Apprendre l'Afrique
L'Afrique d'après les indépendances
continue d'interpeller
Malmenée à un point qui
rappelle certains des pires souvenirs de ses histoires antérieures,
l'Afrique d'après les indépendances continue
d'interpeller ceux qui n'entendent limiter ni son destin ni
le leur aux conséquences de plus en plus tentaculaires
de la réification, de la mondialisation et de la consommation
à tout crin. La façon dont les populations africaines
se débattent parfois dans les plus dramatiques circonstances
atteste également de rapports à la vie et de
cultures qui ne peuvent manquer de nous interroger, voire
de nous provoquer. Qui plus est, là s'engrangent peut-être
les semences d'une civilisation qui prendra sans doute un
jour la place de celle qui triomphe aujourd'hui - et qui par
trop nie, et l'être, et les êtres.
Ces Afriques ne seront pas forcément
celles qu'a rêvées Léopold Sedar Senghor
dont les trajets, politique et poétique, s'ils témoignent
bien évidemment d'un moment - celui du déclin
des empires européens - et d'une dialectique historique
précise - celle de la négritude - mise en lumière
notamment par V. Y. Mudimbé, tranchent, à de
nombreux égards, sur les comportements patibulaires
qu'Amadou Kourouma a si bien mis en scène dans En attendant
le vote des bêtes sauvages. Que sa rhétorique
plaise ou déplaise, reste que les propos de Senghor
se fondent sur un appel à ce qui, en l'homme, aujourd'hui,
est le plus dénié.
Ouvrir la porte à certaines
questions que les Africains se posent et nous posent
Timidement, le présent numéro
d'ECRITURE essaie d'ouvrir la porte à certaines questions
que les Africains se posent et nous posent. Comme à
celles qui ne manquent pas d'assaillir l'Européen confronté
aux Afriques, et qui ne se satisfait pas entièrement
des modèles dits planétaires auxquels il participe.
Surtout il fait entendre des voix diverses - et même
contrastées - qui renvoient aussi bien aux valeurs
d'interpellation qu'aux songes ou aux remaillages dont la
littérature demeure un des plus beaux véhicules.
Approcher cinq pays, le Sénégal,
le Mali, le Congo, le Rwanda et le Burundi
Afriques présente au lecteur
d'ECRITURE deux versants principaux, complétés
par trois autres perspectives qui nous permettent d'approcher
cinq pays, le Sénégal, le Mali, le Congo, le
Rwanda et le Burundi. Le lecteur découvrira très
vite que les points de vue et les démarches des uns
et des autres sont très différents mais qu'ils
tournent tous autour de la question, plus ou moins explicite,
du dialogue, de l'échange, possible ou impossible,
du regard mutuel; comme de l'insupportable violence que les
hommes et les femmes subissent ou s'infligent.
Ce numéro a une histoire. Des
histoires, même.
Invitation du réseau d'échanges
helvético-sénégalais Helsen
En avril 2001, le réseau d'échanges
helvético-sénégalais Helsen, présidé
par Moustapha Tambadou1, invita au Sénégal une
délégation composée de trois jeunes écrivaines
suisses, Odile Cornuz, Aline Moser et Léna Strasser,
qui accompagnaient Sylviane Roche appelée à
jouer le rôle d'animatrice, dans un atelier d'écriture
qui rassemblait parallèlement trois jeunes artistes
sénégalaises, Mariama Diatta, Fatou Diouf et
Lobé Ndiaye, sous la direction de Fama Diagne Sène.
Cette expérience de douze jours
- dont le port d'attache était Mbour, sur la Petite
Côte, à une soixantaine de kilomètres
de Dakar, mais qui comportait de nombreux déplacements
notamment à Dakar, Gorée, Thiès, Nguékhokh
- permit de produire, sur-le-champ, des textes individuels
et collectifs. Elle donna aussi naissance par la suite à
une production qu'il n'a pas été possible de
publier dans ce cahier, et qui fait partie des uvres
ultérieures des unes et des autres. Et, en ce qui concerne
les Européennes, c'était l'occasion de plonger
pour la première fois dans une certaine réalité
africaine.
Programme - rencontres - relations
et aventure créatrice
Le programme comprenait en effet des
rencontres avec des élèves de plusieurs grands
lycées, des étudiants, des professeurs, des
journalistes, des artistes et des écrivains, parmi
les plus prestigieux du Sénégal, comme Aminata
Sow Fall, Annette Mbaye d'Erneville, Cheik Aliou Ndao, Boris
Boubacar Diop ou Sada Weinde Ndiaye.
