De tout temps, l’univers fut divisé en deux : la partie considérée comme connue, intégrée, lieu de la forme et de l’ordre, du sol stable et ferme et celle qui se trouve au delà du connu, lieu du non encore formé, espace du chaos. Cette dernière zone, transcendant le domaine du familier, était soit taxée de divin — on localisait par exemple Dieu au delà de la voûte céleste — ou de démoniaque — l’imagination collective peuplait souvent les zones inconnues d’êtres monstrueux et terrifiants (dragons, cyclopes, géants et, plus proche de nous, martiens).
Le rapport des hommes aux régions situées au delà est pluriel. Sortir du familier est synonyme de danger, mais, d’un autre côté, les régions inconnues excitent la curiosité. Entrer en ces lieux et ainsi quitter les limites du connu est aussi souvent considéré comme tabou et profanatoire (par exemple Adam et Ève et le fruit de l’arbre de la connaissance où bien Prométhée volant le feu aux dieux) impliquant pour les auteurs de tels actes des conséquences fâcheuses.
Cette spatialisation de la dialectique de la forme et de l’informe en deux zones étanches l’une à l’autre nous éloigne cependant de la réalité du rapport de ces deux opposés. Dans cette activité, le connu est regardé comme ce qui est définitivement acquit et intégré. Il est de plus identifié à la réalité phénoménale. La découverte, de ce point de vue, devient acte conquérant, colonisateur, venant porter les certitudes traditionnelles pour les planter fièrement sur les nouveaux territoires (comme par exemple les colons européens sur le continent américain). Or le réel, ce n’est pas le fini mais justement l’infini, l’informe, le noumène qui en soi ne peut être déterminé. L’intuition de ce phénomène transparaît par exemple dans la conception de l’essence des choses en tant qu’intériorité profonde, loin de la superficialité de leur apparence. La forme sous laquelle les choses nous apparaissent ne correspond pas à leur réalité, mais à notre façon de les percevoir. Ainsi, étendre en colonisateur toujours plus les limites du connu revient à repousser toujours plus loin le monde dans sa réalité vivante.
En quittant les côtes européennes, Christophe Colomb laissait derrière lui les conceptions traditionnelles. Il abandonnait le sol ferme des acquis pour s’élancer sur l’océan infini. Découvrir n’est cependant pas un acte de réaction. Le nouveau n’apparaît pas quand on part avec l’intention de le trouver. Il n’est pas l’opposé de ce qui est connu et, de ce fait, ne se déduit pas dialectiquement. La découverte du continent américain, par exemple, s’est faite par hasard, on pourrait dire presque par erreur. En voguant vers l’Ouest, c’est l’Orient que le navigateur croyait atteindre. Son but était de rejoindre le connu par un autre chemin. Il ne pensait pas qu’il poserait le pied sur de nouveaux territoires.
Découvrir, c’est avant tout s’ouvrir, s’ouvrir au monde dans sa réalité vivante, dans son infinitude. Découvrir, c’est accepter de se laisser surprendre, c’est conserver sa capacité à l’étonnement. Car l’inconnu, le nouveau, le vivant ne se situe pas là-bas au delà des limites, il se manifeste partout et à tous moments pour qui s’attache à y prêter attention.
Daniel Eisler
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