retour à la rubrique
retour page d'accueil

Ecriture 54
Revue littéraire dirigée par Françoise Fornerod, Daniel Maggetti, Sylviane Roche

  Ecriture 54

 

 

 

 

Sommaire
Eperdu, perdu, Adrien Pasquali par Jil Silberstein

  sommaire

Au lecteur
 
   
Cahier d'art mineur  
Claude Montandon Musique populaire cubaine et salsa
John Washington Lopez Le parolier
Claude Montandon Le musicien
John Washington Lopez Les chansons avec un disque en fin de volume
   
Actualités policières
 
Philippe Schweizer Carlos is back
Anne Cuneo
Petite reine
Beat Christen Leer/Réel
Esra Aykin Mélodies d'enfance au loin
Michel Lemercier Mes pieds de mars
Noëlle Revaz Chouchou
Maryse Renard Grille N° 45
Madeleine Santschi Rompre le linéaire
   
Le Pont des Arts  
Jil Silberstein Eperdu, perdu, Adrien Pasquali
Patrick Amstutz Jean-Georges Lossier et la fraternité
Pierre-Olivier Walzer Journal de l'octogénaire
Monique Laederach
Lettres alémaniques: textes de Claudia Storz, Peter Bichsel, Margrit Schriber, Hans Boesch
Gabriel Mützenberg Lettres rhéto-romanes
   
Chronique des livres  
Valérie Panchaud "Avant les autruches, après les iguanes..." Lettres à Gustave Roud, 1922-1954, de René Auberjonois
Valérie Cossy D'Amérique de Mary Anna Barbey
Yves Bridel Le train de la Chomo Lungma d'Etienne Barilier
Yves Bridel Le feu au lac, de Jean-Luc Benoziglio
Patrick Amstutz Le jour du printemps et Italiques, de Georges Borgeaud
Sylvie Romascano Même les oiseaux, de Bernard Comment
Pascal Antonietti Plus au nord, le sud, de Claude Darbellay
Sylvie Jeanneret Le marcheur illimité, de Pierre-Laurent Ellenberger
Anne Turrettini Ligne imaginaire, de Marie Gaulis
Isabelle Rüf L'Erreur des désirs, Romans sensibles au XVIIIe, de Claire Jaquier
Géraldine Freeman-Rodriguez Le Sablier des étoiles, de Jean-Louis Kuffer
Roger Francillon Fils dévoyés, filles fourvoyées - Les désastres familiaux dans la littérature, de Peter von Matt
Patrick Amstutz Le copiste de Monsieur Beyle, d'Ernest Mignatte
Beata Zakes Igor, d'Antonin Moeri
Valérie Panchaud Ailleurs c'est mieux qu'ici, d'Amélie Plume
Pierre Jaquet Le Magasin pittoresque, de Pascal Rebetez
Arnaud Buchs

Gris-bleu, de Daniel de Roulet

Roger Francillon Eden und Elend, Félix Vallotton, Maler, Dichter, Kritiker, de Werner Weber
   
Notes  

 

  Eperdu, perdu, Adrien Pasquali par Jil Silberstein


Eperdu, perdu, Adrien Pasquali

Once upon a time and a very good time: avec quelle gratitude, quels transports d'allégresse, eût-il donné les mots, ces mots qu'il révérait, qui paraissaient lui être tout, pour que sa vie, locomotive aveuglément lancée à travers jours et nuits, infléchissant sa course désastreuse, cessant de bringuebaler, de mutiler et de hurler, reflue vers l'origine sur quoi s'ouvrent les contes - jusqu'à ce limpide once upon a time ! Il était une fois, simplement ça: ce moment d'éclosion. Ce rayonnant sésame par quoi le monde peut apparaître et luire, paisiblement. Première aurore: Once upon a time and a very good time...

Un point zéro. Un alpha imploré, qui ne fut pas escamoté. Une totalité dont on ne peut qu'être expulsé, c'est entendu, mais d'où tout serait né un jour - avant l'exil. Avant l'errance. Où, un instant, il serait donné de se tenir, de se lover, de n'être qu'UN avec ceux qui nous firent chair et plus tard silence, plus tard esseulement, angoisse et agonie. D'être ce oui capable d'endurer tout désastre ultérieur.

