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Atelier d'écriture à Bamako au Mali
Un reportage signé Anne Brécart avec des contributions des écrivains :
Anne Brécart - Nicolas Couchepin - Sylviane Dupuis

  Anne Brécart

Atelier d’écriture à Bamako

Que veut dire écrire de la littérature dans un pays où l’essentiel manque ? 75% d’analphabétisme, un important taux de mortalité infantile et d’autres problèmes liés à la pauvreté caractérisent le Mali, cinquième pays le plus pauvre du monde.

L’atelier d’écriture qui a eu lieu à Bamako du 9 au 19 octobre 2000 réunissait sept écrivains maliens et quatre écrivains suisses et devait permettre la rencontre entre écrivains travaillant dans des contextes radicalement différents. Il a été organisé à l’initiative de Helvetas et a bénéficié du soutien de Pro Helvetia.

Debout, l'écrivaine suisse Sylviane Dupuis à côté de Maud Kafft, représentante d'Helvetas au Mali. On reconnaît, sur la droite, Nicolas Couchepin et Anne Brécart et, devant, René Zahnd.

Bamako, l’africaine

Bamako, Mali, la grande ville qui a " su rester africaine ", selon le Petit Futé que nous avions consulté avant de partir. Poules, vaches et chèvres y cohabitent avec les voitures de dixième main qui lâchent d’épaisses fumées noires et qui nous apprennent ce que veut dire le mot pollution. Puis nous nous enfonçons dans les rues qui quadrillent la ville et marchons de la 18ème jusqu’à la 29ième rue. Là plus de voitures, et pour cause, il n’y a pas de goudron, seulement la terre rouge inégale et creusée par la pluie. Les hommes, accroupis devant les entrées des concessions, sont réunis en " grain " et discutent en buvant du thé. Au delà de leurs silhouettes, dans la cour, on voit les femmes qui préparent la nourriture sur des braseros en métal. Le soir, la rue se transforme en piste de danse où les femmes frappent le sol de leurs pieds pendant que les hommes jouent des instruments de percussion

Mais parmi les vaches, les poules, les chèvres, entre les voitures, à moitié masquées par un nuage de fumée noire, il y a aussi les effigies en bronze des libérateurs ou dictateurs, le poing levé, les pans de leur habit flottant dans un vent inexistant. Et dans la rue on regarde la télévision jusque tard dans la nuit.

Bamako - Le marché - photo René Zahnd

Bamako - Le fleuve - photo René Zahnd

Différences

L’Afrique fait partie de nos rêves. Nous l’imaginions le contraire de l’Europe : généreuse où nous sommes égoïstes, éclatante où nous sommes ternes, vitale ou nous sommes à bout de force, rieuse où nous sommes tragiques.

Ce qui nous frappe pourtant avant tout, c’est la place différente que prend l’être humain dans l’organisation de la vie. Dans une société qui s’appuie sur la tradition orale, l’individu est le maillon indispensable qui permet la transmission du savoir. D’un griot à l’autre, d’une génération à l’autre, la parole est léguée. Ainsi ne prend pas la parole qui veut. Et lorsqu’on prend la parole, on ne parle pas en son nom, mais au nom de la communauté en prenant garde à ne pas rompre le tissu social. Cela anoblit l’individu, mais en même temps cela le coupe d’une parole personnelle qui exprimerait son point de vue propre. La société malienne est avant tout communautaire. Il n’y a que peu de place pour la solitude, l’introspection, bref pour tout ce qui façonne une conscience individuelle.

Rupture

Ce que nous représentons, avec nos livres, notre culture, notre langue c’est une rupture. Rupture d’avec leur tradition séculaire, leur passé glorieux, d’avec leur civilisation raffinée. La colonialisation, l’indépendance, la brutale incursion de la modernité (télévision depuis 1983, démocratie depuis 1991) n’est pas digérée. Reste la nostalgie lancinante de la tradition, d’un monde où tout était à sa place. Il y a une défiance vis-à-vis de la parole écrite, vis-à-vis du français aussi qui ne permet pas de dire la réalité malienne de manière satisfaisante.

Sous les pales du ventilateur qui nous procure un peu de fraîcheur, nous allons construire de toute pièce cette rencontre. A travers nos textes où nous nous confrontons à leur réalité et où eux se confrontent à leur rêve ou à leur cauchemar de l’Europe.

En s’appuyant sur notre présence, ils décodent pour nous leur quotidien, évoquent les tensions entre hommes et femmes, les derniers bouleversements politiques, l’omniprésence de la famille.

