Interview avec Claire Jaquier
et Anne-Lise Delacrétaz
Pour le Culturactif, Claire Jaquier
et Anne-Lise Delacrétazqui ont édité
le Journal de Roud, ont répondu aux questions de
Pierre Lepori.
Après la publication de
la très touchante correspondance de Gustave Roud
avec Philippe Jaccottet, on arrive aujourd'hui à
cette édition du Journal de Gustave Roud dans
son intégralité (ou presque): une version
abrégée en avait été publiée
en 1982 aux Editions Bertil Galland (par les soins de Ph.
Jaccottet). Quelles sont les nouveautés - dans l'image
privée, voire dans la connaissance de l'uvre
qui se dégagent de cette nouvelle édition?
La nouvelle édition donne
toutes les " notes " de journal datées
ou "datables" qui ont été retrouvées
dans le Fonds Gustave Roud du Centre de recherche sur les
lettres romandes (Université de Lausanne). Elle donne
dans leur intégralité les passages que le
poète a repris ensuite pour les publier dans des
revues ou des recueils (l'édition de 1982 ne donnait
que les premiers mots des passages repris dans les Ecrits).
Notre édition critique fournit la référence
précise aux manuscrits : elle donne ainsi la mesure
de la très grande diversité des supports auxquels
Roud a recouru pour consigner ses notes : cahier d'écolier,
calepin, agenda, feuillets isolés, dos d'enveloppe,
carton d'invitation, etc. On comprend dès lors qu'une
grande part de l'uvre de Roud a surgi de notes écrites
sur le vif, sur le motif pourrait-on dire, avant d'être
reprises et retravaillées.
L'image du poète qui ressort
du Journal intégral n'est pas fondamentalement
différente de celle que livrait l'édition
de 1982. Le Journal met en scène le "moi"
du créateur, qui connaît, dès les années
de son adolescence, le rôle essentiel que joue sa
" différence " dans sa vocation de poète.
A relever cependant, la publication de six agendas inédits,
que Gustave Roud a tenus en 1933, 1937, 1938, 1939, 1940,
1942, qui nous introduisent dans le monde domestique de
Gustave Roud, en quelque sorte. Destinées à
réunir les faits et gestes de la journée,
ces éphémérides livrent dans une écriture
neutre, aux abréviations parfois énigmatiques,
la mémoire des événements vécus
à Carrouge ou à Lausanne, des travaux effectués,
mentionnant tel concert écouté le soir à
la T.S.F., ou telle lecture - Les Trois Mousquetaires,
d'Alexandre Dumas, ou Contrepoint d'Aldous Huxley
- , précisant même la longueur d'une sieste
ou la saveur d'un goûter
Peut-on découvrir de nouveaux
détails sur le champ littéraire romand à
travers cette édition du Journal de Roud (je songe
à une rencontre avec Matthey, en 1932, par exemple)
? Ou l'extrême discrétion de Gustave Roud (dans
les détails biographiques, ainsi que dans les jugements
esthétiques) nous offre-t-elle plutôt une plongée
dans son monde intérieur?
En effet, la présente édition
donne quelques notes nouvelles qui relatent des rencontres
avec des acteurs des milieux littéraires et artistiques
romands. On peut citer, outre la rencontre avec le poète
Pierre-Louis Matthey, le récit d'une lecture de Ramuz
à laquelle Roud a assisté en décembre
1919 au Convervatoire de Lausanne, ou encore celui - savoureux
- d'une journée passée dans le Lavaux, en
compagnie de Ramuz, de l'éditeur Henry-Louis Mermod,
du peintre René Auberjonois et du sculpteur Casimir
Reymond, en septembre 1935. Mais, dans le Journal,
le "moi social" de Gustave Roud n'apparaît
guère, et lorsque le diariste évoque ses activités
professionnelles de traducteur, de critique ou de lecteur
(au sein du comité de la Guilde du Livre, par exemple),
qui le mettent en contact avec ses pairs, il les présente
comme des contraintes le détournant de sa vocation
de poète. Tout autre est la vision qu'il en donne
dans sa correspondance, que ce soit dans son dialogue avec
Philippe Jaccottet, Maurice Chappaz ou Pierre-Louis Matthey.
Le matériau de base pour
l'édition de ce Journal est assez disparate - en
raison du fait que Gustave Roud utilisait toutes sortes
de supports pour y consigner ses notes privées. Quelles
ont été les difficultés et les principes
de cette édition "complète"?
Une première difficulté
à relever: la lecture de manuscrits à l'écriture
très effacée (même si la graphie de
Roud est très régulière), ou sur des
supports qui ne permettent pas la linéarité.
Une des notes sur Rome et Naples de 1957, par exemple, est
consignée au dos d'une enveloppe dont le rabat a
été décollé, puis recollé,
décalant ainsi les lignes
Telle note de 1941
est écrite sur une serviette de table en papier très
fin, où la plume a fait de gros pâtés
Une tache, de pluie ? de café ?, macule le coin d'un
calepin et rend illisibles les premiers mots de chaque feuillet
Calepins et blocs-notes portent la trace visible des routes
parcourues par le poète, des haltes, au grand air
ou dans un bistrot, dont ils sont un témoignage matériel
!
