Eperdu, perdu, Adrien Pasquali
Once upon a time and a very good time:
avec quelle gratitude, quels transports d'allégresse,
eût-il donné les mots, ces mots qu'il révérait,
qui paraissaient lui être tout, pour que sa vie, locomotive
aveuglément lancée à travers jours et
nuits, infléchissant sa course désastreuse,
cessant de bringuebaler, de mutiler et de hurler, reflue vers
l'origine sur quoi s'ouvrent les contes - jusqu'à ce
limpide once upon a time ! Il était une fois, simplement
ça: ce moment d'éclosion. Ce rayonnant sésame
par quoi le monde peut apparaître et luire, paisiblement.
Première aurore: Once upon a time and a very good time...
Un point zéro. Un alpha imploré,
qui ne fut pas escamoté. Une totalité dont on
ne peut qu'être expulsé, c'est entendu, mais
d'où tout serait né un jour - avant l'exil.
Avant l'errance. Où, un instant, il serait donné
de se tenir, de se lover, de n'être qu'UN avec ceux
qui nous firent chair et plus tard silence, plus tard esseulement,
angoisse et agonie. D'être ce oui capable d'endurer
tout désastre ultérieur.
Certitude et mémoire de ce pacte
très ancien où tout n'était qu'amour,
une seconde retrouvées. Emerveillante clarté
du premier jour où tout faisait sens. On l'imagine:
défaillant de bonheur, délivré, accompli...
détresses et cauchemars s'échappant de son âme
gorgée pour abreuver la terre et ses gisants. Cette
paix. Cette gloire infime - doux tintement. Cette prière
muette ou ce balbutiement d'avant le long sommeil, saluant
ce par quoi l'existence peut vraiment commencer et rouler
vers sa fin... cercle parfait, de joies et de douleurs pétries,
qui naît - enfin ! - et se referme. Comme lorsque, petit
encore, passé l'orage des sens, il était accordé
de s'endormir, d'oublier, d'effacer l'univers pour le voir
se recomposer, longtemps plus tard, dans la lumière
sereine d'une matinée. Le reste n'ayant été
que vilains rêves.
Mais même cela, cette pauvre
supplique, c'était encore trop. C'était la fantaisie
d'un gosse nerveux, incorrigible, qui ne voulait pas croire
que rien, pour lui, n'eût jamais débuté
vraiment; qui ne pouvait admettre qu'on pût spolier
de son commencement une jeune vie tellement vrillée
au besoin d'un départ. D'un simple et vrai départ
procédant de l'amour.
Il était une fois. Il faut absolument
que... il était une fois. Il était une fois
quoi ? Car serait-il possible qu'ils ne se soient jamais aimés
jusqu'à fusionner dans un cri ? Qu'ils ne m'aient pas
assez souhaité ni attendu ? Qu'ils m'aient aimé
trop fort ? Que l'existence, depuis longtemps, les ait brisés
au point de ne leur laisser plus que ce silence et que ces
non-regards vers moi ?
Quelle fissure? Quel voilement? Quel
hiatus -d'abord infime, d'abord imperceptible, mais qui, bientôt,
projetant dans le cur une ombre toujours croissante,
prendrait l'aspect d'une faille aux proportions catastrophiques;
d'une béance intolérable, lancinante ? Que s'était-il
vraiment passé ? Quelque chose avait-il pu ne pas s'être
passé; quelque chose qui, par exemple, n'aurait fait
que perpétuer d'autres béances bien plus anciennes,
d'autres absences, d'autres commencements qui n'en étaient
pas vraiment, d'autres dérives, blessures et deuils
inguérissables ? Chaîne maudite, liant tant de
générations aux mêmes malentendus, aux
mêmes gestes impossibles. A ces mêmes S.O.S. Ou
qu'ai-je fait ? Que n'ai-je pas fait ?
«Résoudre une énigme
ancienne, discrète mais impérieuse, qui dicte
depuis si longtemps certains choix dans son existence»:
l'on n'y échapperait pas. Malgré des moyens
dérisoires et quand bien même rien ne vous armait
dans cette quête. Rien ne vous assistait... sinon une
émotivité de môme prête à
tous les excès. O dieu, quelle fatigue ! «Dormir,
dormir infiniment... une seule fois, pendant six heures...»
D'abord, pourtant, presque once upon
a time and very good time, un peu après cet instant-là,
il y avait eu la magie - ce beau don de l'enfance par quoi
les inquiétudes extrêmes (parce qu'elles sont
là, déjà, qui taraudent) s'effacent provisoirement.
