Un poème d'Anne Perrier
Si je m'égare
O que ce soit à l'heure de midi
Et au milieu d'étincelantes
Dunes leurs dômes de cannelle
Et leur fuite dorée
De gazelles
On est saisi d'abord, comme presque
toujours chez Anne Perrier, par la courbe parfaite du poème:
au suspens du premier vers succède la coulée
passionnée: cri et allègre débandade,
avec la culbute de l'enjambement, les joyeuses sonnailles
de l'allitération et de l'assonance cannelle-gazelle.
Instant et durée
"Si je m'égare ... ":
dans cette hypothèse, toute l'angoisse de la perte
des repères. La réponse est un double optatif:
"Que ce soit à l'heure de midi". Midi m'apparaît
comme l'heure absolue, un pivot, un repère vertical,
l'heure solaire et souveraine, sans ombre ni délai.
Heure enfuie à peine sonnée, aussitôt
échappée dans la durée. Et c'est, aux
quatre derniers vers, l'éparpillement horizontal, divers,
vivant. Cette intersection abrupte de l'heure juste et de
l'illimité est le signe, fermement affirmé,
de toute la Voie nomade, où l'espace immense du désert
s'organise selon un système de coordonnées,
rigueur implacable de midi, de l'instant, de la chute, du
puits où retentit "lappel sauvage / Et fou
qui plonge dans la nuit / Comme un glaive", et fuite
infinie des collines, du chemin, du désert.
Sensualité, enfance
C'est par sa fulgurance que ce poème
échappe au désespoir, en associant la mort et
l'enfance, indissolublement liées dès le jardin
du premier poème du recueil. Naïveté intrépide
de la formulation, du si qui, déjà dans d'autres
livres d'Anne Perrier, rappelait les jeux enfantins: plusieurs
poèmes de La Voie nomade
reprennent la formule, souvent liée à l'arrêt,
à la verticalité, conjurant la menace. Mais
midi n'est-il pas aussi, justement, l'heure favorite des comptines,
l'heure ronde, la première connue des enfants?
Les trois derniers vers télescopent
non seulement le rythme, mais les images, dans une richesse
de connotations culturelles, sensuelles. Ici comme souvent
dans la Voie nomade, la rêverie épouse les courbes
douces, longuement polies par la lumière, bijou d'ambre,
ou bracelet touareg... ici, l'Orient vient à nous,
avec le mirage de ses coupoles, de ses épices, pâtisseries
d'où sortent en un galop liquide les gazelles qui se
précipitent et s'enfuient, prolongeant le léger
crépitement de sabots qui résonne dans l'univers
d'Anne Perrier: le chevreuil, le cheval, les mots, "brebis
de laine". C'est leur élan qui emportera encore
le poète dans son dernier livre, Le
Joueur de flûte, avec cet "Air grec":
Sur la route torride
Le crépitement brusque de fuyants sabots
Passe l'antique troupeau
Suivant la flûte invisible du dieu
Et s'enfonce indolente coulée solaire
Dans l'ombre douce des vieux arbres
Comment ne pas lire dans ce poème
l'affirmation du pouvoir des images et du rythme de la poésie
elle-même: en réponse à l'informe, à
l'angoisse, le poète posera l'ordonnée de midi,
l'heure boussole de l'instant juste, et l'abscisse du rythme
immémorial, le mirage des images, leur venue et leur
fuite, donnée, reprise, avec lucidité.
Ce poème réconcilie les
deux dimensions que définissait Catherine Colomb: "Le
temps, royaume des morts, et l'espace, royaume de vivants".
Ici, la voix d'Anne Perrier entre en résonance avec
d'autres voix, elles aussi nourries du désert. Celle
d'Ungaretti:
En écoutant le ciel
Epée matutinale
Et la colline qui lui grimpe sur les genoux
Je retourne à l'accord coutumier
Ou celle de Georges Schehadé:
O mon amour il n'est rien que
nous aimons
Qui ne fuie comme l'ombre
Comme ces terres lointaines ou
lon perd son nom
Et Georges Schehadé encore:
Mais les gazelles passent dans
les cils endormis
Ce soir la mort est fille du Temps bien aimé.
Marion Graf
Page créée le 30.06.99
Dernière mise à jour le 20.06.02
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