Yvette Z'Graggen Yvette Z'Graggen / Mémoire d'elles Pendant longtemps, j'ai su peu de choses de Jeanne, ma grand-mère maternelle, décédée alors que j'avais quatre ans. Et puis, récemment, je l'ai découverte à travers deux lettres pathétiques que je n'avais encore jamais lues. Dès lors, elle ne m'a plus quittée, cette jeune femme qui avait eu l'audace, dans l'austère Genève du début du siècle, à une époque où le mariage n'était le plus souvent pour les filles qu'une sorte de passage obligé, d'aimer jusqu'à la déraison, jusqu'à la déchirure, le séduisant étranger qu'elle avait épousé. J'ai reconstitué son histoire en m'inspirant de la réalité fragmentée qui m'avait été transmise en la complétant grâce à l'imagination. Peu à peu, je suis entrée dans sa douleur et dans celle de Lisi, ma mère. En écrivant ce récit, j'ai eu l'impression de renouer le dialogue avec elles deux. Née à Genève, Yvette Z'Graggen a été collaboratrice de la Radio suisse romande de 1952 à 1982. Elle se consacre maintenant à l'écriture et, parfois, à la traduction. Tous ses ouvrages, récents ou réédités, ont connu un grand succès, notamment les deux romans La Punta et Matthias Berg, qui viennent de paraître en allemand. Pour l'ensemble de son uvre, Yvette Z'Graggen a reçu le Prix Schiller en 1996 et le Prix Eugène-Rambert en 1998. Yvette Z'Graggen, "Mémoire d'elles", L'Aire, 144p
Mémoire delles Yvette ZGraggen Ce sont deux lettres exaltées, difficiles à déchiffrer, déchirantes, écrites en 1915 par sa grand-mère Jeanne à Lisi, fille de Jeanne et mère d'Yvette Z'Graggen. Deux lettres conservées comme des reliques par Lisi. Deux lettres qui supplient Lisi de persuader son papa de la " reprendre", qui promettent d'être "raisonnable". Écrites depuis un hôpital psychiatrique, elles ressuscitent Jeanne, morte six ans après être sortie de l'enfer, et dont Yvette Z'Graggen ne conserve que les souvenirs d'une enfant de quatre ans qui courait vers une femme en noir sous une ombrelle. Jeanne, coupable, dans l'austère Genève du début du siècle, à une époque où le mariage n'était le plus souvent quun passage obligé, d'aimer jusqu'a la déraison le bel étranger qu'elle a épousé, incapable de s'adapter à la vie balisée que la société lui offre alors. Reconstituant l'histoire de Jeanne en s'inspirant de la réalité fragmentée qui lui a été transmise et en la complétant par l'imagination, Yvette Z'Graggen renoue par la même occasion un dialogue émouvant avec sa mère, Lisi, qui ne lui parlait qu'a contrecur de son adolescence sans mère. Récit de vie donc, limpide, faussement naïf puis pathétique lorsque Jeanne entre dans " le malheur de la déraison", jalouse de l'amour de son mari pour leur fille Lisi. La mort de Jeanne, puis celle de Lisi, ne quitte pas l'écrivaine Z'Graggen qui se plonge dans ce douloureux secret de famille. Avec une sérénité compréhensive. " Un peu comme si la communication était possible malgré l'absence, comme si un dialogue pouvait continuer bien au-delà de la mort." Isabelle Falconnier Yvette Z'Graggen, "Mémoire d'elles", L'Aire, 144p
Écrire, comme on épluche une orange Vous connaissez luvre dYvette ZGraggen. Son écriture simple, le bonheur de lecture quelle procure. Elle écrit comme elle a regardé: "Une orange quun serveur
avait
pelée avec un art tout particulier, enlevant de la pointe de son
couteau la fine peau blanche quon laisse en général
subsister, et lorange était alors apparue, rouge, magnifique,
écorchée et saignante. Oui, cétait ça:
quelquun avait enlevé pour moi la peau qui recouvre le monde,
il était là, nu comme lorange, saignant comme elle,