Certitude et mémoire de ce pacte très ancien où tout n'était qu'amour, une seconde retrouvées. Emerveillante clarté du premier jour où tout faisait sens. On l'imagine: défaillant de bonheur, délivré, accompli... détresses et cauchemars s'échappant de son âme gorgée pour abreuver la terre et ses gisants. Cette paix. Cette gloire infime - doux tintement. Cette prière muette ou ce balbutiement d'avant le long sommeil, saluant ce par quoi l'existence peut vraiment commencer et rouler vers sa fin... cercle parfait, de joies et de douleurs pétries, qui naît - enfin ! - et se referme. Comme lorsque, petit encore, passé l'orage des sens, il était accordé de s'endormir, d'oublier, d'effacer l'univers pour le voir se recomposer, longtemps plus tard, dans la lumière sereine d'une matinée. Le reste n'ayant été que vilains rêves.

Mais même cela, cette pauvre supplique, c'était encore trop. C'était la fantaisie d'un gosse nerveux, incorrigible, qui ne voulait pas croire que rien, pour lui, n'eût jamais débuté vraiment; qui ne pouvait admettre qu'on pût spolier de son commencement une jeune vie tellement vrillée au besoin d'un départ. D'un simple et vrai départ procédant de l'amour.

Il était une fois. Il faut absolument que... il était une fois. Il était une fois quoi ? Car serait-il possible qu'ils ne se soient jamais aimés jusqu'à fusionner dans un cri ? Qu'ils ne m'aient pas assez souhaité ni attendu ? Qu'ils m'aient aimé trop fort ? Que l'existence, depuis longtemps, les ait brisés au point de ne leur laisser plus que ce silence et que ces non-regards vers moi ?

Quelle fissure? Quel voilement? Quel hiatus -d'abord infime, d'abord imperceptible, mais qui, bientôt, projetant dans le cœur une ombre toujours croissante, prendrait l'aspect d'une faille aux proportions catastrophiques; d'une béance intolérable, lancinante ? Que s'était-il vraiment passé ? Quelque chose avait-il pu ne pas s'être passé; quelque chose qui, par exemple, n'aurait fait que perpétuer d'autres béances bien plus anciennes, d'autres absences, d'autres commencements qui n'en étaient pas vraiment, d'autres dérives, blessures et deuils inguérissables ? Chaîne maudite, liant tant de générations aux mêmes malentendus, aux mêmes gestes impossibles. A ces mêmes S.O.S. Ou qu'ai-je fait ? Que n'ai-je pas fait ?

«Résoudre une énigme ancienne, discrète mais impérieuse, qui dicte depuis si longtemps certains choix dans son existence»: l'on n'y échapperait pas. Malgré des moyens dérisoires et quand bien même rien ne vous armait dans cette quête. Rien ne vous assistait... sinon une émotivité de môme prête à tous les excès. O dieu, quelle fatigue ! «Dormir, dormir infiniment... une seule fois, pendant six heures...»

D'abord, pourtant, presque once upon a time and very good time, un peu après cet instant-là, il y avait eu la magie - ce beau don de l'enfance par quoi les inquiétudes extrêmes (parce qu'elles sont là, déjà, qui taraudent) s'effacent provisoirement. Celui du songe, du mot de passe ou du sourire. Il y avait eu ces échappées, parfois extravagantes, parfois paniques, offrant de restaurer la plénitude perdue: «L'illustration que tu préférais était celle d'un bord de mer, avec la plage, la foule des baigneurs et des enfants qui barbotent dans l'eau, le vendeur de crèmes glacées, le gros monsieur qui possède son coin de plage privée, clôturée, et qui écoute la radio... Un soir, comme ton père te préparait pour le coucher, tu t'es élancé hors de ses bras pour sauter sur le livre... dans le livre, il faudrait dire... et tu agitas les bras, riant de plus belle: "regarde, papa... je nage aussi..." Tu nageais dans le livre, dans la mer du livre, comme la multitude des petits bonshommes coloriés...»

