Jean Starobinski
Action et Réaction, vie et aventure
d'un couple, Le Seuil.
Jean Starobinski / Action et Réaction,
vie et aventure d'un couple
Pourquoi, dans la vie
quotidienne, affirme-t-on qu'une situation intolérable appelle
une réaction ? Comment les biologistes en sont-ils venus à
penser les rapports du vivant et du milieu en termes d'interaction ? Pour
quelle raison la psychiatrie a-t-elle adopté, il y a un siècle,
la catégorie des affections réactionnelles ? Pourquoi le
concept d'abréaction fut-il inventé puis abandonné
par la première psychanalyse ? Que veut-on faire entendre, quand
on déclare qu'une politique est réactionnaire ? Dire que
le totalitarisme nazi fut une réaction au totalitarisme communiste,
n'est-ce pas l'excuser ? Le mot " réaction " et ses dérivés
offrent leurs services pour l'explication causale comme pour la compréhension
par sympathie. Ils nous viennent à l'esprit quand nous cherchons
des réponses à nos problèmes. Or ces mots, précisément,
ne font-ils pas problèmes ?.
C'est l'occasion, pour Jean Starobinski, d'examiner
les filières intellectuelles à travers lesquelles le mot
" réaction " et ses dérivés nous sont parvenus.
Ce livre remonte au rôle que leur attribua la scolastique, mais
aboutit aux interrogations qui entourent aujourd'hui la notion de progrès,
sans laquelle la réaction politique ne peut être pensée.
Il convoque aussi bien les philosophes (Aristote,
Leibniz, Kant, Nietzsche, Jaspers), que les savants (Newton, Bichat, Claude
Bernard, Bernheim, Freud) et les écrivains (Diderot, Benjamin Constant,
Balzac, Poe, Valéry). Louvrage est une traversée originale
de la culture occidentale : il éclaire successivement les fondements
de la science et la protestation des poètes, parcourant ainsi les
chemins qui conduisent à nos perplexités présentes.
Imprimé en France 10.99, 160FF
Article de John E. Jackson / Le Temps
LIVRES
Histoire des idées - Le critique consacre
une étude admirable à l'histoire de deux termes et aux métamorphoses
de leur sens, du champ de la physique à celui de la chimie, de
la médecine ou de la politique.
Jean Starobinski
Action / réaction: un couple de mots prolifiques
Lune des raisons qui font de Jean Starobinski
un homme si universellement admiré est le sens avec lequel il sait
déterminer la distance nécessaire par rapport à son
objet. Qu'il choisisse une approche stylistique ou historienne, rhétorique
ou sociologique, psychologique ou thématique, linguistique ou phénoménologique,
toujours le critique genevois sait élire la "bonne" distance,
celle qui lui permet à la fois d'être dans l'intimité
de ce dont il parle et de garder le recul nécessaire pour mettre
cette intimité en perspective. Cela, nous le savions depuis longtemps.
Ce que l'on mesurait peut-être moins, c'est à quel point
cette aptitude proprement littéraire qui fait de cet homme le primus
inter pares des études de lettres, allait de pair avec une
conscience et un savoir scientifiques qui en sont comme la doublure. Action
et réaction, l'ouvrage que Starobinski fait paraître
ces jours-ci, permet au contraire à cette doublure de prendre pour
une fois le devant de la scène: c'est le scientifique en lui qui
s'est fait ici historien.
Sous-titrée "Vie et aventure d'un couple"
- comme pour illustrer la remarque du Louis Lambert de Balzac: "Quel
beau livre ne composerait-on pas en racontant la vie et les aventures
d'un mot?" -, cette étude est consacrée à l'histoire
du couple formé par deux termes dont l'intérêt tient
à la fois dans les métamorphoses de leur sens et dans leur
capacité à être employés de manière
figurée. L'histoire d'un mot se révèle donc ici l'histoire
d'une notion scientifique, de son champ d'application ainsi que des transferts
sémantiques qu'elle subit au cours des siècles, lesquels
ne se comprennent qu'à partir de l'évolution des sciences.