magnifique comme elle." Yvette ZGraggen "enlève" pour nous la peau qui recouvre le monde. Cest avec la même force de sincérité quelle sest prêtée à lentretien qui suit. Dune voix parfois piquante, elle parle, elle écrit, elle "épluche" éclairant ainsi sa vie décriture. Sept romans, quatre récits autobiographiques, de nombreuses pièces radiophoniques, des traductions, cinquante ans décriture, bientôt cinquante-cinq même cest un beau parcours. Est-ce que ça a surpris ton entourage que tu te mettes à écrire quand tu étais enfant ? Mes parents ne sont jamais intervenus pour men empêcher. Ils pensaient probablement que cétait un jeu comme un autre ce qui était dailleurs assez vrai. Mais javais une grand-tante qui représentait la bourgeoisie bien établie. Un jour, je suis arrivée toute contente en disant: "Aujourdhui jai écrit une histoire de quatorze pages." Elle ma dit sévèrement: "Tu aurais mieux fait détudier tes mathématiques." Jai compris alors que lécriture était quelque chose de subversif qui dérangeait certains. Inutile de dire que jai continué de plus belle ! Mon père a été plutôt fier quand jai publié mon premier bouquin en 1944. Il nous a emmenées au restaurant, ma mère et moi, pour fêter ça cétait la guerre, on navait pas beaucoup dargent, le restaurant cétait un luxe en ce temps-là. Ma mère, elle, était ma première auditrice. Je lui lisais ce que jécrivais au fur et à mesure, elle mencourageait toujours. Pourquoi est-ce quon écrit ? Après plus de cinquante ans décriture cette question na plus de sens peut-être ? Les motifs ont pas mal varié au cours des années. Au début, cétait vraiment le plaisir de raconter des histoires, de mentourer de personnages, délargir un peu les limites de la vie. Je crois me souvenir que jai été assez vite frappée par le fait quon a une seule vie et quil faut sans cesse faire des choix, donc laisser des choses de côté: inventer des personnages, des histoires, ça me permettait de vivre en imagination dautres vies que la mienne, de faire dautres expériences. Ensuite, jai commencé à réfléchir un peu plus et il me semble que jai écrit pour mieux comprendre la vie, les autres et surtout moi-même, comme dans Un Temps de Colère et dAmour, publié en 1980, où jai fait une espèce dinventaire de ce que javais vécu une sorte de "recherche identitaire" pour utiliser une expression à la mode Le N° 46 de la revue Écriture a présenté des passages du Journal que tu as commencé enfant Il me semble que tu avais très jeune une approche très structurée de lécriture, un souci de construction. Oui, cela a été très vite important de mettre en forme mes impressions ou les histoires que jimaginais. Même dans ce Journal, où je me laissais emporter par des révoltes, des chagrins, des joies, il y avait ce plaisir, je me souviens, non seulement de jeter des mots sur le papier, mais de les assembler dune certaine manière. Tu parles rarement de tes admirations, des auteurs qui ont compté pour toi ? La lecture a très vite été essentielle pour moi. Je dévorais tout ce qui me tombait sous la main, même "les livres qui nétaient pas pour moi", selon lexpression consacrée mais la censure de ma mère heureusement nétait pas très sévère. Elle adorait Colette, elle avait presque tous ses ouvrages, et je les ai lus avec passion de même que les romancières anglo-saxonnes. Et puis Gide évidemment, le maître à penser de ma génération. Et bien dautres, jusquà Marguerite Duras en passant dans les années daprès-guerre par Sartre, Camus, Simone de Beauvoir. Il y a des influences inévitables, nécessaires Pour moi, lécriture était comme un monde à part, très profond, très secret et pas nécessairement influençable. Il me semble que jai suivi mon petit bonhomme de chemin sans avoir trop de modèles sous les yeux. Bien sûr, il y a eu Ramuz. En Suisse romande, cétait difficile déchapper à son influence. Il y avait quelque chose de tellement nouveau, de si insolite dans son style. A une époque jai écrit du mauvais Ramuz. Il y a aussi un passage de La vie attendait où tout à coup, je me suis mise à écrire comme Hemingway que je venais de découvrir ! Plus tard, jai essayé dêtre moi-même. Cest difficile de