Ces escapades, c'était aussi une façon de dire «pouce !» à l'existence. D'agiter le joker qui te vaudrait, tu t'en doutais, tel rire attendri, tel baiser, tel caresse - comme un petit surcroît de cet amour dont tu n'avais jamais assez pour conjurer tes inquiétudes. C'était une façon de rapprocher le monde, de sorte qu'il pût enfin - ou à nouveau - tourner autour de toi. Une façon de souffler sur le front de ton père, sur celui de ta mère... y effaçant ce qui faisait obstacle à l'amour inconditionnel. Effaçant ce qui les absorbait, les séparait d'eux-mêmes comme de toi, sans que jamais tu puisses conclure: ils ne s'aiment pas, ils ne m'aiment plus, elle ne m'a pas aimé. Jamais. Mais oscillant sans trêve. T'interrogeant. Sondant. Te culpabilisant de pareille impuissance. Espérant. Quêtant. Renonçant. Tentant de les sauver d'eux-mêmes. De les rejoindre. De leur faire rallier le monde. Ton monde. Mourant. Griffonnant dix mille épitaphes: «Tu sais, quand j'étais enfant... à Paris, il m'arrivait de vouloir m'endormir avec un stylo bille prélevé dans les affaires de mon père... Maman ne pouvait plus me l'arracher... Au matin, mes draps étaient entièrement gribouillés de lignes indéchiffrables, mon pyjama et même mon corps parfois, la plante des pieds surtout. Maman de riait plus, certains soirs, quand je lui lançais: "je me gribouillerai toute la nuit"!»

Mais les années avaient passé, et sa cohorte de récurrences. Si bien qu'avant l'adolescence et ses grincements, quelque chose de toi avait été vaincu. Il t'avait fallu t'avouer que, depuis très longtemps, peut-être bien depuis toujours, vous ne viviez plus vraiment seuls. Qu'à votre domicile, un tiers insaisissable et menaçant avait élu demeure, qui ne te laisserait jamais plus ranimer de ton sceptre cette unité perdue, fondement de ta vie. Bien sûr qu'il aurait fallu réagir ! «...pour ne pas voir le silence, le morceau de silence, entier, compacte et dense, homogène de silence, il suffirait que nous échangions un regard, qu'au lieu de regarder vers, dans le tiroir, de regarder le morceau de silence, nous nous regardions dans les yeux, c'est fait pour ça aussi, mais personne ne nous a appris, et peut-être le morceau de silence qui ne nous perd pas de vue, peut-être se lasserait-il à la longue...»

Partie trop inégale. Pesanteur. Insomnies et opacité. Ces pauvres rêves vampirisés. Qui donc blâmer ? Le dur fardeau du quotidien ? Les rêves fracassés ? Les goules en cascades agrippées à la nuque des éternels enfants-qui-ne-peuvent-pas-vraiment-être-parents ? Toi qui ne pouvais les sauver ? Celles et ceux qui rendaient leur sur-vie tellement plus dure encore ? «...c'est fou ce que les voisins de palier et autres associés devaient manger pour vomir tant d'insultes, réelles ou imaginaires, explicites ou muettes, avec décrochement des mâchoires en sus, comme on bâillerait, comme on bâillerait des injures, alors que d'autres sont si fatigués qu'ils s'endorment après une dernière cigarette, ou si fatigués qu'ils ne trouvent jamais le repos...»

Qui blâmer ? Ou bien leur simple maladresse ? Leurs gestes jamais tout à fait adéquats, comme lestés par de vieilles hantises, d'anciennes équivoques ? Leurs S.O.S., encore, auxquels tu ne sais pas répondre, du fait de ce mystère maudit et oppressant, de ce silence omniprésent contre lequel tu t'éventres, prêt à tout pour la et le sauver ? «...non ce n'est pas de cela qu'il pourrait s'agir, l'amour que je n'ai pas reçu ne comptant pas, alors que celui que je n'ai pas donné, "parlez plus doucement", oui, pour le donner, pour changer douleur et silence, pilules et cigarettes, en amour et donner, voir ce qu'il y a lieu de faire, de tenter de faire avec les syllabes, les mots, les suites de mots glanées ici ou là, maraudées dans les vergers fruitiers...»