A côté de ces contacts
au plus haut niveau, les relations qui se sont nouées
entre les participantes ont été, très
vite, profondément amicales. Ce fut une aventure littéraire
et créatrice, mais aussi une véritable aventure
humaine et affective. Les huit jeunes femmes vivaient à
Mbour, au bord de la mer, une véritable vie communautaire.
Nous l'avons dit, pour les Européennes, c'était
le premier contact avec l'Afrique. Pour les Africaines, à
l'exception de Fama Diagne Sène qui avait fait une
partie de ses études à Paris, c'était
la première fois qu'elles mangeaient, dormaient, plaisantaient,
discutaient à perdre haleine, avec des Européennes.
Elles se guidaient mutuellement dans leur univers respectif,
avec humour, respect et amitié, et riaient de se rencontrer
souvent dans ce monde commun qui est, partout, celui des femmes.
Et puis, tous les deux jours, on consacrait son temps à
écrire ensemble, dans une grande salle fraîche
par les fenêtres de laquelle on entendait le bruit des
vagues, et vers le soir, le tam-tam des enfants qui dansaient
sur la plage. Là, les six jeunes filles (elles avaient
entre vingt et vingt-cinq ans) et les deux écrivaines
qui leur servaient de mentors littéraires essayaient
de mettre en mots les rencontres et les émotions des
journées écoulées.
Publication des textes créés
dans la revue Ecriture
Parmi les textes produits, nous avons
décidé d'en publier neuf. Deux particulièrement,
celui des Suissesses Léna Strasser (pour son texte
en prose) et Odile Cornuz, témoignent de cette profonde
impression de complicité qu'ont vécue toutes
les participantes. Le sentiment d'avoir rencontré des
semblables, des surs, mais dans un monde si différent
qu'il nous pose aussi, et dans les deux sens, la question
du nôtre.
Pour Lobé Ndiaye, la rencontre
de Mbour est si forte qu'elle revêt presque le caractère
d'un voyage interplanétaire ou sous-marin, dans un
milieu inquiétant où Européennes et Africaines
se retrouvent et se guident mutuellement. Dans la plupart
de ces textes, il y a un moment où l'Africaine et l'Européenne
se regardent, comme dans un miroir, et ne savent plus vraiment
qui elles sont.
Un peu différente est la nouvelle
de Fama Diagne Sène. Mais dans sa violente interrogation
sur la mort de la tradition, elle pose toutefois, elle aussi,
la question du choc des cultures. Ce fils du griot, vêtu
à l'européenne, diplômé de l'université,
ne comprend plus les coutumes qui ont conduit la vie et la
mort de son père. Sa révolte sème le
désordre. Elle lui coûtera la vue.
Cette découverte fascinée
du monde de l'autre n'est angélique ou béate
pour personne. La dureté, la présence permanente
de la mort, frappent les Européennes, même si,
comme Aline Moser, elles tentent de l'exprimer sur le mode
de la dérision. La rencontre incroyable des baobabs-cimetières
est présente dans presque tous les textes.
Si ces récits ont été
rédigés dans les ateliers, dans un laps de temps
précis, et sous le regard et la critique des autres,
ils portent néanmoins chacun une signature.
Intitulé Huitaine africaine,
le neuvième est, en revanche, le résultat d'une
expérience d'écriture particulière. Il
est composé de huit petites nouvelles écrites
absolument ensemble. Les huit filles étaient assises
par terre, en rond, comme sous l'arbre à palabres,
une feuille de papier sur les genoux. Chacune écrivait
un paragraphe et passait la feuille à sa voisine qui
continuait l'histoire. Le résultat: de petits récits
un peu inégaux, mais si imbriqués que les écritures
se confondent et que les regards et les voix européennes
et africaines se mêlent totalement. Au point qu'il est
impossible aujourd'hui à l'une ou l'autre de reconnaître
ses paragraphes. Au-delà des textes produits, ce qui
reste de ces moments, c'est le souvenir des instants partagés,
des litres de thé brûlant dans les petits verres
que chacune remplissait tour à tour, de Mariama qui
apprenait à nager, d'Aline qui apprenait à danser...
Quelque chose qui résiste à l'analyse, mais
dont, nous l'espérons, une trace aura passé
dans les textes imparfaits que nous présentons ici.
Ceci constitue avec le texte de Sylviane Roche, la partie
sénégalaise de ce dossier.