démêler ce qui est vraiment à soi, profondément. Mais, puisquon parle dinfluences, il y a eu aussi celle de la Radio qui ma appris à condenser le plus possible puisquon y dispose toujours de peu de temps. Je pense aussi à une certaine influence du cinéma qui ma toujours passionnée. Je devais avoir quatre ou cinq ans lorsque jai vu mon premier film, le cinéma en était alors à ses débuts, il était encore muet. Pour faire parler tes personnages comment sest fait ton choix entre "je" ou "elle" ? Les premiers livres, je les ai écrits comme on écrivait les romans classiques à lépoque, sans me poser de questions. Plus tard, il y a eu cette espèce de crise du roman avec lapparition du Nouveau roman, on a eu alors limpression quon ne savait plus comment écrire un roman. A ce moment-là, pour Le Filet de lOiseleur qui a paru en 1957, jai passé au "je". Un "je" narratif qui racontait lhistoire et qui nétait pas moi. Avec Un Été sans Histoire, jai réintroduit une troisième personne, "elle", Christine. Mais on reste à lintérieur delle. Les autres personnages, ce qui arrive, tout est vu par "elle". Ensuite, jai écrit des nouvelles et des récits autobiographiques, mais quand jai commencé Cornelia au début des années 80, la question sest de nouveau posée: "quel point de vue adopter ?" Jai alors eu recours à une narratrice qui dit "je" mais qui nest pas impliquée dans lhistoire. Elle dit quelle connaît Cornelia mais quelle a de la peine à imaginer ce qui se passe dans la tête et dans le cur du personnage masculin. Cétait un procédé que certains ont trouvé intéressant, que dautres ont critiqué. Dans La Punta, il y a de nouveau un "je", Florence, le personnage principal qui raconte lhistoire à la première personne, mais qui utilise la troisième personne quand elle revit des épisodes de son passé lointain. Il mavait semblé, en effet, que lorsque lon repense à ce que lon était dans le temps, ce nest plus le "je" du présent quon revoit mais une sorte de personnage quon aperçoit de lextérieur par-dessus les années. Pour Matthias Berg, jai eu des problèmes de construction. Je savais très bien quelle histoire je voulais raconter, jy pensais depuis des années, mais je ne savais pas comment my prendre. Comme cest une histoire qui se passe sur plusieurs générations, oui sur trois générations, il fallait ou bien écrire une saga, ce qui ne me tentait pas et me paraissait très difficile, ou bien trouver autre chose. Finalement, jai eu lidée que toute lhistoire se raconterait dans la tête de Marie, pendant quelle attend dans un square berlinois doser aborder son grand-père qui est assis sur un banc, en face delle. Ils ne se sont jamais vus, elle est venue de Genève pour faire sa connaissance. Cette unité de temps et de lieu ma permis de réaliser mon projet. Au lieu dune saga, il y a des récits qui sentrecroisent dans la tête de Marie et qui reconstituent peu à peu le drame dune famille allemande bousculée par la guerre. Pourquoi écrire au "présent" ? Dans le roman classique, écrit au passé simple, lauteur raconte une histoire qui sest déjà déroulée, qui est terminée et dont il connaît la ?n. Au contraire quand on utilise le présent, il y a la notion de découverte qui me semble très importante. Même si ce sont des livres du "souvenir" ? Oui même les livres autobiographiques je les ai, en grande partie, écrits au présent. Jaime bien lidée que lauteur découvre la réalité en même temps que les personnages et que le lecteur. Quand il sagit de romans, je ne sais pas toujours comment lhistoire se terminera. Jai souvent limpression que si je le savais, je naurais plus tellement envie de lécrire. Cette découverte qui se fait au fur et à mesure de lécriture, cest ce qui me passionne, je crois. Cest parfois difficile de terminer un livre En fait, mes derniers livres se terminent sans se terminer, sur une ouverture, sur des possibles. Une "vraie" fin