Pour expliquer cet étrange
mélange de bon cur et de bonne littérature
qui caractérise la soudaine et irrésistible
production romanesque de Joëlle Stagoll, Elisabeth
Vust a écrit dans 24Heures que l'auteure lausannoise
a "les défauts de ses qualités",
c'est à dire une empathie affichée et prononcée
pour ses personnages, qui, dans une époque où
le cynisme est en principe de mise en littérature,
les accompagne vers des lendemains heureux plutôt
que de les abandonner à leur destin d'incommunicabilité.
C'est comme si Joëlle Stagoll
proposait à ses personnages de traverser les ouvrages
dans lesquels elle les convie comme une sorte de psychothérapie.
D'où peut-être cet effet, parfois déroutant,
de moralisme (nullement moralisateur), qui accompagne une
traversée chaleureuse et accueillante pour le lecteur.
Il ne faut pas se tromper pour autant
sur la visée littéraire de Joëlle Stagoll:
un certain amour pour la géométrie (dans la
structure narrative comme dans l'étalonnage des situations
et des états d'âme) soutient ses romans, qu'il
s'agisse de l'histoire à rebours de Dans le dos
du temps (avec toutes ses retombées spectrales)
ou de la mécanique rocambolesque de Rira aux larmes,
avec ses jeux de démultiplication identitaire qui
ne sont pas sans rappeler Amélie Nothomb.
Le thème de l'identité,
soudé à celui de la mémoire, est d'ailleurs
au centre de ce nouveau petit bijou stagollien, Le cri
de Conrad Heim: les protagonistes en sont deux surs
; Clémence, qui vit dans la maison paternelle, entre
musique et solitude ; et Hortense, citadine vaguement insatisfaite
mais affichant constamment un sens pratique qui ne peut
que l'éloigner de la si rêveuse Clémence.
Pour résister aux assauts bien-pensants de son aînée,
Clémence va inventer un stratagème: elle demande
à un mystérieux voisin, écrivain mutique
et solitaire (le Conrad Heim du titre) de l'appeler au téléphone
tous les soirs, comme si cela était leur habitude,
comme en amoureux, histoire de tranquilliser Hortense.
L'amour donné et reçu
est, en contre-jour, le deuxième grand thème
(stagollien s'il en est) du roman: l'amour des parents -
Clémence cache en elle, par ailleurs, le lourd secret
du suicide de la mère, qui refusa par ce geste le
brouillard dans lequel sa mémoire allait se perdre
; l'amour des enfants - le petit orphelin adopté
par Clémence, qui ne saura surmonter le manque affectif
originaire (autre grand thème: mourir de ne pas avoir
été aimé!) ; l'amour passion, les hommes
qui déçoivent, la vie qui brouille les pistes,
l'affreuse difficulté à se laisser toucher.
Bien sûr, tout cela peut paraître
"facile", comme il advient quand on s'approche
au plus près des aspects de l'humain qui nous sont
communs et qui pourtant nous séparent, nous divisent.
Mais la romancière possède le don d'une justesse
sans bavure: économe de grandes phrases, par mots
simples, elle plonge au plus profond de ses personnages,
avec la délicatesse des détails, des gestes
(préparer un lit pour son hôte, ouvrir une
vieille malle).
A cette simplicité d'approche,
qui entremêle l'histoire des deux surs, traque
leur intimité moins avouable par touches sensibles,
s'oppose le final du livre, alors que le mystérieux
écrivain (enfermé dans son silence de renonciation)
casse le jeu silencieux de l'autre et, en sommant Clémence
de sortir de sa peur, se force lui-même à l'éclosion
du cri: c'est là que la rage de vivre, le besoin
de brûler avec, se soude avec l'acte amoureux, sexuel,
dans un geste romanesque romantique et audacieux que nous
avions déjà rencontré dans Anka,
roman spéculaire à ce Cri de Conrad Heim,
où la dissolution de la mémoire ne trouvait
pas d'issue heureuse.
Ce n'est pas pour autant un happy
end, mais bien l'espoir qui clôture cette nouvelle
fiction: l'abandon réciproque et l'orgasme achèvent
presque abruptement le récit, nous offrent l'émotion
de leur possibilité, avant d'abandonner les personnages
à leur destin. Fragile et unique, cet instant peut
donc nous habiter.
Pierre Lepori
Page créée le: 12.08.06
Dernière mise à jour le: 12.08.06
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