Adrien Pasquali "Sans doute n'as-tu jamais été un enfant" Par Anne Turrettini Le printemps est une saison redoutable, dune douceur douloureuse. La nouvelle du suicide dAdrien Pasquali, le 23 mars dernier, est arrivée comme un coup de poing, laissant le monde des lettres romandes bouleversé et glacé de stupeur. A quarante ans, cet homme au regard infiniment touchant et énigmatique laisse une uvre importante, composée de romans, de récits et dessais. Adrien Pasquali venait de publier un texte très fort, intitulé Le Pain de Silence. Au vu des circonstances, il est impossible de ne pas lire ce texte comme un récit très personnel, sinon largement autobiographique; rétrospectivement, de nombreux passages annoncent dailleurs le geste ultime de lauteur. La lecture de ce quasi huis clos - un père, une mère et un enfant emmurés dans le silence - est donc insoutenable ; elle le serait de toute façon tant ce texte est intense. Lévénement tragique qui entoure la publication de ce récit ne doit toutefois pas faire oublier ses qualités littéraires. Car à limmense souffrance qui a dû habiter lauteur, et dont le texte se fait lécho, répond ici une maîtrise exceptionnelle de lécriture. Il ny a ni point, ni paragraphe dans Le Pain de Silence : les mots se succèdent entre des virgules, en deux parties. Paradoxalement, cette syntaxe très particulière confère une puissance peu commune au texte alors même que le lecteur néprouve aucune difficulté de lecture. Adrien Pasquali a su en effet donner un rythme à ces deux longues éruptions verbales. Cette prouesse saccompagne dun jeu sur les mots, dun travail musical sur la langue. Ainsi reprend-il des proverbes et des dictons quil transforme, tel le douloureux " chacun pour soi et tous pour personne ", qui, comme une ritournelle, scande Le Pain de Silence. Dans la première partie, le narrateur imagine sa mère lui disant " sans doute nas-tu jamais été un enfant " ; dans la seconde, le père répète inlassablement " parlez plus doucement ". Autour de ces deux phrases, fils rouges de la narration, sébauchent un tableau de famille et des scènes de la vie quotidienne qui mettent en présence un père souvent absent, absorbé par son travail de carrier, une mère souffrante et fréquemment alitée, et un enfant, êtres solitaires qui ne se parlent et ne se regardent pas. La scène du repas du soir est presque figée, uniquement rythmée par les gestes mécaniques des dîneurs ; décrite au ralenti, avec infiniment de détails, elle ressemble à une nature morte. Seul le silence, monstre dévoreur, figuré comme le pain qui est habituellement posé au milieu de la table familiale - et que lon imagine comme une pierre - semble vivant. La détresse de cet enfant qui nest jamais bordé le soir dans son lit et réveillé en douceur le matin, que le poids de la vie a déjà changé en adulte, est poignante. La seule échappatoire au silence semble être la parole, non pas les quelques mots murmurés par le père lorsquil rentre du travail, mais les mots qui permettent de donner naissance au monde environnant et de rapprocher les hommes. Lécriture se fait lécho de cette lutte et lincarne ; superbe, elle renvoie à des gouffres insondables. Anne Turrettini
ADRIEN PASQUALI : Une vie de papier Décidément,
"On écrit parce quon lit", disait Adrien Pasquali. Cest une condition nécessaire, oui. Mais insuffisante. On écrit aussi parce quon ne vit pas assez. On écrit parce quil manque quelque chose à ce monde. On écrit parce quon ne peut pas faire autrement. On écrit parce quil est des choses quon ne peut pas dire. Depuis Eloge du migrant, son premier livre, jusquau Pain de silence, Pasquali na cessé de traquer lindicible. Comme lalbatros de Baudelaire exilé sur la terre ferme, il sest toujours senti ailleurs, déplacé, déchiré, déraciné. Lécriture était sa patrie. Et dabord, lécriture des autres. Comment prendre la plume en effet quand "on na jamais été un enfant" ? Symptomatiquement, le premier volume du Portrait de lartiste en jeune tisserin, intitulé Lhistoire dérobée, emprunte à quelques écrivains romands leur voix, sous forme de pastiches. La littérature devient parfois jeu, non parce que lauteur na rien à dire, mais ainsi faisait Georges Perec mais parce quil a trop à dire et quil na pas pu le dire de vive voix. Autre désespoir, nest ce pas: il y a tant décrivains qui disent les choses mieux que nous Mieux peut-être. Mais pas les mêmes choses. Notre histoire nest celle de personne. Dès lors, comment la dire ? Pasquali commence par des fragments: Eloge du Migrant, Les Portes dItalie. Après les pastiches, il cherche à rassembler des bribes, et cest Passons à louvrage, dont le narrateur, qui tient un journal, essaie de semparer du monde, dy trouver sa place: "Le bambin devenait plus grand que le monde, se non te parti, amore, sarò morto. Vita mia dolce, e io ti farò scorta." Puis lécrivain se lance dans la fiction, avec Un Amour irrésolu et Le Veilleur de Paris. Encore des lettres: sous forme épistolaire dans le premier livre, martelant le pavé parisien dans le second; lalphabet sinscrit directement dans le sol pour marquer à jamais de leur écriture, de leur empreinte, le territoire de la capitale francophone. Suit La Matta, son chef-duvre. Lhistoire dune folle fascinante, être de terreur et de pitié. La vraie vie: enfin Pasquali créait. Mais il conservait ses doutes: "Si malgré tout il lui arrive de parler, ce nest pas pour ne rien dire, plutôt pour nêtre pas entendu. Il aime les histoires, mais ce quil cherche, cest une manière dêtre; une ligne de conduite." Donc logique avec Le Pain de Silence, Pasquali revient à lautobiographie. La boucle est ainsi tragiquement bouclée. Après avoir commis le crime suprême décrire, ou de finir par écrire à nouveau sa vérité, le criminel retourne son arme contre lui. "Voici le temps des Assassins." Ou encore: "Jai brassé
mon sang. Mon devoir mest remis. Il ne faut même plus songer
à cela. Je suis réellement doutre-tombe, et pas de
commissions." "Non scriverò
piu cosi." par François Conod
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