Une nouvelle signée Tiécoro
Sangaré, provient du Mali
Il nous a par ailleurs paru intéressant
de joindre à ces écrits une nouvelle qui nous
a été spontanément envoyée. Signée
Tiécoro Sangaré, elle provient du Mali, et touche
à une question majeure de nombre de sociétés
africaines: la polygamie. C'est d'ailleurs le sujet de plusieurs
des grands romans sénégalais, comme Une si longue
lettre, de Mariama Mba ou Excellence, vos épouses !,
de Cheik Aliou Ndao. Ce sujet fut évoqué à
maintes reprises dans l'atelier exclusivement féminin
de Mbour.
La question de la polygamie
Aujourd'hui encore, la question de
la polygamie est au centre de la vie des musulmanes sénégalaises,
qu'elles soient paysannes ou agrégées de grammaire,
femmes d'employés, de ministre ou même écrivaines
célèbres. Parfois drôles et distancées,
parfois nettement plus dramatiques, nos conversations à
ce propos n'ont pas tout de suite donné lieu à
création littéraire. Peut-être justement
parce que cela touchait un point trop sensible, trop privé
pour les Africaines, et dans lequel les Européennes
ne se sentaient pas le droit d'intervenir directement.
Autres expériences / Belgique
/Afrique : Papier blanc, Encre noir
A la publication de ces textes dans
ECRITURE, il nous a semblé souhaitable de joindre d'autres
expériences Nord-Sud / Sud-Nord.
Depuis une dizaine d'années,
en Belgique - notamment autour des initiatives Papier blanc,
Encre noire, de la collection Documents pour l 'histoire des
francophonies, et de la revue Congo-Meuse3 -, s'est mis en
place un processus d'échanges entre intellectuels et
écrivains belges et congolais, centré sur la
littérature.
La situation du Congo, comme celles
du Rwanda et du Burundi, est fort différente de celle
du Sénégal. Non seulement en termes historiques
et culturels, mais aussi du fait des conflits qui ensanglantent
depuis plusieurs années les pays des Grands lacs en
Afrique centrale. L'exil politique et culturel y est ancien.
Au Congo-Zaïre, il s'est intensifié à la
fin de la décennie quatre-vingts. Il ne cesse de s'accentuer.
Plusieurs textes publiés dans ce numéro proviennent
d'auteurs et d'intellectuels exilés. Diverses, leurs
voix sont toutefois relayées au pays par celle de Lye
Mudaba Yoka qui parle du même drame. Avec une force
et une ironie qui peuvent et doivent nous donner à
penser.
Les textes issus du Congo, du Rwanda
et du Burundi parlent clairement d'histoires tourmentées
et douloureuses. Elles prirent corps dès les premiers
mois des indépendances. Certains récits relatent
donc des expériences vécues. Ils permettent
de prendre mesure de ce que fut le quotidien des uns et des
autres, de ce qu'il peut être encore là-bas.
De tels vécus débouchent sur des propos parfois
tragiques, évoquant l'innommable de ce qui fut subi.
L'ombre des pires sévices dont le XXème siècle
s'est rendu coupable ressurgit ainsi en terre africaine. Et
il se trouve, pour le dire, des témoins qui utilisent
des mots et s'efforcent de prôner des comportements
dont la dignité humaine rappelle ceux que certaines
victimes prononcèrent ou mirent en uvre en Europe
après 1945.
Qu'ils soient signés Jean-Claude
Kangomba ou Yolande Mukagasana (dont la volonté de
vivre malgré tout, de transcender l'horreur, est saluée
par le poème que Carmelo Virone consacre à son
récent remariage), qu'ils renvoient au Congo ou au
Rwanda, ces témoignages proviennent de personnalités
qui refusent de céder à la haine. Ce mal endémique,
Muepu Muamba le dénonce également, à
sa façon violente, en montrant et l'ampleur et les
racines: "une érosion tragique dans les fondations
de notre avenir. Il ne manque pas de faire le lien entre
l'abjection de la gestion quotidienne de nombre de pays africains,
une décolonisation toujours inachevée, et un
système mondial qu'il fait plus que vitupérer
dans un style extraordinaire, aux limites de la scansion orale.
Visiblement, son usage de la ponctuation et de la majuscule
tente de se conformer graphiquement au débit et aux
éclats de la parole inspirée.
Antoine Tshitungu Kongolo, quant à
lui, tire de cette histoire tragique, dont il a connu les
prodromes, le lancinant leitmotiv d'une nouvelle qui est comme
une fable. Elle met en exergue le caractère, hélas
universel, du fléau qui défigure l'histoire
humaine jusqu'au XXème siècle, où il
prend des formes particulièrement atroces du fait de
l'inéluctabilité de la confrontation quotidienne
à l'autre et de la fermeture des systèmes idéologiques.