Celui du songe, du mot de passe ou du sourire. Il y avait
eu ces échappées, parfois extravagantes, parfois
paniques, offrant de restaurer la plénitude perdue:
«L'illustration que tu préférais était
celle d'un bord de mer, avec la plage, la foule des baigneurs
et des enfants qui barbotent dans l'eau, le vendeur de crèmes
glacées, le gros monsieur qui possède son coin
de plage privée, clôturée, et qui écoute
la radio... Un soir, comme ton père te préparait
pour le coucher, tu t'es élancé hors de ses
bras pour sauter sur le livre... dans le livre, il faudrait
dire... et tu agitas les bras, riant de plus belle: "regarde,
papa... je nage aussi..." Tu nageais dans le livre, dans
la mer du livre, comme la multitude des petits bonshommes
coloriés...»
Ces escapades, c'était aussi
une façon de dire «pouce !» à l'existence.
D'agiter le joker qui te vaudrait, tu t'en doutais, tel rire
attendri, tel baiser, tel caresse - comme un petit surcroît
de cet amour dont tu n'avais jamais assez pour conjurer tes
inquiétudes. C'était une façon de rapprocher
le monde, de sorte qu'il pût enfin - ou à nouveau
- tourner autour de toi. Une façon de souffler sur
le front de ton père, sur celui de ta mère...
y effaçant ce qui faisait obstacle à l'amour
inconditionnel. Effaçant ce qui les absorbait, les
séparait d'eux-mêmes comme de toi, sans que jamais
tu puisses conclure: ils ne s'aiment pas, ils ne m'aiment
plus, elle ne m'a pas aimé. Jamais. Mais oscillant
sans trêve. T'interrogeant. Sondant. Te culpabilisant
de pareille impuissance. Espérant. Quêtant. Renonçant.
Tentant de les sauver d'eux-mêmes. De les rejoindre.
De leur faire rallier le monde. Ton monde. Mourant. Griffonnant
dix mille épitaphes: «Tu sais, quand j'étais
enfant... à Paris, il m'arrivait de vouloir m'endormir
avec un stylo bille prélevé dans les affaires
de mon père... Maman ne pouvait plus me l'arracher...
Au matin, mes draps étaient entièrement gribouillés
de lignes indéchiffrables, mon pyjama et même
mon corps parfois, la plante des pieds surtout. Maman de riait
plus, certains soirs, quand je lui lançais: "je
me gribouillerai toute la nuit"!»
Mais les années avaient passé,
et sa cohorte de récurrences. Si bien qu'avant l'adolescence
et ses grincements, quelque chose de toi avait été
vaincu. Il t'avait fallu t'avouer que, depuis très
longtemps, peut-être bien depuis toujours, vous ne viviez
plus vraiment seuls. Qu'à votre domicile, un tiers
insaisissable et menaçant avait élu demeure,
qui ne te laisserait jamais plus ranimer de ton sceptre cette
unité perdue, fondement de ta vie. Bien sûr qu'il
aurait fallu réagir ! «...pour ne pas voir le
silence, le morceau de silence, entier, compacte et dense,
homogène de silence, il suffirait que nous échangions
un regard, qu'au lieu de regarder vers, dans le tiroir, de
regarder le morceau de silence, nous nous regardions dans
les yeux, c'est fait pour ça aussi, mais personne ne
nous a appris, et peut-être le morceau de silence qui
ne nous perd pas de vue, peut-être se lasserait-il à
la longue...»
Partie trop inégale. Pesanteur.
Insomnies et opacité. Ces pauvres rêves vampirisés.
Qui donc blâmer ? Le dur fardeau du quotidien ? Les
rêves fracassés ? Les goules en cascades agrippées
à la nuque des éternels enfants-qui-ne-peuvent-pas-vraiment-être-parents
? Toi qui ne pouvais les sauver ? Celles et ceux qui rendaient
leur sur-vie tellement plus dure encore ? «...c'est
fou ce que les voisins de palier et autres associés
devaient manger pour vomir tant d'insultes, réelles
ou imaginaires, explicites ou muettes, avec décrochement
des mâchoires en sus, comme on bâillerait, comme
on bâillerait des injures, alors que d'autres sont si
fatigués qu'ils s'endorment après une dernière
cigarette, ou si fatigués qu'ils ne trouvent jamais
le repos...»