Ce qu’écrire veut dire…

Pour les Maliens, écrire demande un effort que nous n’avons pas à fournir. Oser prendre la parole dans une société hiérarchisée ne va pas de soi. Oser une critique dans une société consensuelle non plus. Pourtant l’expression écrite permet le développement, la réflexion critique, la capacité de faire face à la réalité en la décodant, en prenant de la distance. La mise en forme exige cette prise de distance.

Même si dans la tradition griotique, la parole écrite est considérée comme parole morte, ils sont attirés par la stabilité de la parole écrite, par la relative objectivité qu’elle permet. Mais simultanément, l’écriture est vécue comme un viol imposé par la modernité. Il est difficile de sortir de cette tension…

Rêve d’Afrique

Et pour nous ? Nul ne saurait expliquer ce qui c’est passé durant ces deux semaines. Qu’a éveillé en nous ce vent qui se levait au delà des collines, en apportant des nuages violets ? Quelle trace a laissé en nous la fumée des feux le soir sur lesquels les gens semblaient cuire l’obscurité ? Quelle nuit avons nous retrouvée dans ces rues à peine éclairées ? Quel rêve d’une vie possible a fait émerger en nous la douceur des murs en pisé qui se rident au même rythme que la peau de ceux qui les habitent ?

Sous forme de conte (comme les Maliens savent si bien le faire) on pourrait raconter ça comme suit :

IL y a longtemps vivaient deux frères. L’un comme l’autre, ils craignaient la mort. Le premier décida de lutter contre elle en édifiant des bâtiments en pierre et en gravant ses pensées dans de l’argile. L’autre lui fit remarquer que même si ses œuvres lui survivaient, il restait pareillement mortel et que c’était encore plus douloureux de mourir dans un monde qui, lui, restait immuable. Le deuxième frère décida donc de vivre avec l’éphémère plutôt que contre lui. Il édifia des constructions qui disparaîtraient avec lui, et ses paroles il les voulait toujours vivantes, habitées par les générations futures et non pas figées et mortes sur des plaquettes d’argile.

Anne Brécart

 

  Nicolas Couchepin

Un certain point de vue sur l’atelier d’écriture

Nous n’avions rien oublié. Sprays antimoustiques, pilules antimalaria, antidépresseurs combattant les effets secondaires des médicaments contre la malaria, et autres soutiens plus ou moins efficaces en cas de dépaysement. Mais aussi papier et stylos, car on nous avait prévenus : le papier est rare, là-bas, et l’encre aussi. D’ailleurs, les gens n’écrivent pas, même ceux qui le peuvent, et ils ne sont pas si nombreux.

Mais pourquoi n’écrivent-ils pas ? pensions-nous, étonnés, puisqu’ils ont tant à nous raconter, à nous les toubabs, avec notre innocence de gens désabusés et pourtant assoiffés de tout bouleversement susceptible de fléchir notre scepticisme.

Nous n’avions rien oublié. Sauf de nous prémunir contre l’oubli lui-même. Notre avion s’est posé sur un terrain rougi de poussière et de vent, le sas s’est ouvert et l’Afrique nous a pris à la gorge et a effacé nos acquis avec la force d’un vent brûlant et l’âcreté de la poussière d’un désert immense et immensément là.

C’est comme cela qu’on a tout oublié. On a été pris dans une succession de flashs faits de bouleversements, d’éclats de cette lucidité brûlante et parfois fallacieuse qui vous mouille la nuque, de larmes dont on ne sait si elles sont de sueur, de fatigue, de pluie ou de fou-rires, et de frissons de fièvre bien plus compliquées à soigner que la malaria.

Les écrivains maliens étaient sept. Ils nous attendaient, courtois, distants et impénétrables, déterminés à nous faire oublier plus encore : nos combats, soudain futiles, au moins pour ce moment ; nos certitudes, tout-à-coup inexplicablement dérisoires, creusant brusquement des gouffres sous nos pieds au lieu de les combler ; nos outils, les mots mêmes dont nous espérons tant qu’ils n’appartiennent qu’à nous, que nous désespérons pourtant souvent de perdre et parfois également de transmettre. Toutes nos préoccupations, nous les avons oubliées, parce qu’il nous fallait nous jeter dans le fleuve, parce que nous étions comme les grains de sable de la tempête, qui sont insignifiants et cependant capables d’irriter la peau là où ils s’accrochent.

