- Vous êtes l'auteur suisse
vivant le plus lu dans le monde. Comment vivez-vous avec
cette médaille d'or ?
- Je la porte avec fierté
et humilité.
- Vos romans sont ce que les Anglo-Saxons
appellent des page turners (livres qu'on lit sans
pouvoir s'arrêter), mais vous ne les écrivez
pas à la chaîne. Pourquoi écrivez-vous
si " peu " (un livre tous les deux ans) ?
- Vous trouvez que c'est peu ? Ecrire
un roman est un travail qui me prend environ un an. J'ai
beaucoup de collègues qui sortent un livre tous les
quatre ou cinq ans.
- D'autant plus que vous n'écrivez
pas seulement des romans. Vous étiez scénariste
pour Daniel Schmid, décédé en août
dernier, vous écrivez des paroles de chansons pour
Michael von der Heide et Stephan Eicher, et votre pièce
de théâtre sera montée à la fin
de l'année à Zurich. Que vous apporte cette
diversité de genres ?
- J'aime travailler dans toutes les
disciplines de mon métier d'écrivain. Je me
sens comme un menuisier qui aime tourner, sculpter, incruster,
faire des meubles et construire des combles.
- Vous n'habitez plus en Suisse,
mais vos fictions s'y passent toujours. La Suisse est-elle
loin de vos yeux mais près de votre cur ?
- Tout à fait. Et elle est
aussi ce que je connais le mieux. Quand je décris
la Suisse, je sais ce qu'il faut omettre. Et l'art d'écrire
pour moi a beaucoup à faire avec l'art d'omettre.
- Vous appartenez aujourd'hui
à la classe des gens aisés, milieu que vous
regardez avec passablement d'ironie dans vos romans. "
Plus on a d'argent, plus on en dépense ; mais en
est-on pour autant plus heureux ?", notiez-vous par
ailleurs dans La face cachée de la lune. Etes-vous
heureux ?
- Je suis très heureux. Je
suis depuis plus de trente ans avec la femme de ma vie et
nous vivons bien de ce que j'aime le plus faire.
- Dans Le diable de Milan
apparaît votre premier héros féminin.
Cela s'apparente à un cliché de dire cela,
mais je trouve que ce choix a rendu votre narration plus
sensible, plus métaphysique et poétique. C'est
comme si vous vous étiez approché de plus
près de Sonia que de vos héros précédents
- Je pense que je me concentre un
peu plus sur les sentiments de mon héroïne et
c'est peut-être parce que c'est une femme. Mais le
côté métaphysique et poétique
n'a rien à voir avec le sexe du personnage principal.
C'est plutôt le thème du roman ; j'avais par
ailleurs l'impression que mon précédent roman,
Lila, Lila, était un peu trop sec : j'y avais
sans doute exagéré l'art d'omettre.
- Tout a un double visage avec
vous : les êtres, l'amitié, l'amour. Et aussi
votre écriture, qui est plus lumineuse ici que dans
vos autres titres, mais également plus sombre, avec
ce thème de la violence conjugale et des pulsions
destructrices actives en chacun de nous
- Vous avez raison. Le double visage
des choses a toujours été mon leitmotiv :
l'être et le paraître.
- Quel est le point de départ
du Diable de Milan ? Votre rencontre avec le Dr Hofmann,
le père du LSD ?
- J'étais à la recherche
d'un personnage qui pouvait percevoir des choses que nous
ne percevons pas normalement. Après avoir rencontré
le Dr Hofmann, je savais dans quelle direction chercher,
puisque le LSD peut provoquer la synesthésie.
- Vous dites que le Dr Hoffmann
vous a fait prendre conscience que tout ce que nous voyons
n'existe pas réellement mais apparaît seulement
sur l'écran psychique que nous portons à l'intérieur
de nous-mêmes. En êtes-vous persuadé,
sans l'ombre d'un doute ?
- Il s'agit de l'aspect des choses
que nous voyons, des ondes qui partent de toute chose et
que nos yeux voient comme des couleurs. Nous voyons ces
ondes de manière individuelle sur notre écran
intérieur. Mais la matière existe.
- Tous vos romans reposent sur
une solide documentation. Et le vécu ? Avez-vous
expérimenté les états limites dont
vous parlez ?
- Pas dans de telles dimensions.
J'ai toujours hésité à risquer de perdre
le contrôle. C'est sans doute à cause de cette
retenue que j'envoie mes personnages dans des situations
pareilles !
- Avec les troubles de conscience
de vos héros, vous abordez les thèmes du bien
et du mal, de la rupture, de la mémoire et de l'identité
qui sont des sujets formidablement romanesques. Ces questions
vous touchent-elle également plus profondément
?
- La question de l'identité
m'intéresse beaucoup. Qui sommes-nous et qui pourrions-nous
aussi être ? On retombe sur l'être et le paraître.
La mémoire apporte plutôt l'aspect technique.
En la manipulant, on manipule l'identité. Dans Le
diable de Milan, on pourrait dire que je touche aussi
la question de l'identité de ce qui nous entoure.
- Une des conclusions de votre
roman pourrait être que " le diable se cachant
partout, mieux vaut se méfier de ses meilleurs amis
" ?
- Non. Mes romans n'ont pas de morale
générale. Les conclusions que vous en tirez
sont uniquement valables pour ce cas particulier. Je ne
suis pas un moraliste.
- Un ami parfait a été
adapté au cinéma (par Francis Girod), et vos
autres titres ?
- Un ami parfait est la première
adaptation d'un de mes romans, malheureusement avec une
fin moraliste qui trahit l'âme du livre. Les droits
de toutes mes autres fictions, hormis Le diable de Milan,
sont vendus. Et leurs adaptations en sont à différents
stades de réalisation. Et si j'ai une manière
cinématographique de raconter une histoire, ce n'est
pas pour inspirer le cinéma.
Propos recueillis par Elisabeth Vust
Nos remerciements à
24Heures, pour qui cet article a été rédigé
à l'origine. Il a paru dans l'édition du 5
septembre 2006 dans une version plus courte.
Page créée le: 14.08.06
Dernière mise à jour le: 14.08.06
|