La langue que Kafka utilise dans
sa Lettre au père
a frappé la traductrice Monique Laederach. Dans les
répétitions, dans les constructions alambiquées,
elle a perçu le désarroi d'un Franz Kafka
bouleversé, incapable de maîtriser son style
sous l'effet de l'émotion. Loin de remettre de l'ordre
dans les pensées de l'auteur, elle a voulu assumer
et reproduire les maladresses de cette langue, devenues
porteuses de sens.
Or, de la part des traducteurs,
on observe plutôt de manière générale
une tendance a donner une version clarifiée des textes
traduits. (Les traducteurs littéraires savent bien
que les ambiguïtés et les flous sont souvent
des pierres d'achoppement, que le geste de la traduction
tend à repousser sur le bord du chemin : la traduction,
qui est déjà une interprétation, est
souvent dans l'obligation de faire ses choix.) C'est donc
la démarche de traduction de Monique Laederach qui
a nous a encouragé à présenter ce livre
sur le Culturactif Suisse. Monique Laederach elle même
commente en détail son travail dans une postface,
dont nous reproduisons ici un extrait.
C@S
Extrait de la postface de Monique
Laederach
[
]
Ce fut un long travail, surtout parce qu'il exigeait une
approche dont je ne pouvais pas définir la légitimité.
A quel moment l'accumulation des " aber " est-il
un abus, une " laideur " ; jusqu'où est-elle
voulue, pour une expressivité dont je ne connais
pas la finalité ? L'angoisse, comme j'en ai fait
bientôt l'hypothèse, occultait-elle à
ce point l'écriture que Kafka ne voyait (ni n'entendait
dans sa tête) les sons répétés,
ni au moment d'écrire ni au moment de relire? Ainsi,
ces étranges retours phonétiques (stimmen,
bestimmt; tous les mots proches de schimpfen
dans le passage cité plus bas: schreien,
scheinbar, schliesslich, etc.) ces répétitions
du même mot, et ces phrases entortillées, subordonnées
les unes aux autres comme pour ne rien perdre des idées
qui passent par la tête enfiévrée, ou
comme pour traduire la terrible tension (torsion) qui s'est
instaurée avec son père:
Jedenfalls waren wir so verschieden
und in dieser Verschiedenheit einander so gefährlich,
wenn man es hätte etwa
im voraus ausrechnen wollen, wie
ich, das langsam sich entwickelnde Kind, und Du, der fertige
Mann, sich zueinander verhalten werden, man
hätte annehmen können, da'
Du mich einfach niederstampfen wirst, da'
nichts von mir übrigbleibt.
Quoi qu'il en soit, nous étions
tellement différents, et si dangereux l'un pour l'autre
dans cette différence que, (2) si l'on avait voulu
déterminer à l'avance (3) comment moi, l'enfant
tardif dans son évolution, et toi, l'homme fait,
allaient se comporter l'un avec l'autre, (fin 1) on aurait
pu s'attendre à ce (4) que tu me piétines
(5) jusqu'à ce qu'il ne reste plus rien de moi.
(Lettre p.2)
Ou encore, ces passages ponctuées
par un rythme halluciné, et qui ressemble à
de la musique descriptive posée sur le texte, ou
même, comme dans le passage suivant, d'une sonorité
qui paraît restituer les crachats du père quand
il se laisse aller aux injures diverses:
Da' Du mich direkt und mit ausdrücklichen
Schimpfwörtern
beschimpft hättest,
kann ich mich nicht erinnern. Es war auch
nicht nötig, Du hattest so viele andere Mittel,
auch flogen im Gespräch
zu Hause und besonders im Geschäft
die Schimpfwörter
rings um mich in solchen Mengen auf und nieder, da' ich
als kleiner Junge manchmal davon fast betäubt war und
keinen Grund hatte, sie nicht auch
auf mich zu beziehen, denn die Leute, die Du beschimpftest,
waren gewiss nicht schlechter
als ich, und Du warst gewiss mit ihnen nicht unzufriedener
als mit mir. Und auch hier
war wieder Deine rätselhafte Unschuld und Unangreifbarkeit,
Du schimpftest, ohne
Dir irgendwelche Bedenken deshalb zu machen, ja Du verurteiltest
das Schimpfen bei anderen
und verbotest es.
Das Schimpfen verstärktest
Du mit Drohen, und das galt nun auch
schon mir. Schrecklich
war mir zum Beispiel dieses : " ich zerrei'e Dich
wie einen Fisch ",
trotzdem ich ja wu'te, da' dem nichts Schlimmeres
nachfolgte (als kleines Kind wu'te ich das allerdings
nicht), aber es entsprach fast
meinen Vorstellungen von Deiner Macht, da' Du auch
das imstande gewesen wärest. Schrecklich
war es auch, wenn Du
schreiend um den Tisch
herumliefst, um einen zu fassen, offenbar gar nicht fassen
wolltest, aber doch
so tatest und die Mutter einen schliesslich
scheinbar rettete.