Qui blâmer ? Ou bien leur simple
maladresse ? Leurs gestes jamais tout à fait adéquats,
comme lestés par de vieilles hantises, d'anciennes
équivoques ? Leurs S.O.S., encore, auxquels tu ne sais
pas répondre, du fait de ce mystère maudit et
oppressant, de ce silence omniprésent contre lequel
tu t'éventres, prêt à tout pour la et
le sauver ? «...non ce n'est pas de cela qu'il pourrait
s'agir, l'amour que je n'ai pas reçu ne comptant pas,
alors que celui que je n'ai pas donné, "parlez
plus doucement", oui, pour le donner, pour changer douleur
et silence, pilules et cigarettes, en amour et donner, voir
ce qu'il y a lieu de faire, de tenter de faire avec les syllabes,
les mots, les suites de mots glanées ici ou là,
maraudées dans les vergers fruitiers...»
Ne pouvons-nous vraiment nous regarder
? Rompre le maléfice ? Qu'est-ce qui t'empêche
de plonger ton regard dans le mien ? Toujours trop compliqué.
Trop trop tôt. Toujours: tu ne peux pas comprendre,
mon enfant. Tu ne comprendrais pas. Un jour, peut-être.
Plus tard...
Temps de l'essor et d'un vertige nouveau.
Temps d'avant l'envol. Comment s'incarner ? Qu'incarner? Que
bâtir ? Comment ça se construit, un homme ? Et
que rallier ? Dans quel terreau prendre racine, quand on est
fils d'émigrés ? Être l'arbre de qui,
sous peine de devenir l'errant d'aucune cause ?
Premier de classe, on imagine. Premières
manifestations d'excellence et tentatives de séduction.
Désintégration. Réduire l'écart.
Acharnement. Ivresses passagères d'être en chemin.
Mais avant tout: les livres - ces radieuses incitations à
se laisser porter par la voix des défunts, par leurs
accents miséricordieux, tendres et confiants, tranchant
d'avec le douloureux silence des vivants. En sorte que, fiction
et réel confondus, il semble qu'on ait fini, chemin
faisant, plaqué aux pages, transporté, transfiguré,
de se chercher. Ah, si la chose pouvait durer, toujours durer!
«Après quelques heures de lecture, il voyait
les lettres du mot "bonheur" se détacher
une à une de la page et rouler sur ses genoux, pareilles
à des larmes.»
Pourtant, aussi miraculeuse qu'elle
s'avère, que peut-elle, la lecture, lorsqu'elle ménage
encore, en marge de ses volutes opiacées, ces interludes,
ces "blancs" arides qu'une créature d'effort,
de dénuement et d'épuisement doit parcourir
? Cruelles retombées. «Il n'était plus
qu'un être de papier: il en possédait tous les
malheurs, et les bonheurs improbables s'obscurcissaient, là-bas»;
«Qu'attendre de la nuit ? Qu'elle l'endormit une fois,
une petite fois...»; «Ainsi, une sourde fatigue
le courbait à terre.»
Ou, plus encore: «Dormir un jour:
éteindre le monde».
Un peu plus tard, était venu
le temps de ses ouvrages à lui. Celui de la reconnaissance
publique. D'un beau succès d'estime. Des louanges.
Des conférences. Des charges prestigieuses. Bref, du:
«tu es des nôtres». Du: «tu es l'honneur
des nôtres». De quoi faire un moment battre les
mains du gamin perdu, dissimulé sous les traits d'un
jeune homme. De cet «adulte qui se souvient, feignant
d'avoir grandi». Mais l'écriture pouvait-elle
devenir le lieu d'un petit jeu talentueux, divertissant et
quelque peu stérile, auquel tant d'auteurs s'appliquent
à exceller ? N'offrait-elle pas plutôt l'aubaine
unique - providentielle peut-être - d'une plongée
vers cette «énigme ancienne, discrète
mais impérieuse» que ses émois d'enfant
ne lui avaient pas accordé de percer et qui dictait
«depuis si longtemps certains choix de son existence»?
Qu'il pût une fois, une bonne fois, rejoindre ce nud
originel le retenant entre d'obnubilantes variations sur sa
filiation; qu'il pût défaire l'étreinte
qui le liait éperdument aux siens en corrompant les
frénésies d'amour qu'il eût tant voulu
dispenser aux êtres aimés et qui l'aimaient...
il tournerait la page. Juré! Il oublierait les ombres
de Pasciugin', de la Matta, de cet autre «innocent»
qui attendait un autobus ne passant plus depuis 5 ans -emblèmes
d'un malheur bâillant sur la folie et l'errance. Il
pourrait négliger ses chers livres et consentir - enfin!
