grimper sur les arbres pour se guider sur des comètes lointaines ? Je ne sais pas quelle fut la durée de lécriture, je sais par contre que cette durée est jonchée de phrases pâles et molles (pauvres filles à vitaminer illico !), autant que de phrases mystérieusement exactes qui se placent avec naturel dans la configuration, elle aussi mystérieuse et cependant imaginée du roman. Sur ma machine à écrire la feuille de papier fait preuve dune grande patience, moi lobstinée de même, et le papier collant et les ciseaux travaillent aussi ! Pendant ce temps de rédaction, mais aussi en dehors, la fameuse source cachée se transforme en un torrent de sons, dimages et de sensations, et jai senti , dans ce roman-ci plus que dans les précédents, la force à la fois dangereuse et merveilleuse de ce déferlement, de ce laisser-surgir de lhistoire. Dangereuse parce quelle pourrait embrouiller la prose, ce qui nest pas souhaitable; merveilleuse, parce quelle soulève pour ainsi dire limagination, la porte à des points de lhorizon doù la réalité peut être alors perçue différemment la réalité avec ses innombrables scintillements entre beauté et laideur, entre mal et bonté. Comment les personnages vous apparaissent-ils, et que vous ont-ils appris dans ce livre ? Cest sans doute cette vision privilégiée qui ma permis de suivre, de connaître comme un autre moi-même, le maestro Feierlich. Vu à distance honnête, ce personnage est un meurtrier, un égoïste absolu, disons, toujours dans cette perspective convenue, le type de lartiste capable de sacrifier père, mère et enfant à sa passion, le type de "celui qui abandonne". Mais vu dans lunivers de sa fille Klare et de Félix les abandonnés reconnus voilà que le maestro se métamorphose, devient peu à peu "celui qui est abandonné" Jusquà se sentir, lui qui a voulu noyer son enfant, comme "un enfant livré à des courants terribles" ! Je ne sais pas comment lexpliquer, mais jai le sentiment que ce nest pas seulement parce quil sest retrouvé sur le tard mêlé à la vie de sa fille et du vieux Félix que le maestro révèle ses lourds secrets et laisse libre cours aux illuminations de sa folie: cest aussi parce quil est entré dans lunivers des mots. Cest une évidence, direz-vous, mais qui méritera toujours notre fascination ! Vous voyez: les "certaines choses" du début, disons, pour les personnages, leur curriculum élémentaire, ont dû passer par la machine appelée écriture, ou machine à métamorphose continue, pour devenir réelles. Tous les personnages de ce roman nont cessé de réclamer mon attention exclusive, comme ces enfants qui vous enferment dans leur chambre pour vous obliger à être, un moment, entièrement à eux. Jallais de lun à lautre au gré des appels, doù le découpage de la narration; jenregistrais nos inventions, confidences et mensonges, coups d'humeur et fantaisies, doù la tonalité plutôt allusive du texte. A travers eux, jai pu comprendre un peu mieux quon ne peut pas tout comprendre des dérives de la conscience, des peurs, de la jubilation qui vous jette sur des rives imprévues, de la solitude, des dons artistiques et des autres dons. Le roman tout entier le dit, essaie de le dire, je ne peux rien y ajouter. Ou juste mettre le doigt sur des mots tels que compassion, folie, don, beauté, cadeau Que vous dire de plus ? Le créateur est-il forcément un "tueur" ? Je ne sais pas si le maestro a eu raison dabandonner sa fille de cette façon-là, mais je sais quil ne pouvait faire autrement. Jéprouve pour lui un amour dautant plus éblouissant quil est entouré dombres. Et voilà quen vous disant cela je pense tout à coup à Nabokov qui tua quatre mille trois cent vingt-trois papillons, à Singer qui abandonna son fils, à cette cantatrice déclarant quavec son art elle donnait quelque chose de précieux à lhumanité et que par conséquent elle navait pas à faire des enfants, à ce père de quatre petits enfants décidant daller mourir à la guerre, très loin de