cest forcément quelque chose dartificiel : pourquoi sarrêter à tel moment et pas à tel autre ? Je me demande quelquefois si cette nouvelle manière décrire au présent et sans "entrer" dans tous les personnages nest pas liée à un nouveau statut de lécrivain. Autrefois, lorsque je débutais, lécrivain était un homme, une femme plus rarement, qui se trouvait sur un piédestal, qui navait pas envie den descendre, qui tenait au contraire à garder ses distances et à inspirer de la déférence, du respect. Pour moi, Ramuz, Chenevière, de Traz, vivaient sur une autre planète, ils mintimidaient, je naurais jamais osé les aborder. Ensuite il y a eu une démocratisation du statut de lécrivain, liée, je pense, à tout ce qui sest passé dans la vie politique et sociale, notamment à Mai 68. Lécrivain est descendu de son piédestal, il sest rapproché de ses lecteurs. Il est devenu plus humble face à la réalité et aux êtres. Il nest plus aussi sûr de lui. La psychanalyse a peut-être contribué à ces changements Oui, sûrement. Lexistentialisme y est aussi pour quelque chose. Et puis, il y a eu, dès 1972, lémergence de la littérature dite féminine. En quoi a-t-elle innové à ton avis ? Il me semble quelle a apporté un désordre salutaire ! de laudace et aussi des interrogations, des doutes. Elle a lézardé l'édifice construit par les hommes au cours des siècles, elle a fait souffler un vent nouveau. Elle a bousculé les certitudes, la notion du temps. Mais, il nest pas impossible que par un processus de balancier, il y ait un jour un retour à un plus grand classicisme. Quoi quil en soit, je pense quil faut éviter de "trop" penser quon va être lu au moment où lon est en train décrire. Pour certains cest le destinataire qui est important Oui A qui sadresse-t-on ? Je me posais aussi cette question quand je travaillais à la Radio. Quand on est seul devant un micro, on ne sait pas à qui on parle. Cest parfois un peu angoissant. Pour lécriture, je crois que jai quelque part en moi limage dun lecteur idéal, qui sefforcerait découter et de comprendre, qui ferait travailler son imagination, qui serait coopérant, complice. De tels lecteurs et lectrices, bien sûr existent, certaines lettres quon reçoit le prouvent. Tu as presque toujours eu un travail lié à la littérature. A la Radio, tu menais des entretiens avec des auteurs suisses. Étant toi-même écrivain est-ce que cétait facile de faire ce métier au quotidien? Il y a eu des moments de frustration. Javais limpression que les autres écrivaient à ma place, alors que, moi, pendant une assez longue période, je navais absolument plus le temps de le faire. Mais je savais aussi que javais beaucoup de chance de faire ce métier-là, de rencontrer des gens intéressants, de me familiariser avec dautres cultures. Jai découvert ainsi la Suisse alémanique dont mon père était originaire et que javais un peu reniée au profit de la Suisse romande où je suis née. Dire que mon nom était dorigine uranaise, ça ne me plaisait pas quand jétais jeune ! Maintenant, jen suis plutôt ?ère. Les écrivains tessinois et romanches mont beaucoup apporté, eux aussi. La jeunesse est une période où lon se torture. Dans un parcours littéraire on peut faire une séparation entre les livres de jeunesse et ceux de la maturité. As-tu eu conscience de ce passage ? Pour moi la jeunesse a été une période difficile. Quand on a 19 ans et quéclate à côté de vous une guerre comme celle de 39-45, cest une chose terriblement brutale, qui détruit les quelques certitudes quon pouvait avoir. Et limmédiat après-guerre, lEurope en ruine, la misère, la bombe atomique Entre 20 et 30 ans jai vraiment vécu une période de bouleversement, de recherche. A cette époque, lécriture ma aidée à y voir un peu plus clair. Dans ton journal, tu écrivais, le 17 février 45: "Je voudrais demander pardon de la facilité de ma vie, de sa médiocrité " Jétais sans pitié avec