En simplifiant, on peut dire que le couple "action et réaction"
est d'abord une notion qui appartient à la physique, et qui trouve
sa définition dans la loi de Newton prouvant l'égalité
des forces entre une action et la réaction qu'elle provoque. Mais
cette découverte, qui ancre le couple dans le domaine scientifique,
entre d'emblée en concurrence avec les acceptions plus anciennes
de ce qu'on désigne ainsi et qui, chez Aristote par exemple était
plutôt exprimé à travers le couple action/passion.
Au XVIIle siècle, Diderot infléchira
le couple en l'attachant à la matière sensible et en l'appliquant
au domaine de la chimie "J'arrête mes yeux sur l'amas général
des corps: je vois tout en action et réaction; tout se réduisant
sous une forme et se recomposant sous une autre ; des sublimations, des
dissolutions, des combinaisons de toutes les espèces." La
voie est tracée, on le voit, pour que la notion soit reprise en
charge par la biologie et par la médecine, ce qui sera le cas de
Glisson à Claude Bernard, et jusqu'à ce que soit mise en
évidence l'existence de ce qu'on nommera l'action réflexe.
A son tour, cette mise en évidence servira de base à une
nouvelle compréhension, non plus seulement des phénomènes
somatiques, mais des phénomènes psychiques, non sans toutefois
qu'un tel transfert ne s'accompagne d'une réduction des pouvoirs
attribués antérieurement à la possession de soi:
"L'action et la réaction deviennent le matériau fondamental
de l'individu, dont chaque instant d' existence intègre une somme
variable de processus élémentaires aussi bien sensoriels
que moteurs" . Ces processus se déroulent "en troisième
personne" et cette troisième personne en vient à supplanter
le "je" de la première personne. Le concept de réaction
aura été l'opérateur actif de cette destitution."
"Action et réaction"
est d'abord une notion qui appartient à la physique
et qui trouve sa définition dans la loi de Newton
Annexé à la médecine, le couple
peut être revendiqué par la psychiatrie. De Cabanis à
Bernheim, de Breuer à Freud, de Jung à Jaspers, le lecteur
se voit conduire par la main ferme d'un critique qui, il s'en souvient
à ce moment-là, est aussi un médecin. Starobinski
ne serait toutefois pas Starobinski si, à ce panorama déjà
si vaste d'un concept largement philosophique et scientifique, il n'avait
ajouté une attention extrêmement détaillée
à l'histoire que le mot de "réaction" a parcourue
dans le domaine de la vie sociale depuis le XVIIIe siècle. Ici,
le couple est moins action/réaction que réaction/progrès.
"Réaction" n'a pas d'emblée le sens que nous lui
donnons aujourd'hui: l'opposé de la "révolution",
c'est d'abord la "contre-révolution" . Ce n'est que peu
à peu, grâce notamment à Benjamin Constant, que le
mot se colore et engendre l'adjectif "réactionnaire"
modelé sur "révolutionnaire". Là encore,
de Mirabeau à Nietzsche, en passant par Kant, d'Holbach, Rousseau,
Condorcet, Constant, Mme de Staël, Proudhon ou Marx, la "vie
et les aventures" du terme est ressaisie dans une ampleur de vue
qui donne la mesure de la profondeur de la réflexion de l'auteur.
Jean Starobinski est à l'âge des synthèses.
A la place de celle-ci, c'est à une sorte de roman intellectuel
qu'il a consacré ce livre. Ce roman, il a mis des années
à l'écrire, non parce qu'il aurait manqué de matière.
Au contraire: on discerne d'ailleurs encore ici et là comme des
repentirs, des pistes indiquées, puis abandonnées et néanmoins
marquées par souci de ne rien oublier. Le savoir de cet homme est
d'une ampleur sans pareille, son intelligence est sans défaut.
Il ne reste pour lui répondre que l'admiration.
John E. Jackson
JEAN STAROBINSKI, Action et réaction, Vie et
aventures d'un couple, Seuil, 438 p.
Signalons la réédition augmentée
chez Gallimard, dans la collection de poche Tel, de "LOeil
vivant" (1961) qui réunit des études sur Corneille,
Racine, La Bruyère, Rousseau et Stendhal.