Ne pouvons-nous vraiment nous regarder ? Rompre le maléfice ? Qu'est-ce qui t'empêche de plonger ton regard dans le mien ? Toujours trop compliqué. Trop trop tôt. Toujours: tu ne peux pas comprendre, mon enfant. Tu ne comprendrais pas. Un jour, peut-être. Plus tard...

Temps de l'essor et d'un vertige nouveau. Temps d'avant l'envol. Comment s'incarner ? Qu'incarner? Que bâtir ? Comment ça se construit, un homme ? Et que rallier ? Dans quel terreau prendre racine, quand on est fils d'émigrés ? Être l'arbre de qui, sous peine de devenir l'errant d'aucune cause ?

Premier de classe, on imagine. Premières manifestations d'excellence et tentatives de séduction. Désintégration. Réduire l'écart. Acharnement. Ivresses passagères d'être en chemin. Mais avant tout: les livres - ces radieuses incitations à se laisser porter par la voix des défunts, par leurs accents miséricordieux, tendres et confiants, tranchant d'avec le douloureux silence des vivants. En sorte que, fiction et réel confondus, il semble qu'on ait fini, chemin faisant, plaqué aux pages, transporté, transfiguré, de se chercher. Ah, si la chose pouvait durer, toujours durer! «Après quelques heures de lecture, il voyait les lettres du mot "bonheur" se détacher une à une de la page et rouler sur ses genoux, pareilles à des larmes.»

Pourtant, aussi miraculeuse qu'elle s'avère, que peut-elle, la lecture, lorsqu'elle ménage encore, en marge de ses volutes opiacées, ces interludes, ces "blancs" arides qu'une créature d'effort, de dénuement et d'épuisement doit parcourir ? Cruelles retombées. «Il n'était plus qu'un être de papier: il en possédait tous les malheurs, et les bonheurs improbables s'obscurcissaient, là-bas»; «Qu'attendre de la nuit ? Qu'elle l'endormit une fois, une petite fois...»; «Ainsi, une sourde fatigue le courbait à terre.»

Ou, plus encore: «Dormir un jour: éteindre le monde».

Un peu plus tard, était venu le temps de ses ouvrages à lui. Celui de la reconnaissance publique. D'un beau succès d'estime. Des louanges. Des conférences. Des charges prestigieuses. Bref, du: «tu es des nôtres». Du: «tu es l'honneur des nôtres». De quoi faire un moment battre les mains du gamin perdu, dissimulé sous les traits d'un jeune homme. De cet «adulte qui se souvient, feignant d'avoir grandi». Mais l'écriture pouvait-elle devenir le lieu d'un petit jeu talentueux, divertissant et quelque peu stérile, auquel tant d'auteurs s'appliquent à exceller ? N'offrait-elle pas plutôt l'aubaine unique - providentielle peut-être - d'une plongée vers cette «énigme ancienne, discrète mais impérieuse» que ses émois d'enfant ne lui avaient pas accordé de percer et qui dictait «depuis si longtemps certains choix de son existence»? Qu'il pût une fois, une bonne fois, rejoindre ce nœud originel le retenant entre d'obnubilantes variations sur sa filiation; qu'il pût défaire l'étreinte qui le liait éperdument aux siens en corrompant les frénésies d'amour qu'il eût tant voulu dispenser aux êtres aimés et qui l'aimaient... il tournerait la page. Juré! Il oublierait les ombres de Pasciugin', de la Matta, de cet autre «innocent» qui attendait un autobus ne passant plus depuis 5 ans -emblèmes d'un malheur bâillant sur la folie et l'errance. Il pourrait négliger ses chers livres et consentir - enfin! - à sa vocation de bonheur: «Mais je compris aussi, en cet instant où les lampes à arc bleuissaient dans la rue, que j'avais besoin que Lucia m'attende autre part, là où elle me conduirait, sur un chemin dont nous élaborions chaque jour l'énigme d'un parcours et leur résolution simultanée. Notre amour même serait alors sans fin et sans contrainte.»