moi-même Mais cest vrai, pendant toute la guerre jai eu ce sentiment de malaise parce que nous étions épargnés, nous en Suisse, alors que tout autour de nous, les gens connaissaient des souffrances inimaginables. Et encore, on ne savait pas tout ! Les refoulements à nos frontières, lor nazi, les livraisons darmes, tout ce quon nous reproche aujourdhui, on lignorait. Est-ce que pour toi écrire cest nécessairement être un écrivain "engagé" ? Cest un vaste débat. On peut sengager de différentes façons. Disons quau sens où on lentend habituellement, mon premier livre vraiment engagé a été, en 1982, Les Années silencieuses où je minterroge sur les causes de mon ignorance concernant le refoulement des juifs pendant la guerre. On peut situer un peu dans la même ligne mes deux derniers livres, Matthias Berg et Ciel dAllemagne. Lécriture vient-elle en réparation des blessures de la vie ? Jaurais sûrement plus mal vécu si je navais pas eu lécriture. A certains moments, elle ma été dun grand secours. Un petit exemple: un soir, il y a longtemps, jétais à la Gare de Lyon, jattendais le train que jallais prendre pour rentrer précipitamment à Genève. Je vivais à Paris quelque chose dinsupportable, il fallait que je men aille. Je marchais sur le quai de la gare, jétais désespérée, mais en même temps je me racontais lhistoire de cette fille qui était là, sur ce quai, à attendre le train, je mettais ça en mots, en images, ça devenait une sorte de roman ou de film Quand le train est finalement arrivé, jétais presque rassérénée. Quelle est la part de conscient et dinconscient dans lécriture ? Pour moi, il y a beaucoup de choses qui ne sont pas complètement conscientes. Il marrive de faire presque sans le vouloir tout autre chose que ce que javais prévu ou imaginé. Il y a beaucoup de choses qui méchappent et qui échappent à cette vie raisonnable, organisée quon est obligé de mener, comme si cétait une manière de rejoindre un monde différent, ce monde intérieur, touffu, un peu inquiétant, qui nous habite tous. Mais en même temps, je ne me suis jamais laissée aller à déverser mes pulsions et mes émotions sur le papier, telles quelles, en désordre. A partir du moment où elles sont arrivées à la conscience, je mefforce de les structurer. La pudeur cest important quand on écrit ? Quand jai écrit Un Temps de Colère et dAmour, je me suis rendu compte quon pouvait presque tout dire, des choses très personnelles, très intimes, impudiques peut-être, si lon se donnait la peine de les formuler dune certaine manière. Lécriture de ce livre-là a lair simple, mais, justement, à cause de ce que je viens de dire, je lai beaucoup retravaillée. Je voudrais revenir à la tonalité de tes ouvrages. Ils ne sont pas dénués doptimisme mais assez tristes parfois, teintés de nostalgie Je pense quhélas ce que nous vivons et avons vécu au cours de ce siècle nincite pas à la gaieté, à linsouciance. Mais jai toujours eu le souci de ne pas désespérer les gens qui me lisent. Jai toujours voulu laisser une ouverture. Il y a un poème dEluard que jaime beaucoup. Il dit quil y a toujours au bout du chagrin une fenêtre ouverte, une main tendue, que la nuit nest jamais complète. Cet optimisme un peu utopique et insoutenable dans certains cas, il faut lavouer jai toujours essayé de le maintenir.. Cest une constante dans mes livres: les personnages passent presque tous par une sorte de porte étroite, et cette épreuve va les transformer. Je crois que cest dans ma nature davoir cette certitude-là. " Il y a toujours une petite lumière qui brille quelque part Oui Il faut la protéger Oui, il faut la protéger. Dans la vie. Et dans lécriture aussi. Je léprouve très profondément. Propos recueillis par Laurence Drummond Entretien tiré de la revue littéraire Lectures La vie attendait, roman, 1944. Tous ces ouvrages ont été édités ou réédités par les Editions de lAire à Vevey.