Variétés de la mélancolie
Lisant Rousseau et Montaigne, ou étudiant
aujourd'hui la notion de réaction, Jean Starobinski construit des
rencontres qui ne sont pas de hasard.
Portrait du critique en montreur de masques. Avec la mélancolie
comme horizon.
Genève est à la fois un carrefour
et un retrait. Lorsqu'on y séjourne depuis longtemps, et même
lorsqu'on y est né, comme Jean Starobinski (en novembre 1920),
on a toute chance d'avoir croisé, aux abords du lac ou de l'université,
les meilleurs esprits de la culture européenne, notamment lors
des soubresauts de l'Histoire. En même temps, on travaille là
à son propre rythme, à l'écart des modes urgentes
et des débats trop publics - que l'on peut néanmoins observer
d'assez près. Durant ses années de formation, qui correspondaient
à celles de la guerre, Starobinski rencontra donc, parmi d'autres,
Marcel Raymond, professeur de littérature et initiateur de ce qu'on
appellera, dans le domaine de la critique littéraire, l' «école
de Genève» - avec Georges Poulet et Albert Béguin
-, ou des poètes comme Pierre Emmanuel et Pierre Jean Jouve.
A cette époque, Jean Starobinski hésitait
entre la médecine et la littérature. Mais c'était
moins une hésitation qu'un double attrait, une double et complémentaire
formation. En 1956, il passe un doctorat ès lettres - qui deviendra
son grand essai sur Jean-Jacques Rousseau,
la Transparence et l'Obstacle (Plon, 1958, réédition,
Gallimard, « Tel », 1998). Quatre ans plus tard, dans sa thèse
de médecine, il fait l'histoire du traitement de la mélancolie,
enrichie par l'expérience clinique acquise par l'auteur à
Genève et à Lausanne. Mais le livre sur ce thème
central - « axial », dit-il - de sa pensée est encore
à naître. Le fil n'est pas rompu cependant : plusieurs essais
sont comme des chapitres détachés de l' opus magnus en gestation
: Portrait de l'artiste en saltimbanque
(Skira, 1970), Trois fureurs (Gallimard, 1974) ou le cours sur Baudelaire
et la « Poétique de la mélancolie
», donné au Collège de France en 1987-1988 (Julliard,
1989).
En 1958, après trois ans passés à
l'université John Hopkins de Baltimore - où il rencontre
le grand critique romaniste allemand Leo Spitzer -, il est nommé
professeur d'histoire des idées à la faculté des
lettres de l'université de Genève. Pour aller de son appartement
à ses cours, il lui suffisait de traverser la rue. A la retraite
depuis plusieurs années, il s'apprête à reprendre
ce même chemin pour donner un nouvel enseignement.
L'itinéraire intellectuel de Jean Starobinski
est à la fois impressionnant et singulier. Impressionnant de manifester
des intérêts nombreux, de s'arrêter aussi bien au domaine
des sciences qu'à celui de l'histoire ou de la littérature
-celle-ci, il est vrai, demeurant privilégiée -, de manier
des savoirs, comme par exemple la psychanalyse, sans aucune inféodation.
Singulier de ne jamais proposer, dans ces manifestations, l'image d'un
spécialiste ou, à l'inverse, d'un dilettante. A ce titre,
Action et réaction, le livre qu'il publie aujourd'hui est exemplaire
de sa démarche et de sa capacité à réfléchir
profondément sur des thèmes non pas marginaux, mais obliques.
Même s'il a su admirablement exprimer ses
idées sur la critique - dans L'OEil
vivant (1), dans La Relation critique
-L'OEil vivant II, Gallimard (1970) -, l'essayiste n'a jamais proposé
une théorie, ou même une méthode - « La
méthode se cache dans le style de la démarche critique,
et ne devient parfaitement évidente qu'une fois le parcours entièrement
achevé (...) . Le critique accède à la pleine conscience
de sa méthode en se retournant vers les traces de son cheminement
», écrivait-il dans le dernier ouvrage cité.
Lors des querelles théoriques des années 70 sur la nouvelle
critique, Starobinski, déjà largement considéré
comme un maître en la matière, resta plus genevois que parisien...