chez lui, de sa propre volonté Tous possédés par quelque chose qui ne veut pas être partagé; tous sarrangeant plus ou moins aimablement avec les à-côté de leur passion. Ny a-t-il pas aussi, dans ces destins, un monstrueux trompe-lil ce qui, entre parenthèses, confirmerait leur appartenance à lart consistant à dissimuler, sous le don rayonnant, la petitesse et la solitude de lindividu ? Vous traitez, en outre, le thème du don sous dautres aspects Félix le tailleur incarne en effet une autre version du don, version à petits points invisibles, pour parler comme lui, qui consiste essentiellement à consoler et à réparer tout en cultivant, dans son cas, le délicieux secret dune création pour soi (souvenez-vous quil confectionne des costumes qui ne peuvent être portés). Le don de la jeune fille malade ? Celui de dépérir et mourir avec grâce. Quant à Klare, à Sunne le manchot, à Petit, ils possèdent chacun le don de percevoir et de révéler les rayonnements magiques de lexistence, ils sont les indispensables violons de lorchestre. Ces dons confidentiels ou magistraux, doù viennent-ils, que veulent-ils, préfèrent-ils servir le mal ou le bien, qui les octroie ? Leur énigme na pas fini de me faire rêver La musique joue un rôle primordial dans votre livre. Que représente-t-elle pour vous ? La musique non seulement elle me fait rêver, mais agir, cette inspiratrice ailée qui pénètre instantanément dans chaque atome du corps, et du cur, et qui s'évanouit dans limmatérialité. Ecouter de la musique avant décrire (jamais pendant, bien sûr), cest un peu comme danser tout son saoûl, ou se remplir dair pur, cest préparer une autre musique, le chant intérieur de la création littéraire. Une seconde avant de percevoir le premier accord dune uvre musicale, je sens mon cur exploser sous un afflux de sensations dans lesquelles il y a lirrépressible besoin de rire et de pleurer, et langoisse enchanteresse de lattente, et aussi la mélancolie de ladieu futur Ces rapports vraiment amoureux avec la musique ne mempêchent pas de chercher comment elle parvient à exprimer quasiment tout et il marrive de penser, en écoutant avec des oreilles brûlantes de fièvre: voilà, cest exactement ce truc, ce procédé, que je dois essayer de traduire en mots. En mots ! Mais chut! il ny a pas de raison de désespérer darriver un jour à une prose plus musicale, darriver à chanter dans lesprit du lecteur, qui sait ? "Le désespoir possède de merveilleux et terribles visages", écrivez-vous à propos dune sorte de miracle. Comment lentendez-vous plus précisément ? Je ne peux pas expliquer ces mots, simplement je sais quils sont vrais, ils sont le maestro abandonné par la musique et par la raison et qui se crée un nouveau monde imaginaire. Ou ce personnage qui roule sur son tracteur jusque devant la tombe fraîche de son enfant et qui montre ainsi publiquement, avec les moyens les plus magnifiques dont il dispose, sa révolte et son désespoir. Instinct ? Dernière consolation ? Liberté ? Si le désespoir peut détruire limagination, il peut aussi, souvent, la féconder au point de lui faire produire un acte, une uvre, un sourire admirables. Ou des choses quon ne sait pas, quon ne verra jamais. Quelque chose de ce genre sest passé avec le personnage de la jeune fille malade: quand il sest agi décrire en toutes lettres quelle allait mourir, mon désespoir na rien trouvé dautre que de minspirer une scène pleine de jubilation, avec un vrai magicien farfelu, de sorte quun peu de merveilleux sest posé sur ces pages. Propos recueillis par Jean-Louis Kuffer
