Splendeur du Portugal
Quand j’ai dit que j’avais
invité mes frères à passer le réveillon
de Noël avec nous Sommaire
(nous étions en train de déjeuner dans la cuisine
et on voyait les grues et les bateaux par-delà les
derniers toits de l’Ajuda)
Lena a rempli mon assiette de fumée, et pendant qu’elle
disparaissait dans la fumée sa voix a embué
les vitres avant de s’évanouir à son tour
– Voilà quinze ans que tu n’as pas vu tes
frères
(sa voix en couvrant les carreaux de vapeur a emporté
avec elle les buttes d’Almada, le pont, la statue du
Christ en train d’agiter tout seul ses ailes au-dessus
de la brume dans un battement désemparé)
jusqu’à ce que la fumée se dilue, Lena
a peu à peu réapparu les doigts pointés
vers la corbeille à pain
– Voilà quinze ans que tu n’as pas vu tes
frères
de sorte que je me suis soudain rendu compte du temps qui
s’était écoulé depuis notre arrivée
d’Afrique, des lettres de ma mère de la plantation
d’abord et de Marimba ensuite, quatre huttes sur un versant
planté de manguiers
(je me souviens de l’habitation du chef de poste, de
la boutique, des ruines de la caserne échouées
dans les herbages)
les enveloppes que je rangeais dans un tiroir sans les montrer
à personne, sans les ouvrir ni les lire, des douzaines
et des douzaines d’enveloppes sales, couvertes de timbres
et de tampons, me parlant de ce que je ne voulais pas entendre,
la plantation, l’Angola, sa vie à elle, le facteur
me les remettait sur le palier et une extension de tournesols
murmurait tout au long des champs, tournesols, coton, riz,
tabac, je n’ai que faire d’un Angola dont la forteresse,
le palais du gouvernement et les cabanes de l’île
sont remplis de Noirs se prélassant au soleil en se
prenant pour nous, je refermais la porte avec la lettre pincé
entre deux doigts comme une bestiole qu’on trimballe
par la queue
des lettres pareilles à
des bestioles puantes, mortes
la baie de Luanda, oublieuse de ses cocotiers, se réduisait
à un vestibule exigu réclamant une couche de
peinture et garni d’une commode et d’un porte-parapluies,
Lena remplissant mon assiette de fumée et effaçant
le monde
– Tu les as flanqués dehors voilà quinze
ans et tu voudrais à présent que tes frères
reviennent
assise devant moi et usant de sa main comme d’un éventail
pour chasser la vapeur
– Si j’étais toi je n’attendrais pas
de visite ce soir Carlos
elle a grossi, teint ses cheveux, se plaint de je ne sais
quoi au cœur, faut des examens chez le médecin
et prend des remèdes, Lena s’immisçant
entre moi et ma famille, la fille d’un employé
de la Cuca vivant avec une tripotée de cousins à
cent mètres du quartier Marçal, j’ai toujours
eu honte de dire à mes camarades de lycée que
je fliirtais avec elle, s’il arrivait à la sortie
des cours qu’elle s’approche de moi tout sourire
(maigre, avec des tresses, n’allant pas chez le médecin
ni ne prenant de remède pour le cœur)
je lui susurrais furieux
– Fiche le camp
et c’était seulement dans l’autobus, après
m’être assuré que même les Gingas
ne nous zyeutaient pas, que je lui faisais signe de l’index,
une maison bâtie à la diable et au porche éclairé
d’une lanterne auréolée de moustiques,
des plantes grimpantes couvertes de mousse, son père
en caleçon lisant le journal, des voisins mulâtres
dans leur cube de planches, les latrines en plein air au coin
d’un mur, Lena les tresses défaites me tirant
par le collet dans le café, la ville tombant en arrêt,
mes camarades la chope en l’air drôlement intrigués,
moi dans l’espoir que personne ne m’entende
– Fiche le camp
feignant comme eux de ne pas être au courant, m’étonnant
comme eux qui se moquaient de ta maison et des voisins mulâtres,
te bazardaient tes cahiers par terre, te troussaient les jupes
en ricanant, te gueulaient de loin
– Bidonvillaine