En retrait de l'oeuvre qu'il commente, le critique
vivrait-il comme une frustration de ne participer qu'à distance
aux prestiges de l'art? Dans le calme de son espace familier, entre ses
livres et son piano, s'exprimant d'une voix assurée et réfléchie,
Jean Starobinski ne donne nullement l'impression de regret ou de dépit.
« Il y a une invention critique par
le choix du motif, par le groupement des éléments mis en
relation, dit-il. Une aventure poétique se construit de lectures
- c'est comme un rejeton de la mélancolie. L'assiduité dans
une enquête peut aussi avoir un caractère poétique.
Certaines pages de critique se lisent avec une vraie émotion, chez
Georges Poulet par exemple [ajoutons Starobinski lui-même, dans
les Trois fureurs, dans les essais sur Montaigne et sur Rousseau, pour
ne citer que ces livres]. Le moment vient d'une présence forte
du critique. Ce moment est toujours possible. »
« Je me réserve
le rôle du montreur, en essayant de montrer ce qu'il est parfois
difficile de percevoir, des rapports ou des contradictions, des contrastes
ou des antithèses. Quelquefois, c'est le hasard qui me les offre.
Le critique doit construire sa rencontre, elle ne s'impose pas mais il
est soudain en arrêt. Il n'improvise pas, il est devant des réalités
qui prennent sens par leurs rapports. C'est là un des aspects de
la "relation critique" si l'on veut, un artifice ou un arbitraire
de la mise en rapport. Mais il y a aussi une vérité de la
relation au texte. »
Mais quel est le dessein général
de l'oeuvre de Starobinski ? A quel projet répond-elle ? Il s'agit
moins d'un problème de cohérence extérieure que,
là encore, de « rencontres » mises à profit,
de « hasards » savamment agencés. Au terme du parcours,
on percevra, mieux qu'une méthode, l'unité cachée
de recherches diverses, en apparence vagabondes. « Il
n'y a pas un programme à remplir, explique le critique, il faut
être disponible pour la rencontre, le saisissement, mais alors être
très humble et analyser les textes dans leurs constituants.
» Bien sûr, le XVIIIe siècle domine, avec Rousseau
et Diderot, ou encore Montesquieu, premier en date des auteurs étudiés
(Seuil, 1953 et réédition augmentée, 1994). Mais
les moralistes français du siècle précédent,
avec La Rochefoucauld (« un mélancolique
») et La Bruyère, ou les écrivains du suivant,
comme Stendhal, sont présents eux aussi et incessamment questionnés.
« A un certain
moment que je situe vers 1946 ou 1947, se souvient Jean Starobinski, j'avais
un projet qui concernait les dénonciateurs de masques. On parlait
de démystification à l'époque, de critique des idéologies.
Tout cela m'intéressait, mais il me semblait - et c'est une constante
de ma réflexion - qu'il fallait aller aux documents. Ce projet
s'est disposé en une série d'études sur les dénonciateurs
et sur les tentatives de voir en dessous des masques. J'avais déjà
choisi Montaigne [Montaigne en mouvement, Gallimard, 1982, et «
Folio »]. Mon expérience médicale étant intervenue
- et c'est là que les choses se compliquent-, il m'est apparu que
le mélancolique est souvent celui qui a l'impression d'une irréalité
du spectacle extérieur, qui se croit la victime d'un monde masqué,
ou qui n'arrive pas à trouver ses repères dans un monde
d'apparences trompeuses, qui manque de substance ou qui est accablant
d'hostilité. Mais j'ai buté sur le fait que mélancolie
et dépression se décomposent en différentes variétés.
»
Des masques à la mélancolie, les
passerelles sont multiples et le chemin reste ouvert. Il passe par l'étude
« à fort grossissement»
de l'histoire sémantique des notions d'« action » et
de « réaction » à laquelle Starobinski a commencé
à penser vers 1975. « C'est dans Karl Jaspers que j'ai découvert
la catégorie du réactionnel en réponse à des
événements vécus - la mélancolie comme réaction
à des circonstances. Je me suis aperçu que ce mot avait
une histoire et que les champs sémantiques dans lesquels il s'est
introduit ont été successivement, à partir de la
physique, la médecine, la politique, la psychologie. Et, du coup,
je me trouvais dans l'histoire de la culture qui pouvait s'appuyer sur
l'exemple concret d'un mot, de sa mutation et de son expansion sémantique.»