Le 25 mars dernier, peu après la publication du Pain de silence - ultime remontée vers l'origine, ultime tentative d'apprivoiser le non-partage et chef-d'œuvre de véhémence -, on apprenait qu'à quarante ans, Adrien Pasquali s'était donné la mort à son domicile parisien. On voudrait dire: écrivain accompli; styliste envoûtant; virtuose de la construction romanesque. Tous cela, en effet, il l'était. Pourtant, bien plus que l'ensemble de ses dons, c'est son regard intense, presque implorant - celui d'un être tendre et si peu sûr de lui - qui me visite depuis lors. Celui d'une créature blessée, obscurément chevillée au mystère de sa genèse, pour qui s'épanouir signifiait coûte que coûte vider d'abord la coupe d'un vieux malentendu qu'il l'aura follement fait souffrir jusqu'à teinter à peu près tous ses personnages.

Ce que fut vraiment son histoire ? L'histoire réelle des siens dont il se sentait à la fois solidaire et dramatiquement coupé ? On peut en supposer les grandes lignes de force en superposant itinéraires et stations de croix de ses doubles. Demeure pourtant l'énigme de sa réponse singulière au quiproquo universel liant les enfants aux parents, et dont nulle exégèse n'a jamais triomphé. Demeure une avance harassante, la sensation de traverser le monde sans jamais pouvoir s'y ancrer. Demeure une succession de proses aussi intenses et déchirantes qu'une partita de Bach, dans son effort démesuré de triompher avec le grand silence. Demeure, en marge des jubilations que lui auront values chaque lecture, l'exténuant d'un tête-à-tête hantant ses nuits jusqu'à le familiariser depuis longtemps avec sa fin: «sa propre mort lui importait peu, mais il ne fallait pas laisser tout le travail à la mort elle-même: il fallait l'aider; et dans ce sens, sa requête du silence touchait à l'urgence. D'être laissée à sa propre force, la Mort s'en serait montrée tellement plus cruelle, plus empressée, et sans discernement. Elle aurait emporté ce qui ne lui était pas encore destiné.»

«Quelques lignes, le rêve de la journée, et sa paix: un peu de trêve d'exister, qui était une forme de bonheur», écrivait-il dans cet inoubliable état des lieux que constitue Les Portes d'Italie. «Que dire? Dire rien. Et accueillir la prière.» «Son silence pleurait une réponse et le mettait à nu.» Quiconque s'est-il évertué à mendier ou à remercier pour si peu ?

Sans doute aucun, avec Adrien Pasquali, la Suisse romande que ce fils d'émigré italien avait très jeune désirée sienne perd un auteur très rare. Un romancier vibrant, tendu vers l'essentiel, pour qui, jusqu'à la fin, écrire avait constitué un exorcisme en même temps qu'une providence à ne banaliser à aucun prix. Étrangement, l'unicité même de son oeuvre ne l'empêche pas de se confondre en moi avec une silhouette très aimée, celle de Marcel Proust, comme lui enfant lesté d'anxiété, au désarroi constant et aux bonheurs fugaces, tel qu'il paraît aux dernières pages d'A l'ombre des jeunes filles en fleurs: «A cause de la trop grande lumière, je gardais fermés le plus longtemps possible les grands rideaux violets qui m'avaient témoigné tant d'hostilité le premier soir. Mais comme, malgré les épingles avec lesquelles, pour que le jour ne passât pas, Françoise les attachait chaque soir et qu'elle seule savait défaire, malgré les couvertures, le dessus de table en cretonne rouge, les étoffes prises ici ou là qu'elle y ajustait, elle n'arrivait pas à les faire joindre exactement, l'obscurité n'était pas complète et ils laissaient se répandre sur le tapis comme un écarlate effeuillement d'anémones parmi lesquelles je ne pouvais m'empêcher de venir un instant poser mes pieds nus.»

Jil Silberstein
Extrait de la Revue Ecriture 54

 

Page créée le 26.01.02
Dernière mise à jour le 20.06.02

© "Le Culturactif Suisse" - "Le Service de Presse Suisse"