Ne manquez pas ces heures énigmatiques et belles
qui rassemble Corinne Desarzens dans son dernier livre,
"Ultima Latet". Pour un jour de charme et d'ironie.
... Mais de quoi parle-t-on dans
ces pages, mais de qui parlent-elles, ces voix, ces femmes
? De tout et de rien ? De presque rien. Mais de ce presque
rien qui est un monde. Un monde entre la clarté et
l'ombre, un monde léger et grave, qui revient, qui
resurgit en fragments...
Corinne Desarzens (née en
1952 à Sète, mais bien suisse), licenciée
en russe et en anglais, a été correspondante
à New York. Elle voyage. Elle peint. Elle écrit.
Ultima Latet est son
huitième livre, après, voici onze ans, un
premier roman intitulé Il
faut se méfier des paysages (Prix Schiller)
et notamment une suite romanesque en deux volumes,
Aubeterre.
Corinne Desarzens, Ultima Latet, récit,
Editions Metropolis.
Jean-Dominique Humbert
05.07.00
Corinne Desarzens s'inspire de la vie d'une célèbre galeriste genevoise: toute une existence tirée de l'oubli par l'obsession du détail, à l'ombre de trois maris.
Marguerite la galeriste .
Seule et bleue comme le diamant
Marguerite Mèze veut raconter sa vie mais ne se souvient guère que du sachet de poudre à requins tendu par la stewardess lors de son premier voyage outre-Atlantique, tandis que l'avion avait perdu un moteur: «En cas d'amerrissage forcé, juste un peu de condiment sur le museau, là, pour éloigner le squale.» Alors il faut bien inventer, il faut bien faire un roman de cette vie qui croisa celles de Picasso, Dali, Chagall, Derain et tant d'autres. Oui, Marguerite a bien existé, elle a bien tenu pendant plusieurs décennies une galerie célèbre à Genève mais Corinne Desarzens évoquera ce parcours à travers la plume d'une de ces collaboratrices à qui la vieille dame, morte en 1993, "sans une seule annonce officielle dans aucun journal" avait commandé une plaquette pour célébrer les quarante ans de son négoce.
Ni vraiment mondaine,
ni complètement genevoise,
ni même amateur d'art:
«Marguerite se surprend à ne plus songer
qu'aux dimensions et au poids des tableaux''
Avec Corinne Desarzens, la biographie n'avait d'ailleurs aucune chance, tant l'auteur d'Aubeterre est obsédée par le détail sensoriel, I'information décalée, le savoir inutile, mais combien goûteux: « Il a fallu, paraît-il, soixante ours bruns pour renouveler les couvre-chefs de la garde royale britannique ». Née un 28 février, selon sa mère, une modiste genevoise, ou un 29, selon son père, un riche propriétaire roumain - «il faisait son droit et elle des chapeaux »-, Marguerite se mariera trois fois, à vingt-trois, vingt-neuf et quarante ans, toujours avec des hommes brillants, ou riches, alors qu'elle serait plutôt du genre laideron renfermé. Trois fois ses maris mourront de mort violente, et la face cachée de cette vie, son mystère constitutif, réside dans cette double question: pourquoi les maris de Marguerite l'ont-ils épousée et comment sont-ils morts?
Fidèle à sa manière du demi-mot et de l'allusion emberlificotée, Corinne Desarzens répondra sans vraiment répondre, au risque de faire passer un lecteur modérément intéressé par le destin de Marguerite de la curiosité émoussée à l'agacement le plus vif. Bien sûr, il nous sera clairement signifié que le deuxième mari de Marguerite, un dingue de voitures, mourra asphyxié dans un véhicule de son invention, tellement soudé à sa maîtresse du moment qu'il faudra recourir à la scie pour les séparer. Bien sûr, nous saurons que son prédécesseur -un Anglais croisé dans un casino de la Côte d'Azur et qui découpe le melon comme personne-, a épousé la mère Mèze sur un coup de roulette. Mais l'essentiel, comme toujours avec Corinne Desarzens, est ailleurs, dans la focalisation soudaine sur un moment ou l'autre de la vie - un long repas mondain où l'on disserte beaucoup sur la répartition géométrique des écailles de l'ananas, ou l'interminable négociation au Caire de papyrus rarissimes avec un fieffé père copte. Au bout du compte et d'une vie, ne reste qu'un livre d'or puissamment fréquenté - "J'adore les caramels mous et les chocolats Lanvin" (Salvador Dali), sans parler d'une visite impromptue, un dimanche matin, de Liz Taylor- et une solitude aussi abrupte et bleue que le diamant, car Marguerite au fond, avec ses hanches trop larges - la faute à une atrophie de l'hypophyse? -, n'est ni vraiment mondaine, ni complètement Genevoise ni même amateur d'art: «Marguerite se surprend à ne plus songer qu'aux dimensions et au poids des tableaux.»
Quant à ces «nouveaux Genevois qui prospèrent sous les néons des succursales bancaires et sur la moquette chinée d'études d'avocats, plus elle apprend à connaître leur fonctionnement, plus Marguerite envie leur égoïsme naturel qui s'attribue d'instinct et sans aucune proportion avec leurs mérites la place confortable [
], ils pissent dans des cuvettes de faïence et choisissent la porcelaine pour faire couronner leurs dents ». Avec ses trente-sept paires de chaussures et ses quatre voitures, la Marguerite Mèze de Corinne Desarzens semble navoir obéi, sa vie durant, quà une impulsion de brute, qui trace son ornière sans âme et sans cur - un caractère de diamant- se faufile et avance, comme poussée par un aiguillon mystérieux que le baron Thyssen sembla lui aussi avoir éprouvé, qui avait coutume de dire : « If I rest, I rust »
CORINNE DESARZENS, Bleu Diamant, L'Aire, 252 p.
Laurent Nicolet
6 juin 1998
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