Jean Starobinski en fait l'aveu : «
Le dilemme dans lequel je me trouve est de consentir à la diffusion
de mon intérêt et de rappeler que la source est unitaire,
ou bien de tout vraiment rassembler. » Question qui ne nous
éloigne évidemment pas de la mélancolie. Il cite
encore de ces brèves unités de bonheur, journées
claires dans les existences dépressives de Rousseau ou de Baudelaire.
Serait-ce forcer les choses que d'établir comme une équivalence
entre ces bonheurs fugaces, soustraits à la constance de l'humeur
noire, et la « diffusion », la «dissémination
» d'une oeuvre qui se refuse, avec une secrète obstination,
à prendre le masque de la finitude et de l'achèvement ?
(1) Ce livre vient d'être repris, dans une édition
augmentée, en Gallimard « Tel » (310 p., 55 F [8,38
]).
Patrick Kéchichian
vendredi 29 octobre 1999
le feuilleton de Pierre Lepape
Les Métaphores et leur morale
Plus qu'une magnifique promenade de traverse
des sciences, de la philosophie et de la littérature, Jean Starobinski,
avec le couple action-réaction, nous offre un traité des
pouvoirs et des dangers de la métaphore, un essai de morale des
mots.
En un demi-siècle d'activité d'écrivain,
Jean Starobinski a inventé un genre dont il demeure le seul représentant.
On pourrait nommer cela, par proximité avec la critique littéraire,
la critique de la création. Comment crée-t-on du texte,
de la pensée, du concept, de la forme ? Pourquoi ? Pour qui ? Avec
quels effets sur soi et sur les autres ? Au carrefour de l'histoire des
sciences, des techniques et des savoirs, de l'analyse des textes, de la
théorie de l'imaginaire, de l'épistémologie, de la
linguistique et de l'esthétique. Grâce à lui, nous
avons pu penser ensemble ce qui, jusqu'alors, demeurait séparé:
l'histoire d'une époque et la singularité d'une oeuvre,
le savoir objectif et la puissance de l'imagination, les idées
et la sensibilité, l'unité d'une pensée et la multiplicité
de ses interprétations. Qu'il s'agisse de Rousseau ou de Montaigne,
d'un tableau de Füssli, des anagrammes de Saussure ou des architectes
de la Révolution française.
Bien sûr, Starobinski a eu beaucoup d'imitateurs.
Il faudrait plutôt parler de caricatures. Pour exorciser à
bon compte l'éclatement des savoirs, il est d'usage aujourd'hui,
chez les intellectuels des médias, de tourner une soupe verbale
sur laquelle flottent des épluchures d'histoire, des rogatons de
psychanalyse, des copeaux de linguistique structurale et quelques miettes
de concepts empruntés plus ou moins frauduleusement aux mathématiques
et à la biologie. Starobinski note que la recette de ce potage
n'est pas nouvelle : « Il est intéressant
de constater que dès l'émergence, au XVIIIe siècle,
d'un langage scientifique à la fois rigoureux et prestigieux, l'abus
de son vocabulaire servit à faire briller des intuitions confuses.
La recherche de l'effet de scientificité , en vue d'intimider les
contradicteurs et séduire le public, ne date pas d'aujourd'hui.
Le phénomène culturel contemporain, mis en évidence
par le livre récent d'Alan Sokal et Jean Bricmont, est déjà
très sensible dans les deux décennies qui précèdent
la Révolution française. » Ce qui serait nouveau,
c'est sa diffusion massive par les supermarchés de la consommation
idéologique.
Mais il est impossible de faire la confusion entre
le brouet commercial de ces vagues « philosophes » ou de ces
polyvalents culturels et un « voyage » initié par Starobinski.