Une deuxième difficulté
: dans les agendas, les calepins et les blocs-notes, faute
d'espace, probablement, et pour "faire vite",
Roud utilise de nombreuses abréviations, parfois
ardues à décrypter. Nous avons complété
les abréviations, dans la mesure du possible.
On sait que le Journal
de Gustave Roud n'est pas seulement un calepin de sentiments
privés, mais aussi une sorte de réservoir,
où le poète engrangeait souvenirs, images,
réflexions qui étaient - après coup
- élaborés dans l'uvre "publique":
est-ce que l'édition du Journal "intégral"
(qui signale en note tous ces emprunts) a permis de nouvelles
découvertes intéressantes, du point vue de
la genèse de la poésie de Roud?
Nous signalons ces emprunts, mais
ne les commentons pas. Une étude de la genèse
des Ecrits (par exemple de Campagne perdue,
dont de nombreux textes, intitulés "Journal"
proviennent du Journal, précisément), qui
prendrait en compte non seulement les notes du Journal,
mais aussi les prépublications en revue avant la
publication en recueil, reste à faire. Notre édition
permet de retrouver ces textes poétiques " pris
" en quelque sorte dans la gangue d'un matériau
brut, d'où Roud les a extraits, opérant dans
ses notes un tri rigoureux. On remarque ainsi que les événements
quotidiens, les tracas ou émotions passagers, les
petits faits qui ponctuent la journée, les gestes
répétitifs constituent un terreau vivant sur
lequel les poèmes, par fragments, sont nés.
Dans sa préface, Claire
Jaquier parle assez clairement de l'homosexualité
de Gustave Roud: jusqu'à maintenant, tout en évitant
de le censurer, cet aspect de la vie du poète de
Carrouge a été abordé avec beaucoup
de discrétion. Signe des temps: aujourd'hui, on peut
ouvertement le traiter, grâce notamment à une
lecture avisée (et complète) de son journal.
Quels nouveaux élément nous apporte cette
édition "intégrale" à ce
sujet? Croyez-vous que d'aborder ouvertement l'homosexualité
de Roud permet aujourd'hui une meilleure compréhension
du poète, ou alors qu'une lecture "dans l'air
du temps" (qui peut-être ne correspond pas aux
sentiments de Roud, plus discret sur ce point) pourrait
nuire à la compréhension de son oeuvre?
Roud, de fait, n'a jamais mis d'autre
mot que celui de " différence " sur son
orientation homosexuelle. Mais tous les lecteurs avertis
comprenaient de quoi il s'agissait : le " je "
lyrique des Ecrits n'évoque que des amis paysans,
auxquels il donne parfois le nom d' " Aimé ".
Le " je " du Journal désigne également
le drame de ses passions inassouvies, toujours pudiquement.
Notre édition n'apporte aucune révélation
sur les amitiés masculines de Roud. Elle fait simplement
voir de manière plus nette que la première
édition l'intensité tragique de cette "
raison de vivre " qui a animé l'existence du
poète : pour vivre, pour écrire, Roud sort
de chez lui presque quotidiennement, vers ces rencontres
espérées, rêvées, souvent déçues,
avec l'un ou l'autre de ses amis paysans.
Si l'on peut parler aujourd'hui de
l'homosexualité de Roud, plutôt que de recourir
exclusivement au terme de " différence ",
c'est évidemment un signe des temps. Mais cela ne
change guère la compréhension du poète.
On mesure certes l'écart culturel qui nous sépare
de l'époque de Roud : la force de l'interdit que
le poète s'est imposé est aujourd'hui presque
inimaginable, mais c'est elle qui a forgé sa vocation.
Rappelons que c'est Gilbert Salem
qui le premier a parlé ouvertement d'homosexualité
à propos de Roud. Pour une discussion plus poussée
de cette question, voir l'article de Claire Jaquier : "
Les deux gloires de Gustave Roud ", Actes du colloque
de Lausanne du 17 novembre 2001, Société d'histoire
de la Suisse romande, série " Pour mémoire
", à paraître.
On assiste actuellement - après
la publication d'un choix de textes de Roud dans la Collection
Poésie Gallimard - à un renouveau d'intérêt
pour ce poète. Cela peut surprendre, en connaissant
ces oeuvres finement ciselées, mais suspendues dans
une sorte de pré-modernité. A quoi tient ce
nouvel engouement pour Gustave Roud?
Roud n'est ni un post-moderne, ni
un pré-moderne, c'est un moderne ! Sa prose poétique,
ample et harmonieuse, s'inscrit parfaitement dans la première
moitié du XXe siècle. Il faut rappeler que,
dans ses années de jeunesse, Roud a été
un fervent lecteur de Claudel, Mallarmé, Rimbaud,
Apollinaire. Mais la prose "ciselée" des
Ecrits, comme celle du Journal, qui est moins
travaillée, bien sûr, donnent des représentations
de la nature et du désir parfois violentes et brutales
ou qui oscillent entre l'idylle et la tragédie, la
plénitude et le manque, la beauté et la tristesse.
L'uvre de Roud est empreinte de mélancolie
- qui, selon la définition du poète, est le
bonheur d'être triste -, et c'est sans doute à
cette tonalité douce-amère qu'elle doit son
plus grand charme.
Pierre Lepori
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