Ils étaient sept. Hawa, la femme révoltée, aux paroles de feu énoncées doucement, habitée d’une soif de justice comme une fatalité.

M’Bamanga, la femme seule, considérée par les siens comme une curiosité, car quelle nécessité étrange peut bien obliger une femme à se séparer des autres pour aligner des mots sur du papier, quelle drôle de désir peut bien la contraindre à rejeter les traditions qui font de la femme un objet utilitaire et silencieux ?

Hawa - photo de René Zanhd

 

Chab - photo de René Zahnd

Tiecoro et Mamadou, les diseurs, aux emportements plus vigoureux que le fleuve en crue, Chab, le désabusé, sceptique, mondain et vulnérable. Et tous utilisant les mots dans un tel déferlement qu’on avait parfois l’impression de ne pas parler la même langue

C’est donc, de façon tout-à-fait inattendue, dans l’oubli de tout que la rencontre a finalement eu lieu, et nous autres écrivains nous sommes laissés emporter par des cascades d’émotions, d’intuitions d’une clarté aveuglante, dans l’emportement de moments éclatés qu’il nous faudra du temps pour relier les uns aux autres. Nous avons fait notre travail d’écrivain, en fait, en oubliant dans nos bagages un peu de notre savoir-faire, en acceptant de devenir les spectateurs de ce que nous jouions.

Voilà comment le voyage au Mali nous a rendus : pantelants, presque sans mots pour un moment, mais aussi sans incertitude particulière, comme lorsqu’on n’a plus rien à oublier, comme lorsque l’incertitude est une règle de vie. Et je trouve qu’il était bon que l’on s’en souvienne.

Nicolas Couchepin

 

  Sylviane Dupuis


Les écrivains au travail - Sylviane Dupuis au portable et René Zanhd à droite

La déchirure

On croit qu’on est de retour. On reste suspendu entre deux mondes sans parvenir à trouver la jointure, à faire coïncider les continents, les images intérieures, tellement contradictoires qu’il faut, pour se réacclimater, tout enfoncer en soi – de la même manière que là-bas, pendant deux semaines, on a dû tirer un trait sur l’Occident pour être à même de comprendre.

L’automne s’est jeté sur les arbres pendant notre absence. Tandis que l’Afrique verdissait sous les pluies torrentielles de la mousson, tout jaunissait ici pour aller vers l’hiver. Dans les centres commerciaux pourtant si familiers, mais où l’excès des choses et de la lumière nous saute soudain au visage, on commence avec deux mois d’avance à commercialiser Noël. Je n’arrive pas à être là – immobilisée dans la moiteur tropicale de ce dernier soir, au coeur de Bamako, à l’heure où la nuit tombe d’un coup. Je nous revois plantés dans la clarté maigre d’un néon, au beau milieu de la rue ravinée par les orages, petit groupe surréaliste mêlant Suisses, Français et Maliens pour fêter par un cocktail à l’occidentale l’ouverture de la première galerie de la capitale consacrée à la photographie, tandis que continuait de se déployer autour de nous, imperturbable et sereine, l’activité habituelle du quartier…

Plus encore qu’à aucun autre retour, l’ici (tellement lisse et abstrait, en comparaison de l’Afrique si puissamment concrète, si lourde et si obsédante) contredit le là-bas. Vous réalisez que déjà, vous vous étiez déshabitué de la vanité de la hâte, retrouvant une disponibilité à l’instant perdue, comme on réapprend à respirer… Mais vous savez aussi que cette pause n’est qu’un leurre, que tôt ou tard, probablement, l’ici l’emportera. Et qu’il se pourrait bien qu’à terme, il l’emporte contre l’Afrique elle-même… Alors vous vous dites que ce sera le travail à tenter, ces prochains temps, creuser la déchirure jusqu’à en extraire quelque chose qui se situe à l’intersection des contraires : là où il faut que du nouveau s’invente.

Sylviane Dupuis

Photo de Anne Brécart

  Les participants


Ont participé à cet atelier :

Anne Brécart (Suisse)
Nicolas Couchepin (Suisse)
Kadiatou Coulibaly (Mali)
Hawa Diallo (Mali
Sylviane Dupuis (Suisse)
Mamadou Sangaré (Mali)
Tiécoro Sangaré (Mali)
M’Bamakan Soucko (Mali)
Mahamadou Traoré (Mali)
Amadou Chab Touré (Mali)
René Zahnd (Suisse)

 

Page créée le: 09.10.01
Dernière mise à jour le 09.10.01

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