La métaphore du voyage s'impose, en effet. Traversée du
temps et de l'espace, découverte des paysages intellectuels où
s'enchevêtrent l'ancien et le nouveau, périodes de calme
où l'on prend le loisir de faire le point, tempêtes où
les instruments s'affolent, où le nord se perd et change de place,
dérives, récifs que l'on observe et que l'on contourne,
au plus serré, ports exotiques dont on entend le bruissement des
langues et dont on observe les coutumes. Avec ce que le voyage implique
de rigueur dans la navigation, de souplesse et de subtilité dans
la négociation de l'imprévu, d'ouverture du regard, d'accueil
de l'étrange, de méditation sur le même et sur le
différent, sur l'unité et la multiplicité, sur le
sauvage et le civilisé. Une aventure.
Cette fois, l'aventure met en scène un couple,
un couple de mots : action et réaction. Starobinski cite d'entrée
Balzac et son autoportrait rêvé, Louis Lambert : «
Souvent, j'ai accompli de délicieux
voyages, embarqué sur un mot dans les abîmes du passé,
comme un insecte qui posé sur quelque brin d'herbe flotte au gré
d'un fleuve (...). Quel beau livre ne composerait-on pas en racontant
la vie et les aventures d'un mot ? (...) N'en est-il pas ainsi de chaque
verbe ? Tous sont empreints d'un vivant pouvoir qu'ils tiennent de l'âme,
et qu'ils lui restituent par les mystères d'une action et d'une
réaction merveilleuses entre la parole et la pensée.
» Voilà le programme fixé, de la naissance tardive
et hésitante du couple - qui permet à Starobinski d'utiles
explorations sur les incertitudes et les fragilités de l'étymologie
- au paradoxe de son triomphe contemporain : mis désormais à
toutes les sauces, devenu le principe explicatif de tout, le couple action-réaction
est une sorte de passe-partout intellectuel, autrement dit un outil de
paresseux qui n'ouvre plus guère que des portes largement béantes.
Mais en attendant un nouvel avatar, peut-être, quelle pérégrination,
et à travers quels vastes et mystérieux territoires ! L'histoire
du couple action-réaction est celle d'un voyage qui se transforme
au fil du temps en une multiplicité de parcours. Starobinski parle
de «partition polyphonique » ou de «mosaïque».
Le thème initial est donné par la physique, celle d'Aristote
d'abord, reprise, amplifiée par la scolastique médiévale,
dans un discours où la métaphysique tient encore la dragée
haute à l'explication scientifique. Avec Galilée, avec Descartes,
avec Newton surtout, le couple quitte la sphère sensible des «
qualités » de la matière pour entrer, au XVIIIe siècle,
dans une perception mathématique du monde où tout est quantifiable
selon les calculs exacts de la mécanique et où, selon les
lois de Newton, « la réaction
est toujours contraire à l'action, c'est-à-dire que les
actions de deux corps l'un sur l'autre sont mutuellement égales
et de directions contraires ».
Mais ce qui passionne l'anthropologue Starobinski,
c'est moins peut-être cette révolution scientifique dont
le couple action-réaction porte la marque que la manière
dont la pensée commune lui résiste et cherche à lui
échapper par toutes les ruses du langage et du raisonnement. Comme
si la vieille monnaie, malgré toutes les dévaluations officielles,
continuait clandestinement à avoir cours sur des marchés
parallèles, utilisant les mots mêmes de la pensée
nouvelle pour fortifier et légitimer les manières de penser
anciennes. Jeux de glissements, d'appropriations, de métaphores
et de captations dans lesquels se déploient des stratégies
subtiles de dénégation, de refus, de retour du refoulé.
Comme si la « réaction » à l'innovation mettait
en oeuvre une force d'imagination égale à l'agression du
nouveau qu'elle subit. C'est là que la flamboyante érudition
de Starobinski donne toute sa mesure. Pas une seule citation pour l'esbroufe
ou pour se protéger du savoir vétilleux des doctes, mais
des dizaines de témoins connus ou inconnus, écrivant dans
toutes les langues de l'Europe classique, physiciens, philosophes, écrivains,
théologiens, mathématiciens, rivalisant d'intuition, d'ingéniosité
et d'inspiration pour tenter de réenchanter romantiquement le monde
contre « la relation froide de l'action
et réaction quantifiée ».