L'ENGAGEMENT D'YVETTE Z'GRAGGEN La littérature d'aujourd'hui donne en général l'impression d'un certain désengagement, une volonté d'intervenir moins ardemment dans la sphère publique, et cela contrairement à l'époque précédente. Mais Yvette Z'Graggen, elle, dans sa jeunesse, a été influencée par les écrivains combattants, ceux qui n'hésitaient pas à prendre la plume en faveur des causes dont l'importance et l'urgence les sollicitaient. Elle est une de ces femmes qui ont fait de leur vie et de leur oeuvre un engagement, en ce sens qu'elle a participé à des combats sociaux et moraux et, dans le même temps, des personnages de ses romans en sont le reflet, car eux-mêmes aussi prennent parti résolument pour le respect d'une dignité humaine si souvent bafouée. Ceci en référence à la Suisse mais à d'autres pays aussi, car Yvette Z'Graggen a été secrétaire des Rencontres internationales de Genève et, comme telle, a élargi son horizon. Ses personnages ont acquis de ce fait une dimension plus vaste et, bien que presque tous romands ou suisses alémaniques, ils s'intéressent aux problèmes au-delà de nos frontières. Dans la foulée, comment ne pas évoquer ici son action en faveur de la culture ? Ses émissions radiophoniques étaient comme une défense et illustration des valeurs de notre région. Il n'est que de citer, entre autres, son émission "Romandie, terre de poésie" qui a révélé à tant d'auditeurs la richesse de la création poétique en Suisse romande, Yvette Z'Graggen a trouvé dans la radio le moyen de communiquer son enthousiasme pour l'humain. La Croix-Rouge fut sa première activité, mais c'est lentement qu'elle prend conscience des événements de guerre et que ceux-ci la touchent. Au début, tout occupée par la rédaction puis l'édition de son premier roman, elle ne voit guère l'avantage qu'était le sien de collaborer à la grande aventure qu'est la Croix-Rouge. Son travail, elle n'en discerne pas alors l'utilité, elle va jusqu'à demander un congé à ses supérieurs alors qu'il y a tant à faire et qu'on entend de toutes parts des appels au secours. Elle ne saisit pas encore qu'ils la concernent, excédée qu'elle est par un travail de bureau astreignant et monotone. Je me souviens de notre première rencontre, en 1941 je crois, et que, engagés tous deux dans l'action humanitaire -elle à la Commission mixte de secours de la Croix-Rouge internationale et moi au CICR - nous n'avions évoqué ensemble que des problèmes littéraires et pas une fois n'avions parlé du drame de la guerre dont nous entendions et ressentions les échos jour après jour. Plus tard, la Croix-Rouge prendra une importance plus grande pour elle puisqu'elle assurera après la guerre des missions pour le CICR en Italie, en France et en Tchécoslovaquie. N'est-ce pas peut-être par ce canal qu'elle s'est ouverte ensuite à l'humanitaire ? Elle se sentira toujours plus proche, comme auteur aussi, de ceux qui sont injustement traités. Il y eut chez elle cette certitude absolue que l'écriture lui était nécessaire. Elle allait tenter l'impossible: vivre de sa plume, écrire des livres par lesquels elle pourrait apporter un message, se saisir du prochain à travers ses personnages, elle si empruntée dans son enfance, si timide. Et je voudrais rappeler ici un article qu'elle publiait en 1959 dans le Journal de Genève à la suite d'une émission de radio que nous fîmes ensemble, article dans lequel elle disait si bien ce qu'est autrui pour elle, ce qu'il devrait être pour les femmes: "Même quand le temps nous presse et nous bouscule, nous devrions à tout prix sauvegarder ces possibilités de contact avec autrui, prendre la peine de sourire et d'écouter, de faire tomber les masques et d'approcher la vérité des êtres. Si nous n'essayons pas de préserver l'humain, nous qui savons dans notre chair quel en est le prix, comment les hommes, eux, y parviendraient-ils ?"
