Ligne jaune
Que disait Tchouang-tseu des Inétonnables
?
Il ne faut pas chercher à étonner
les Inétonnables. *
Il y a une franche opposition, inconciliable,
irréconciliable, entre les Singuliers et les Collectifs.
Les Romains auraient dit: entre les
sangliers et les loups.
Les paléolithiques (et aussi
les Inuit) auraient préféré dire: entre
les ours et les rennes.
Les Chinois de lantiquité
disaient: entre les montagnards et les villageois.
Entre Tchouang-tseu et Confucius.
Entre ceux qui commencent le temps
et ceux qui le perpétuent et qui ne cessent de vieillir
depuis lorigine du langage cest-à-dire
depuis lorigine du temps qui senroule sur le langage
comme un lierre sur la muraille de la forteresse. *
Par défnition ceux qui ont réponse
à tout, ne pouvant pas supporter dêtre
désemparés par une chose sur laquelle ils nauraient
pas prise, ne voient jamais quelque chose de neuf se produire.
Cest le discours collectif depuis laube des temps:
il ny a plus de héros. Il ny a plus de
poètes. Il ny a plus de musiciens. Il ny
a plus de prophètes. Rien de nouveau sous le soleil
et même: il ny a plus de soleil. Son éclat
a considérablement diminué, etc.
A force de ne pas vouloir être
dupe, le réel satrophie. *
Corollaire I.
Cest ainsi que le corps humain
est la dupe de son cadavre de son vivant.
Corollaire II.
A qui on ne la fait pas, il est inutile
de communiquer ce quon fait. *
Corollaire III.
Tout ce qui échappe au code
nest peut-être pas fait pour lui. *
Pourquoi tendre les choses, les images,
les sonates, les uvres aux refoulés de létonnement
?
Ce que lindividu appelle la société,
ce que lenfant appelle ladulte, ce que le psychologue
appelle le surmoi, cest toujours linstance qui
dépouille lhomme de létonnement.
Je défends la thèse qui
suit: il y a des hommes qui préfèrent le déjà-vu
au jamais-vu.
Qui préfèrent ce qui
les a fascinés à ce qui les désidère.
En latin: qui préfèrent
le fascinus au desiderium.
Pour les anciens Romains le désir
est la desideratio.
Il est la défascination. *
Le collectif ne veut pas que ça
change. Il ne veut rien savoir. La masse statistique veut
même ignorer quelle additionne des singuliers
qui jamais ne correspondent au résultat quon
peut obtenir dune règle de trois, qui jamais
ne forme la contrepartie de la voix dune femme ou dun
homme. Lencaisse du déjà-su, le magasin
du ready made, le stock des normes, des canons, des réponses
à tout: lentrepôt du comestible fait un
repas fastidieux. *
Le crachat sur Confucius. Les journalistes
disent: "Nous tirerons chaque fois quun homme franchira
une frontière." Cest Confucius.
Tchouang-tseu et tous les créateurs
répondent:
-La Ligne
jaune est le contraire de la Source. *
Cela fait deux
mille quatre cents ans que Tchouang-tseu et Confucius
se disputent. Cela fait deux mille
quatre cents ans quils campent sur leurs positions.
Confucius dit: "Il y a des droites
et des cercles, des frontières et des centres, il y
a des obligations et des rites, il y a des relations qui sont
interdites et des accouplements qui sont autorisés,
il y a des princes et des sujets, il y a cinq devoirs familiaux
et six relations sociales. Les hommes sont différents
des bêtes. On ne doit pas modi_er les canons de la musique.
Les grandes uvres sont différenciées.
Leur but est la beauté."
Tchouang-tseu dit: "Le monde est
un, il ny a pas de genres ni de nations, lhomme
ne soppose pas à lanimal, là où
on impose un devoir on introduit un bandit, là où
les lieux se prennent pour des principautés nationales,
la guerre menace. Je ne vois ni mots ni notes ni lignes ni
sexes: je vois des dragons, des fumées, des nuages
et des oeuves. Il est possible de chanter comme le pinson
quand on a le cur léger. Les uvres vraies
sont indifférenciées. Leur motif est lorigine."
*
Dans toute forme passionnée
quelque chose danachronique sisole.
llllllQuelque chose qui est perdu.
llllllQuelque chose qui sexclut de soi-même du
monde et de soi-même est rejeté du temps. *
Ma vie, eût-elle dépendu
du bonheur et de la reconnaissance, eût été
privée des seules valeurs que je lui prêtais:
limprévisibilité des jours, la violence
de lâme, les désirs qui se tiennent à
lécart du monde, le bondissement du langage silencieux,
lindépendance farouche, région plus jalouse,
plus susceptible et plus inaccessible encore que la liberté.
Pascal Quignard
Repères
Auteur de romans à large diffusion,
comme Le Salon du Wurtemberg,
Les Escaliers de Chambord, LOccupation américaine
ou encore Tous les Matins
du Monde (adapté
au cinéma), Pascal Quignard
développe une part plus secrète de son écriture,
rassemblée sous le titre Les
Petits Traités.
Il sagit de notations, de réflexions, dans un
grand brassage dépoques et de lectures. Lessentiel
de ces livres est disponible en Folio.
© Le Passe-Muraille, Journal
littéraire, CH -1003 Lausanne, 0ctobre 1997.
et Monsieur Pascal Quignard, écrivain.
Page créée le 20.11.97
Dernière mise à jour le 20.06.02
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