Pendant ce temps, notre couple a essaimé.
Au domaine de la physique qui était le sien depuis l'Antiquité,
il est passé à celui de la chimie, où il va triompher,
à celui de l'histoire naturelle, de la médecine. Un peu
plus tard, il va irriguer la littérature, la philosophie, l'histoire,
la politique, se chargeant d'acceptions nouvelles, parfois singulières,
créant des dérivés qui oublieront bientôt leur
origine pour ne conserver d'elle que la légitimité inhérente
au concept scientifique.
C'est évidemment le cas de « réaction
» et de « réactionnaire », appliqués au
domaine politique dans une coloration affective négative. Le réactionnaire
n'est pas, comme on aurait pu le croire, celui qui réagit à
l'oppression du système social, mais, dans un premier temps, celui
de la langue révolutionnaire, celui qui désire qu'on fasse
machine arrière dans le processus du progrès, intimement
lié à la reconnaissance de la liberté et de la dignité
des individus. Puis, de nos jours, dans notre langage courant, «
la réaction est le fait de l'adversaire injuste, tantôt bien
réel, tantôt seulement présumé. Nous avons
pris l'habitude de nommer réaction la puissance retardante, quand
nous voulons le mieux pour le monde. Mais rien n'empêche d'attribuer
le même nom à ce qui entrave nos jouissances les plus égocentriques
».
A force de ne plus voir dans le monde et dans l'homme
qu'un jeu d'actions et de réactions, nous ne savons plus très
bien qui nous sommes et s'il subsiste une petite place pour notre liberté.
Déjà Senancour, en 1802, dans ses Rêveries sur la
nature primitive de l'homme, évoque l'image désenchantée
et tragique d'un monde régi, dans toutes ses manifestations, par
la loi des « impulsions reçues et rendues » : «
Si l'homme, imprimant un mouvement, n'est jamais que cause seconde et
réactive, il se croit souvent cause première, parce qu'il
n'a pas le sentiment distinct de la cause antérieure. »
La liberté, la volonté, ne sont que des illusions d'optique
ou des rêveries de poètes. Mais c'est peut-être simplement
parce que nous nous laissons prendre à notre propre vocabulaire.
Action et réaction, plus qu'une magnifique promenade de traverse
des sciences, de la philosophie et de la littérature, est un traité
des pouvoirs et des dangers de la métaphore, un essai de morale
des mots.
« Selon la généalogie
la plus acceptable, les premières émotions précèdent
et déterminent les mots ; mais les mots, depuis qu'immémorialement
ils ont pris naissance pour nous, et que nous sommes soumis à leur
muable autorité, précèdent et déterminent
les émotions secondes. Nous vivons dans le lien social et la parole,
et nous ne connaissons guère que des émotions secondes.
Rares sont les moments où nous avons l'impression de revenir en
deçà et de réaccéder à une expérience
d'avant les mots. » C'est pourtant ce que nous offre ce livre
de savant autant que de poète : un voyage à la recherche
de nos origines, en deçà des mots et de leurs illusions.
ACTION ET RÉACTION , Vie et aventures d'uncouple
de Jean Starobinski. Seuil, « La Librairie du XXe siècle
», 450 p., 160 F (24,39 ).
vendredi 29 octobre 1999
Biographie - Présentation
Jean Starobinski a suivi des études conjointes
de lettres et de médecine à l'Université de Genève.
Il fut pendant quelques années médecin asssistant en médecine
interne, puis en psychiatrie. Après la publication, de son livre
Jean-Jacques Rousseau : la transparence et
l'obstacle (1958), des enseignements d'histoire des idées
et de littérature française lui ont été confiés
à l'Université de Genève. Dans le domaine de l'histoire
des idées, il porta son intérêt sur l'histoire de
la psychiatrie Dans des livres comme Montesquieu
(1953, nouvelle version augmentée en 1994), L'Oeil
vivant (1960, nouvelle version augmentée en 1999) , La
Relation critique (1970), Trois fureurs
(1974), Montaigne en mouvement (1982),
Le Remède dans le mal (1989),
Jean Starobinski a mis en uvre une critique proche des textes et
attentive aux aspects fondamentaux de l'expérience littéraire.
