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Le Passe Muraille
Revue des livres des idées et des expressions
http://www.revuelepassemuraille.ch

  Sommaire N°32 Novembre 1997


Georges Haldas par Jean-Louis Kuffer
Le Grand Prix Schiller à M. Chappaz par Hughes Richard
Paul Nizon par René Zahnd
Léon Werth par Pascal Helle
Un texte inédit de Jacques Roman  
Gamal Ghitany par Jil Silberstein
George Steiner par Jean Romain
Une lettre à Henry Miller par Asa Lanova
Zoé Valdés par Claire Julier
Un entretien avec Robert Pinget par René Zahnd
La rentrée littéraire romande par Jacques-Michel Pittier
Jean Delabroy par Sylviane Roche
Le centenaire des bibliothèques et bibliothécaires suisses par Marie-Claude Troehler
L’Echappée de Claire Genoux et des notes, des chroniques, des lectures…

  Ligne jaune, par Pascal Quignard


Ligne jaune

Que disait Tchouang-tseu des Inétonnables ?

Il ne faut pas chercher à étonner les Inétonnables. *

Il y a une franche opposition, inconciliable, irréconciliable, entre les Singuliers et les Collectifs.

Les Romains auraient dit: entre les sangliers et les loups.

Les paléolithiques (et aussi les Inuit) auraient préféré dire: entre les ours et les rennes.

Les Chinois de l’antiquité disaient: entre les montagnards et les villageois.

Entre Tchouang-tseu et Confucius.

Entre ceux qui commencent le temps et ceux qui le perpétuent et qui ne cessent de vieillir depuis l’origine du langage c’est-à-dire depuis l’origine du temps qui s’enroule sur le langage comme un lierre sur la muraille de la forteresse. *

Par défnition ceux qui ont réponse à tout, ne pouvant pas supporter d’être désemparés par une chose sur laquelle ils n’auraient pas prise, ne voient jamais quelque chose de neuf se produire. C’est le discours collectif depuis l’aube des temps: il n’y a plus de héros. Il n’y a plus de poètes. Il n’y a plus de musiciens. Il n’y a plus de prophètes. Rien de nouveau sous le soleil et même: il n’y a plus de soleil. Son éclat a considérablement diminué, etc.

A force de ne pas vouloir être dupe, le réel s’atrophie. *

 

Corollaire I.

C’est ainsi que le corps humain est la dupe de son cadavre de son vivant.

Corollaire II.

A qui on ne la fait pas, il est inutile de communiquer ce qu’on fait. *

Corollaire III.

Tout ce qui échappe au code n’est peut-être pas fait pour lui. *

Pourquoi tendre les choses, les images, les sonates, les œuvres aux refoulés de l’étonnement ?

Ce que l’individu appelle la société, ce que l’enfant appelle l’adulte, ce que le psychologue appelle le surmoi, c’est toujours l’instance qui dépouille l’homme de l’étonnement.

Je défends la thèse qui suit: il y a des hommes qui préfèrent le déjà-vu au jamais-vu.

Qui préfèrent ce qui les a fascinés à ce qui les désidère.

En latin: qui préfèrent le fascinus au desiderium.

Pour les anciens Romains le désir est la desideratio.

Il est la défascination. *

Le collectif ne veut pas que ça change. Il ne veut rien savoir. La masse statistique veut même ignorer qu’elle additionne des singuliers qui jamais ne correspondent au résultat qu’on peut obtenir d’une règle de trois, qui jamais ne forme la contrepartie de la voix d’une femme ou d’un homme. L’encaisse du déjà-su, le magasin du ready made, le stock des normes, des canons, des réponses à tout: l’entrepôt du comestible fait un repas fastidieux. *

Le crachat sur Confucius. Les journalistes disent: "Nous tirerons chaque fois qu’un homme franchira une frontière." C’est Confucius.

Tchouang-tseu et tous les créateurs répondent:

-La Ligne jaune est le contraire de la Source. *

Cela fait deux mille quatre cents ans que Tchouang-tseu et Confucius se disputent. Cela fait deux mille quatre cents ans qu’ils campent sur leurs positions.

Confucius dit: "Il y a des droites et des cercles, des frontières et des centres, il y a des obligations et des rites, il y a des relations qui sont interdites et des accouplements qui sont autorisés, il y a des princes et des sujets, il y a cinq devoirs familiaux et six relations sociales. Les hommes sont différents des bêtes. On ne doit pas modi_er les canons de la musique. Les grandes œuvres sont différenciées. Leur but est la beauté."

Tchouang-tseu dit: "Le monde est un, il n’y a pas de genres ni de nations, l’homme ne s’oppose pas à l’animal, là où on impose un devoir on introduit un bandit, là où les lieux se prennent pour des principautés nationales, la guerre menace. Je ne vois ni mots ni notes ni lignes ni sexes: je vois des dragons, des fumées, des nuages et des oeuves. Il est possible de chanter comme le pinson quand on a le cœur léger. Les œuvres vraies sont indifférenciées. Leur motif est l’origine." *

Dans toute forme passionnée quelque chose d’anachronique s’isole.

llllllQuelque chose qui est perdu.
llllllQuelque chose qui s’exclut de soi-même du monde et de soi-même est rejeté du temps. *

Ma vie, eût-elle dépendu du bonheur et de la reconnaissance, eût été privée des seules valeurs que je lui prêtais: l’imprévisibilité des jours, la violence de l’âme, les désirs qui se tiennent à l’écart du monde, le bondissement du langage silencieux, l’indépendance farouche, région plus jalouse, plus susceptible et plus inaccessible encore que la liberté.

Pascal Quignard

Repères

Auteur de romans à large diffusion, comme Le Salon du Wurtemberg, Les Escaliers de Chambord, L’Occupation américaine ou encore Tous les Matins du Monde (adapté au cinéma), Pascal Quignard développe une part plus secrète de son écriture, rassemblée sous le titre Les Petits Traités. Il s’agit de notations, de réflexions, dans un grand brassage d’époques et de lectures. L’essentiel de ces livres est disponible en Folio.

© Le Passe-Muraille, Journal littéraire, CH -1003 Lausanne, 0ctobre 1997.
et Monsieur Pascal Quignard, écrivain.

 

Page créée le 20.11.97
Dernière mise à jour le 20.06.02

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