toi en pleurs ramassant tes cahiers et ton père qui
ne roulait pas comme nous en auto mais en vieille motocyclette
les menaçant avec son journal, inoffensif, minuscule,
titubant sur ses petites pattes bulbeuses
– Ma fille vaut mieux que vous bande de voyous
Lena me tirant par le collet dans le café
– Il faut que je te parle je t’en prie
demain tout le monde à Luanda va savoir pour nous deux,
le gérant m’expulsera d’un geste irrité
– Du balai
mes camarades me tourneront le dos en se bouchant le nez
– Tu pues Sambizanga à trois kilomètres
Carlos
cette égoïste de Lena, sans se soucier le moins
du monde qu’on puisse me tourner le dos, me traînant
vers les arcades de l’avenue côtière flanquée
d’oiseaux attendant le moment du crépuscule où
les chalutiers sortent pêcher, pour s’envoler en
clabaudant et tremper leur bec dans le gasoil
– Tu me téléphones pas tu m’ignores
complètement
des lumières qui remuaient entre les cabanes et les
palmiers de l’île, les réverbères
de la ville allumés, l’enseigne de l’hôtel
orange et bleue où des lettres manquaient, des gens
et des autos qui ne pouvaient me remarquer dans l’obscurité,
mes camarades téléphonant aux copains devine
la grande nouvelle, tu connais la nouvelle, tiens-toi bien,
tombe pas dans les pommes, devine avec qui Carlos, non, l’autre,
le crétin de Malanje, fliirte, Lena que je déteste,
qui n’est même pas fichue de me donner un enfant
pour me ranger la table dans l’Ajuda, passer l’éponge
dans la toile cirée, enfiler les gants en caoutchouc
et laver les assiettes
– Tu les as flanqués dehors et tu voudrais à
présent que tes frères reviennent à ta
place je n’attendrais pas de visite ce soir Carlos
elle a tout fait pour que je me marie avec et que je l’arrache
au quartier Marçal, à ses parents tremblant
de paludisme dans la suie de leur chambre, tout de noir vêtus
comme s’ils vivaient encore dans le Minho, on butait
sur des bols en terre cuite, sur des santons avec des lumignons
à leurs pieds, les dimanches ses oncles, suant sous
leurs manteaux, fauchaient cinq pouces de potager dans l’espoir
de récolter quelques choux
tu flirtes avec la bidonvillaine
Carlos avoue que tu fliirtes avec la bidonvillaine mais non
pas du tout ce n’est pas une bidonvillaine quelle manie
son appartement est seulement en travaux
Lena tout en bourrelets et les cheveux teints a fini d’essuyer
les assiettes, les a empilées dans le placard, a retiré
ses gants et s’est dirigée vers le séjour
où se trouvait le sapin de Noël toujours sans
vase ni étoile en papier d’aluminium sans boules
ni flocons
– Voilà quinze ans que tu n’as pas vu tes
frères
je suis resté tout seul dans la cuisine à entendre
le ronflement du frigo et à regarder les buttes d’Almada,
à regarder la plantation depuis la vitre de la jeep
à mesure que nous nous éloignions par les trous
du sentier qui traversait les champs de tournesols fanés
jusqu’à la route goudronnée, la cantine,
où les Bailundos achetaient le dimanche des cigarettes,
du poisson séché et de la bière tiède,
a surgi dans un virage puis s’est éclipsée
derrière les arbres en même temps que des paillotes
calcinées sur la place où un setter aboyait,
les tournesols fanés, le riz fané, le coton
fané, le tracteur sans roues dans un fossé,
au croisement du sentier et de la route goudronnée
une patrouille de l’Unita a débouché devant
nous en nous sommant, fusil au poing, de stopper la jeep,
des soldats pieds nus aux uniformes en loques ont fourragé
dans les bagages en quête de pièces de monnaie
et de nourriture, de quelque chose à rafler, un insupportable
relent de manioc, des ongles immondes furetant entre les sièges,
des bouches édentées
– Sortez sortez
ma sœur pelotonnée de peur cherchant à
leur échapper
– Mère
– Tu les as flanqués
dehors et tu voudrais à présent que tes frères