Il s'est tourné vers les rapports de la littérature et des
arts dans L'Invention de la Liberté
(1964), Les Emblèmes de la raison
(1973), Portrait de l'artiste en saltimbanque
(1970), Largesse (1994). Sur
quelques grands thèmes - L'usage et la dénonciation des
masques, le don fastueux, la mélancolie - il a développé
un comparatisme généralisé, qui ne souhaite pas séparer
ses preuves de sa théorie.
Action et réaction:
vie et aventures d'un couple est un ouvrage où l'histoire
de la philosophie, l'histoire des sciences et l'histoire littéraire
sont mises en uvre à titre égal. A travers une attentive
enquête généalogique, ce livre contribuera à
éclairer nombre d'idées et de problèmes du temps
récent. Élaboré pendant une période assez
longue, ce livre a bénéficié des multiples occasions
où ses idées principales ont été présentées
et soumises à la discussion dans des cours ou des conférences:
à la Faculté de médecine et au Groupe d'étude
du dix-huitième siècle de l'Université de Genève,
à l'École Polytechnique Fédérale de Zurich,
à la Modern Humanities Research Association (Londres), à
l'Université de Harvard (Roger Allan Moore Lecture, 1996), à
l'Association européenne pour l'histoire de la psychiatrie, à
la Société française de philosophie, à l'Accadernia
Nazionale dei Lincei (Rome). L'ouvrage est entièrement inédit
dans sa forme présente.
Jean Starobinski est membre associé de plusieurs
institutions : Institut de France, American Academy of Arts and Sciences,
British Academy, Deutsche Akademie für Sprache und Dichtung, Accademia
dei Lincei, Accademia delle Scienze di Torino. Il a reçu le Prix
Balzan en 1984. Parmi ses distinctions récentes, il faut mentionner
le Prix National de lEcrit, le Grand Prix de la Francophonie décerné
par lAcadémie Française, le Prix Grinzane-Cavour,
le Premio Nuova Antologia, ainsi que le Prix Karl Jaspers de lUniversité
et de la ville de Heidelberg.
Présentation aimablement fournie par Les
Editions du Seuil, Paris.
Bibliographie
Aux éditions
du Seuil
MONTESQUIEU, 1953, nouvelle édition refondue
et considérablement augmentée 1994.
ACTION ET RÉACTION, Vie et aventures d'un couple, 1999.
Aux Éditions Gallimard
L'OEIL VIVANT, 1, 1960, nouvelle édition augmentée,
1999.
L'OEIL VIVANT, Il; LA RELATION CRITIQUE, essai, 1970.
J.-J. Jacques ROUSSEAU, LA TRANSPARENCE ET L'OBSTACLE, suivi de SEPT ESSAIS
SUR ROUSSEAU, 1958.
LES MOTS SOUS LES MOTS, Les anagrammes de Ferdinand de Saussure essai,
1974.
TROIS FUREURS, Essai 1974.
MONTAIGNE EN MOUVEMENT, 1982.
LE REMÈDE DANS LE MAL, critique et légitimation de l'artifice
à l'âge des Lumières, essais, 1989.
Chez d'autres éditeurs
HISTOIRE DU TRAITEMENT DE LA MELANCOLIE, des origines
à 1900. Bâle, Geigy.
HISTOIRE DE LA MÉDECINE, album, iconographie par Nicolas Bouvier,
Lausanne, Rencontre, 1964.
L'INVENTION DE LA LIBERTÉ, Genève, Skira, 1964.
PORTRAIT DE L'ARTISTE EN SALTIMBANQUE, 1970, Skira (et Flammarion, coll.
"Champs").
1789- LES EMBLÈMES DE LA RAISON, Flammarion, 1973.
CLAUDE GARACHE, Flammarion, 1988.
TABLE D'ORIENTATION, Lausanne, L'Age d'homme, 1989.
DIDEROT DANS L'ESPACE. DES PEINTRES, Réunion des Musées
Nationaux, 1991.
LARGESSE, Réunion des Musées Nationaux, 1994.
Bibliographie aimablement fournie par Les Editions du Seuil, Paris.
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