Le secours nous vient dans la mesure où nous regardons hors de nous-mêmes et que nous avançons en tendant les mains. Il se trouvera d'autres mains qui seront fraternelles. L'émouvant est cette quête d'autrui qui devient un chemin vers la communion. Tant d'êtres prennent rarement la peine d'écouter, tandis qu'Yvette Z'Graggen a une oreille infiniment attentive à la voix de ses personnages qui ne cessent d'entamer un dialogue conçu comme une prise de conscience de l'autre et de sa mission. Certes, elle a participé à l'immense espoir des jeunes à la fin de la guerre. On allait construire un monde nouveau et une ère nouvelle se préparait pour tous. Mais le progrès moral n'a pas eu lieu, du moins dans la mesure où on l'attendait. Pourtant les personnages de ses romans portent pour la plupart une espérance en eux, ils se relèvent dans les pires moments et savent s'engager, comme leur auteur, dans des combats silencieux pour affirmer et défendre un idéal qu'ils jugent pouvoir donner un sens à l'existence. Quelques-uns se dressent contre le conformisme, les tabous sociaux. Ainsi Anne Guillard, dans Le Filet de l'oiseleur, qui se heurte à son milieu et qui résiste à force de courage et de confiance dans l'avenir. Sa vie devient, devant les incertitudes du lendemain, une volonté tendue de brusquer le destin, une résolution qui lui fait dire en conclusion du livre: "Je sais seulement que je ne refuserai pas ce qui peut venir". Elle a maintenant la force de se détourner du passé. Quant à Yvette Z'Graggen elle-même, son attitude s'enracine pour une part dans un même besoin constant de se projeter en avant. Et cela toujours pour être présente dans cette vie, être soi plus pleinement mais en entraînant aussi les autres dans cette lutte pour le futur, vers une existence plus large. Son engagement, elle le considère comme un témoignage qu'il lui faut apporter tant dans une vie quotidienne que dans son oeuvre, où ce sont d'ailleurs surtout les femmes qui s'engagent. Ses personnages se retournent peu vers le passé car, leur jeunesse les poursuivant partout, il est nécessaire de ne pas se laisser retenir par elle dans le déroulement sans fin qu'est l'aventure humaine. Rendre présente cette poussée en avant et, la plupart du temps, cette arrivée à quelque chose de meilleurs, de plus juste, de plus vrai. Les femmes s'engagent dans leur univers sentimental, et mieux que les hommes. Dans Un temps de colère et d'amour, on nous fait voir que la femme est déçue "face à une certaine forme de lâcheté typiquement masculine", c'est-à-dire une crainte foncière de s'engager. Et si l'auteur le dit d'une manière si franche, c'est qu'elle avait peur elle-même du délaissement, une peur qui peut s'expliquer par sa situation à l'égard du père dont elle a recherché le visage si passionnément dans Changer l'oubli. Les femmes qu'elle dépeint veulent en général faire quelque chose de leur vie, elles ont un idéal et désirent le réaliser à tout prix, avec obstination. Elles n'y parvenaient pas facilement naguère, car la société ne le leur permettait pas. Maintenant elles sont pour beaucoup des lutteuses face aux hommes qui, plus souvent qu'elles, paraissent veules, inconséquents, comme Vincent dans La Punta où Florence, elle, se réjouit de la vie nouvelle qui lui est offerte, traversée de poésie, de soleil et de rencontres. En décrivant les femmes comme prenant des chemins difficiles pour que triomphe ce qu'elles estiment le bon droit, c'est leur cause que ces romans défendent. Au reste, elles ont besoin peu ou prou d'un "plus" dans leur existence, et celui-ci ne s'acquiert qu'à travers la souffrance. Francesca, dans Cornelia, veut vivre à tout prix l'instant qui passe, vivre à fond le présent. Elle commence à exister, bien que retenue dans les rets de la maladie, elle se précipite au-devant d'elle-même. Mais sa douleur est d'autant plus grande que le futur lui échappe et qu'elle est obligée d'être aujourd'hui seulement puisqu'elle sait que le temps la rattrape sans cesse et étouffe ses cris. Les confrontations des personnages entre deux les assurent de se reconquérir, de gagner une place, de s'en aller ailleurs peut-être mais en emportant une image d'autrui qui les réconforte dans leur désir d'exister mieux, plus profondément et de trouver leur vérité. De là cet engagement qui leur est comme imposé, semblable à celui de la romancière qui les a créés et fait vivre. Ils évoquent leurs peines et leurs joies passées sans nostalgie mais tendrement, comme délivrés et avec un certain bonheur car ils les sentent derrière eux; ni joies ni peines ne sauraient dès lors leur barrer le chemin, elles ne sont pas pour eux des refuges ni l'occasion de pleurs inutiles. Ce qui est arrivé leur accorde des forces nouvelles. Il convient de se rendre libre et faire entendre enfin une voix longtemps étouffée. Yvette Z'Graggen elle-même voulait prendre part à la vie qui lui paraissait couler loin d'elle et à laquelle elle ne savait comment se mêler. L'histoire semble l'adjuvant nécessaire à cette projection vers un avenir lourd de projets. Elle ne la voit pas comme une complaisance vis-à-vis du passé, mais comme l'élément moteur à condition de s'en dégager, de ne plus la ressentir comme un obstacle. Pour apprivoiser les lieux et les choses, c'est son engagement dans la vie qui lui permet de transformer une Genève qui est dès l'abord hostile en un endroit où elle n'est plus étrangère parce qu'elle y a retrouvé ses racines. Elle le constate dans Le Filet de l'oiseleur, et il est difficile de la dissocier de l'héroïne du roman: "C'est ma ville, j'y suis rentrée, je marche dans ses rues, elle a cessé de me refuser." Et c'est dans ses rues justement qu'elle défile, prenant part à des cortèges de protestation en faveur des réfugiés et des sans logis. Elle signe des manifestes, elle reçoit chez elle des requérants d'asile. Non seulement donc des prises de position par l'écrit, mais des actes et une manière active d'agir face aux drames quotidiens et de tenter d'y remédier. Car chaque geste, fût-il minime, a des prolongements imprévisibles et l'on peut s'indigner avec des mots aussi bien qu'en affirmant pratiquement sa solidarité avec les plus démunis. Des deux manières, l'écrivain peut, à travers les êtres auxquels il donne vie, susciter des gestes secourables qui prennent une signification plus haute, celle d'une protestation contre l'incompréhension et son corollaire, l'intolérance.