- à sa vocation de bonheur: «Mais je compris
aussi, en cet instant où les lampes à arc bleuissaient
dans la rue, que j'avais besoin que Lucia m'attende autre
part, là où elle me conduirait, sur un chemin
dont nous élaborions chaque jour l'énigme d'un
parcours et leur résolution simultanée. Notre
amour même serait alors sans fin et sans contrainte.»
Le 25 mars dernier, peu après
la publication du Pain de silence - ultime remontée
vers l'origine, ultime tentative d'apprivoiser le non-partage
et chef-d'uvre de véhémence -, on apprenait
qu'à quarante ans, Adrien Pasquali s'était donné
la mort à son domicile parisien. On voudrait dire:
écrivain accompli; styliste envoûtant; virtuose
de la construction romanesque. Tous cela, en effet, il l'était.
Pourtant, bien plus que l'ensemble de ses dons, c'est son
regard intense, presque implorant - celui d'un être
tendre et si peu sûr de lui - qui me visite depuis lors.
Celui d'une créature blessée, obscurément
chevillée au mystère de sa genèse, pour
qui s'épanouir signifiait coûte que coûte
vider d'abord la coupe d'un vieux malentendu qu'il l'aura
follement fait souffrir jusqu'à teinter à peu
près tous ses personnages.
Ce que fut vraiment son histoire ?
L'histoire réelle des siens dont il se sentait à
la fois solidaire et dramatiquement coupé ? On peut
en supposer les grandes lignes de force en superposant itinéraires
et stations de croix de ses doubles. Demeure pourtant l'énigme
de sa réponse singulière au quiproquo universel
liant les enfants aux parents, et dont nulle exégèse
n'a jamais triomphé. Demeure une avance harassante,
la sensation de traverser le monde sans jamais pouvoir s'y
ancrer. Demeure une succession de proses aussi intenses et
déchirantes qu'une partita de Bach, dans son effort
démesuré de triompher avec le grand silence.
Demeure, en marge des jubilations que lui auront values chaque
lecture, l'exténuant d'un tête-à-tête
hantant ses nuits jusqu'à le familiariser depuis longtemps
avec sa fin: «sa propre mort lui importait peu, mais
il ne fallait pas laisser tout le travail à la mort
elle-même: il fallait l'aider; et dans ce sens, sa requête
du silence touchait à l'urgence. D'être laissée
à sa propre force, la Mort s'en serait montrée
tellement plus cruelle, plus empressée, et sans discernement.
Elle aurait emporté ce qui ne lui était pas
encore destiné.»
«Quelques lignes, le rêve
de la journée, et sa paix: un peu de trêve d'exister,
qui était une forme de bonheur», écrivait-il
dans cet inoubliable état des lieux que constitue Les
Portes d'Italie. «Que dire? Dire rien. Et accueillir
la prière.» «Son silence pleurait une réponse
et le mettait à nu.» Quiconque s'est-il évertué
à mendier ou à remercier pour si peu ?
Sans doute aucun, avec Adrien Pasquali,
la Suisse romande que ce fils d'émigré italien
avait très jeune désirée sienne perd
un auteur très rare. Un romancier vibrant, tendu vers
l'essentiel, pour qui, jusqu'à la fin, écrire
avait constitué un exorcisme en même temps qu'une
providence à ne banaliser à aucun prix. Étrangement,
l'unicité même de son oeuvre ne l'empêche
pas de se confondre en moi avec une silhouette très
aimée, celle de Marcel Proust, comme lui enfant lesté
d'anxiété, au désarroi constant et aux
bonheurs fugaces, tel qu'il paraît aux dernières
pages d'A l'ombre des jeunes filles en fleurs: «A cause
de la trop grande lumière, je gardais fermés
le plus longtemps possible les grands rideaux violets qui
m'avaient témoigné tant d'hostilité le
premier soir. Mais comme, malgré les épingles
avec lesquelles, pour que le jour ne passât pas, Françoise
les attachait chaque soir et qu'elle seule savait défaire,
malgré les couvertures, le dessus de table en cretonne
rouge, les étoffes prises ici ou là qu'elle
y ajustait, elle n'arrivait pas à les faire joindre
exactement, l'obscurité n'était pas complète
et ils laissaient se répandre sur le tapis comme un
écarlate effeuillement d'anémones parmi lesquelles
je ne pouvais m'empêcher de venir un instant poser mes
pieds nus.»
Jil Silberstein
Extrait de la Revue Ecriture 54
Page créée le 26.01.02
Dernière mise à jour le 20.06.02
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