Lumières et révélations de la forêt profonde Cest un livre dune étrange beauté que Dans la forêt la mort samuse, où lon se trouve à la fois immergé et comme en état dapesanteur, sans que lhistoire ni les personnages ne se diluent ni ne sévaporent. Le roman demande certes une grande attention, ou plus exactement une forte et constante présence. Ce quon appelle lintrigue a peu dimportance, qui se réduit à peu près à cela: un chef dorchestre de renom, quon appelle le maestro, et qui a toujours fui sa maison de Bergue (quon imagine un bourg de province, en lisière dune forêt) pour mieux se consacrer à son art, y revient sous leffet dune grave crise intérieure. Ly accueillent sa fille Klare, jeune femme dont le manque de don musical a navré son père dès son enfance; le tailleur Félix, vieillard poétique et mélomane qui a tenu lieu de père de substitution à lenfant; le jeune bibliothécaire Sunne, manchot secrètement épris de Klare, dont il a jadis sauvé la vie; un petit garçon prénommé Petit et une jeune fille malade dont on sait quelle mourra. Ce nest pas éventer le secret du livre quannoncer demblée que le maestro a tenté, quand elle était enfant, de noyer Klare, et que la mère de celle-ci sest jetée dans le puits de la maison. Voilà pour les faits. Lesdits faits ne sont dailleurs pas négligeables, qui arriment les personnages à ce quon appelle la réalité et donnent au roman sa consistance physique, dans une géographie à la fois onirique et proche. Voici la forêt avec sa porte entrouverte. Voilà le pavillon dans lequel on installe le lit de théâtre du maestro. Voici le puits. Voilà le placard dans lequel Félix le tailleur range ses costumes faits pour nêtre portés quen imagination. Tout le reste est à découvrir par le lecteur, phrase après phrase, page après page. Ce que nous avons lu peut être évoqué, mais le raconter sans lappauvrir ? Nous y avons lu comme une histoire damours angéliques, mais danges à griffes et douleurs, d'anges sexués et partagés, danges adonnés à des passions et abandonnés, et qui se cherchent à tâtons, qui se recueillent plus ou moins et se reconnaissent plus ou moins. On pourrait dire que cest lhistoire de lartiste et des philistins, ces "abonnés au réalisme". Le maestro est dépositaire dun don, lequel est à la fois grâce et tuile. Cadeau qui le fait "maître des visions poétiques", fête vivante (son nom est Feierlich), prince dun royaume qui nest pas tout à fait de ce monde, force vive, tenant de la baguette, sourcier démotions et de mystère, denchantement et dabsolu, Dionysos au coin du bois. Quant à la tuile, cest le même au quotidien, lalbatros mazouté par "la vie", lécrabouilleur qui a passé son temps à abandonner son enfant, légoïste non moins absolu, le despote à tout moment ressaisi par "lenvie de filer ailleurs" pour ne se vouer quà sa passion, car "un don veut être lunique aimé, la raison dêtre de celui quil a élu". Et marre de ce poids, "on me brise les ailes dans cette maison, un boulet, une fille nulle" ! Mais cest aussi lhistoire dune faiblesse et dautres forces. La faiblesse visite le Commandeur sous la forme dun rêve et soudain "tout se tait", comme si la musique labandonnait à son tour pour le livrer à "la vie". A sa fille quil na jamais accueillie ni même regardée, mais qui se sait plus proche de lui quil ne sen doute et le protège. Au manchot Sunne, exclu de lamour comme le maestro lest de la musique, et qui pourrait lui enseigner de très simples choses, nétait-ce que de prononcer quelque humble mot humain, "bravo" ou "merci". Au vieux Félix incarnant "lhomme maternel", qui aime simplement la musique et la remplacé "en accord de cur" auprès de Klare. A "tous ces possibles" que représente aussi lenfant Petit qui le conduit par la main vers lui-même, là-bas dans la forêt, dans cette forêt-mystère, cette forêt-miroir, cette forêt-prison, cette forêt-échappée, cette forêt "entièrement concentrée sur la Douleur, la Mélancolie, sur les profondes racines dune vie", toutes choses que la jeune fille malade a vécues dans son propre secret, recluse dans le "monde incompréhensible des mourants", juste reliée à la forêt par un frêle arbrisseau à sa fenêtre. Jean-Louis Kuffer Rose-Marie Pagnard, Dans la forêt la mort s'amuse, Actes Sud, Arles, 1999, 267 pages
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