Les mots ont le pouvoir de rappeler que l'humanité
est constamment à refaire en nous. Elle n'est jamais acquise, il
faut la conquérir, et nous sommes appelés sans cesse à
s'en rendre compte. Elle ne vaut que par ce que nous sommes, elle n'est
ni un refuge ni une possibilité de fuite. Les problèmes
de toute vie, comme la vieillesse par exemple, sont l'occasion de communier
dans un élan de sympathie et dans une démarche semblable.
La romancière en témoigne. Il suffit de voir comment elle
parle, dans Un temps de colère et d'amour, de cet univers de longue
patience qu'est un hôpital de gériatrie, de cette peine collective,
de cette lenteur courbée: "A tout petits pas, et l'on devine
que chacun des pas est une souffrance et une victoire à la fois...
Un pas et encore un pas. Devant elle, le couloir est désert, il
doit lui sembler interminable. Cheveux gris en désordre, nuque
fragile. Sa solitude. Je marche lentement pour n'avoir pas à la
dépasser." Compassion puis, simultanément, désir que soient protégés les faibles et prise en charge leur faiblesse. Et, comme une suite logique, si la vérité nous parait ignorée, intervenir, la faire connaître, la rétablir. Ainsi, frappée en plein cur par le film de Markus Imhoof La Barque est pleine, Yvette Z'Graggen prend la plume et publie en 1982 Les Années silencieuses. Elle qui n'a écrit jusqu'ici que des romans et des nouvelles, la voici qui entre avec passion dans la sphère de la morale politique et dénonce avec des références précises les faiblesses et les manques de l'attitude suisse pendant la guerre quant au droit d'asile. La Suisse méritait-elle pleinement son nom de "terre d'accueil" ? Non, répond-elle, et il faut avoir le courage de le dire, afin déjà de préserver l'avenir. Elle précède et rejoint André Laserre qui écrit, dans son ouvrage récent consacré au refuge en Suisse de 1933 à 1945, que la "solidarité nationale est à l'ordre du jour. Elle se renforce aux dépens de la solidarité humaine." Elle lie sa modeste aventure personnelle à celle de son pays. Entrelacement continu des faits de l'histoire et de ceux du cur, des attitudes de la Suisse et de celles de ses citoyens. Et, pour en faire apparaître les dissymétries, elle évoque ce que fut son existence durant la période de la guerre: "je ne voyais pas ce qui était proche, ce qui m'interrogeait, exigeait de moi une prise de position, peut-être des actes". Elle suggère d'intervenir avec des gestes autant qu'avec des livres. Se remémorant sa jeunesse, elle se voit alors égoïste, inconsciente de l'horreur, et sa constatation devrait nous inciter à agir mieux en dépassant l'indifférence. Morale de l'engagement dans un ouvrage qui appelle à accepter les autres tels qu'ils sont dans leur diversité et, plus encore, à les aider s'ils font partie de la cohorte des victimes. JEAN-GEORGES LOSSIER
Bibliographie La Vie attendait, roman, Jeheber, 1944; L'Aire, 1995
(réédition). Bibliographie tirée de Mémoire d'elles - Editions de l'Aire
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