reviennent à ta place je n’attendrais pas de visite
ce soir Carlos
un sergent coiffé d’un panama, oubliant les soldats,
grillait une couleuvre embrochée sur un goupillon sans
se soucier de nous, un tourbillon de feuilles voltigeait dans
le patio du couvent aux colonnes brisées, avec des
salamandres et des geckos rampant sur ce qu’il restait
des arcades, où mon père, avançant doucement
sur ses béquilles, venait observer les milans, mon
père dans son lit, un chapelet enroulé au chevet,
regardant vers nous d’un air affolé d’aveugle
– Venez embrasser votre père
ses fosses nasales énormes, le cou garrotté
de taches peinant à respirer
(on voyait les côtes se soulever par saccades)
je me suis empêtré dans une des béquilles
et la béquille est tombée en faisant le plus
gros barouf que j’aie jamais entendu jusqu’à
ce jour, mon frère qui criait au moindre coup de tonnerre
et plongeait à quatre pattes sous les meubles cramponné
à sa chaise, le bavoir moucheté de chocolat
– Je n’embrasserai personne
mon père affligé d’une attrition de vermoulure
à la gorge, ce jour-là nous avons déjeuné
dans l’office en écoutant la pluie caracoler sur
le toit, les domestiques faisaient des sandwiches, fichaient
des croquettes sur des cure-dents, nous les montaient sur
des plateaux, des autos venues des autres plantations dans
le jardin, ma sœur à ma mère tout en essayant
d’échapper aux soldats déguenillés
– Sortez sortez
– Mère
ouvrant nos bagages, déchirant nos poches, arrachant
ma chaîne, le sergent à la couleuvre tournant
au bout de son goupillon a allumé un transistor comme
si c’était un jour férié et qu’il
avait été avec ses compères à
la cantine, une musique jaillie d’une flaque de crépitements
nous a assourdis, ma mère repoussant un des soldats
avec sa pochette
– Offre-leur tes boucles d’oreilles pour qu’ils
nous fichent la paix Clarisse offre-leur ce qu’ils voudront
alors j’ai remarqué un corps étendu à
côté de la couleuvre, un militaire farci de mouches
à viande à qui manquait une moitié de
tête, j’ai pincé le coude de Lena, Lena
à voix toute basse
– Tais-toi
Un soldat l’a cognée d’un coup de crosse
au ventre
son ventre qui n’a jamais
porté un enfant tu connais la nouvelle tiens-toi bien
tombe pas dans les pommes devine avec qui flirte Carlos
il lui a arraché son collier, les perles se sont éparpillées
en même temps que le sergent commençait à
peler la couleuvre avec son couteau, ma sœur leur a remis
ses boucles d’oreilles, le peigne fixant son toupet,
sa bague, le goudron de la route de Malanje défoncé
par les mortiers vibrait sous la chaleur et là-dessus
un bruit d’avion, les soldats à couvert dans les
broussailles, le sergent coupant sa couleuvre en rondelles,
les rangeant dans un sac, s’en allant sans se presser,
ma mère sautant sur le volant en appuyant sur l’accélérateur
de la jeep
– Allons vite
Antonio Lobo
Antunes
24 décembre 1995
(Ce texte est un extrait du premier chapitre de La
Splendeur du Portugal, à paraître chez
Christian Bourgois que nous remercions de nous avoir autorisés
à le publier. La traduction du portugais est signée
Carlos Batista).
Repères: Antonio Lobo Antunes
Antonio Lobo
Antunes est né en 1942 à Lisbonne, dans
une famille de la bourgeoisie intellectuelle. Le Cul de Judas
fut le premier de ses livres à être traduits
en français, en 1983, chez Métailié.
Suivit Fado Alexandrino, en 1987, chez Albin Michel. Tous
ses autres titres, et notamment l’admirable Explication
des oiseaux, sont disponibles chez Christian Bourgois, où
viennent de paraître Mémoire d’éléphant
et Connaissance de l’enfer.
© 1998 Le Passe-Muraille, journal
littéraire, Lausanne
Antonio Lobo Antunes
Les Editions Christian Bourgois, Paris.
Page créée le 20.11.97
Dernière mise à jour le 20.06.02

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