Wieder hatte man einmal, so schien
es dem Kind, das Leben durch Deine Gnade behalten und trug
es als Dein unverdientes Geschenk
weiter.
("Je ne peux pas me souvenir
que tu m'aies insulté personnellement, avec des insultes
explicites. Il faut dire que ce n'était pas nécessaire,
tu avais tant d'autres moyens, et d'ailleurs, dans les conversations
chez nous, et surtout au commerce, les insultes crépitaient
autour de moi en telles masses que, petit garçon,
j'en étais tout abasourdi, n'ayant aucune possibilité
de ne pas me sentir visé par elles, car les gens
que tu insultais n'étaient sûrement pas plus
détestables que moi, et tu n'étais sûrement
pas plus insatisfait d'eux que de moi. Et là encore,
on retrouvait ton incompréhensible innocence et ton
inaccessibilité, tu crachais des insultes sans te
poser aucune question à ce sujet, alors que tu condamnais
les insultes chez les autres, les leur interdisant.
Sur ce déchaînement se greffaient tes menaces,
et là, j'étais visé. Terrifiant, ce
" je vais t'écrabouiller comme un poisson "
l'était pour moi, même si je savais que rien
de tragique n'allait s'ensuivre (quand j'étais très
petit, en revanche, je ne le savais pas ), mais selon la
conviction que j'avais de tes pouvoirs, tu aurais pu en
être capable. Terrifiant aussi lorsque tu bondissais
en hurlant autour de la table pour nous attraper, ne cherchant
sans doute pas à le faire, mais faisant comme si,
et c'est notre mère en fait qui paraissait nous sauver.
Une fois de plus, semblait-il à l'enfant, on avait
sauvé sa vie par ta miséricorde et on l'emportait
comme une grâce imméritée de ta part.
")
A tout cela s'ajoute le fait qu'au
sein de cette famille Kafka qui parlait l'allemand dans
un pays non germanophone, avec une mère qui devait
avoir un quelconque accent étranger, peut-être
yiddish, il s'était certainement instauré
quelque chose comme une langue familiale
avec ses connotations privées, ses tics, ses allusions
cryptées, pour une expressivité tout à
fait particulière, (p.ex. l'effet sur le jeune Franz
des injures que crache le père en toute occasion,
et qu'il ne supporte toujours pas, ni dans le souvenir ni
dans la réalité).
La Lettre recèle
aussi des structures propres à l'allemand du Sud;
et on y trouve des tournures ou des mots empruntés
au yiddish. Tout cela, on ne peut pas le reconnaître
nettement comme élément privé de la
famille Kafka. Ce sont des signes tout au moins d'un mélange
de niveaux linguistiques, et il est évident qu'on
ne peut pas les séparer correctement de la langue
qui les enveloppe; pour le reste, on ne peut que conjecturer.
A chacun des cercles concentriques, Franz Kafka finit par
buter contre la même évidence: pour avancer
vers lui-même, voire pour se libérer, il devrait
pouvoir accuser librement son père; il devrait donc
le déclarer coupable et, symboliquement, le tuer.
Mais là, incapable de prendre la place du père
(de le devenir) il régresse d'un cran, affirmant
une fois de plus que ce n'est pas la faute du père,
qu'il n'est coupable de rien.
Un mouvement d'avance et de recul qui est également
la forme des phrases kafkaïennes.
C'est ainsi que La Lettre
raconte en fait inlassablement, selon tous les éclairages
possibles, la violence meurtrière en cours sans qu'elle
aboutisse jamais. Mais c'est ainsi également que
s'annonce le suicide psychosomatique de Kafka: il renonce
au mariage, puisque être père n'est pas possible
sans meurtre; et il crache le sang: la bouche pour utérus,
comme si la mère lui permettait une approche moins
violente du couple parental, ou une symbolisation pour lui
possible.
Traduisant, j'ai maintenu dans la
mesure du possible le matériel que propose l'original
: ne pas le faire, chercher à " enjoliver "
la langue, n'aurait servi de rien dans la perspective de
mon travail. Tout au plus ai-je retravaillé un passage
ou l'autre dans le sens des allitérations et autres
contaminations phonétiques de l'original ; et certains
" mais " ou " aussi " etc. ont disparu
par la force des choses. Cependant, on devrait repérer
en français les reflets des hypothèses auxquelles
je me livre, et, à partir de là, entrer en
résonance avec la stupeur kafkaïenne qui a plané
sans doute sur son écriture.
Monique Laederach
Page créée le: 25.08.03
Dernière mise à jour le 25.08.03
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