L'intérêt de sa contribution tient en outre à
l'entrelacement de cette mémoire lancinante avec celles
de la Belgique coloniale et de la Belgique d'aujourd'hui dans
laquelle l'écrivain a jeté de nouvelles racines.
L'expérience qu'il relate est donc aussi celle d'un
cheminement.
La sagesse qui se dégage des
écrits ici assemblés est, en outre, d'autant
plus poignante qu'elle se fonde souvent, chez les Africains,
sur les scansions et les reprises de l'oral, comme c'est le
cas aussi du beau texte de Clémentine Nzuji consacré
à son père, un acteur de l'indépendance
congolaise. Qu'au Congo cela puisse prendre certaines des
formes de l'ironie renvoyant à l'extraordinaire sens
de l'humour des Congolais - perceptible, entre autres, sur
les enseignes des boutiques de Kinshasa - interpelle. Dans
ce pays, où, comme le dit Lye Mudaba Yoka, l'ordinateur
de Notre Père qui est aux cieux connaît quelques
ratés, cet esprit fait partie des ingrédients
de la survie. Il jette un éclairage profond sur un
peuple malmené qui aspire d'abord à la vie.
Plus caustique, mais non dépourvu
d'une forme de distanciation ironique, et qui se veut pédagogique,
le récit de Juvénal Ngorwanubusa recourt, dans
un pays où elles sont peu nombreuses, à une
fiction, certes transparente, pour décrire l'évolution
politique du Burundi dans la dernière décennie
du XXème siècle, à l'heure de la première
présidence du major Buyoya. Il restitue fort bien le
climat de cette époque qui vit les puissances occidentales
imposer au Burundi les formes de la démocratie représentative
et proportionnelle dont les conséquences furent, paradoxalement
pour un regard occidental, particulièrement dramatiques
dans un Etat qui paraissait relativement stabilisé.
Du côté belge, nous avons
tout d'abord retenu deux récits issus, eux aussi, d'un
atelier d'écriture animé à Bruxelles
par Antoine Tshitungu Kongolo. D'emblée, ils indiquent
la différence qui caractérise le regard occidental
fasciné par l'Afrique, thème que nous espérons
creuser un jour plus avant, dans une vraie perspective dialogique.
Le lecteur trouvera d'autre part plusieurs
textes d'écrivains qui, à un moment ou à
un autre de leur vie, et de façons fort différentes,
ont été amenés à rencontrer les
réalités africaines auxquelles l'histoire de
leur pays est quelque part liée. Notamment des expériences
de coopérants à des moments et en des lieux
divers. La fiction de Jean- Claude Marlair procède
ainsi d'un épisode peu connu de la lutte contre l'exploitation
sauvage du diamant au Kasaï - manne qui explique bien
des événements sanglants des dernières
décennies. Marlair, alors en poste à Mbuji-Mayi,
fut directement lié à l'épisode qu'il
relate, et confronté à la corruption des autorités.
Autre, quoique de la même époque,
l'expérience de Michel Voiturier en poste à
Kamina. Son texte évoque certaines constantes de la
vie des Occidentaux en Afrique et certains aspects de leur
vie au Congo dans les Golden sixties. Il présente en
outre un autre aspect de l'impact de l'Afrique, car, s'il
n'a pas déclenché en lui un bouleversement immédiat,
il n'en a pas moins eu lieu après coup, entraînant
de réelles remises en question des canevas figés
de l'origine. Quant à Gérard Adam, en poste
à Kitona et à Kinshasa dans le Zaïre des
années septante, son témoignage se révèle
particulièrement éclairant, aussi bien sur les
processus de rencontre et de découverte de soi auxquels
amène l'Afrique, que sur certains aspects de la genèse
de son grand roman L'Arbre blanc dans la forêt noire.
Avec lui, on est décidément passé au-delà
de la transition des indépendances. Même si les
commentaires qui accueillirent son livre en Belgique témoignent
de la persistance des poncifs coloniaux.
Chez Jean-Louis Lippert, le processus
créateur est encore plus consubstantiellement lié
à l'Afrique que chez Gérard Adam, comme on le
découvrira dans l'exercice d'auto-analyse qu'il nous
livre. Son histoire est celle d'un enfant né aux colonies,
arraché, par les soubresauts violents de l'indépendance,
à ce qui demeure pour lui un jardin d'Eden, et qui
décide de faire retour au pays natal à un moment
particulièrement délicat, sans aucun esprit
néo-colonial. Elle s'articule, en outre, plus que clairement,
à celle du siècle finissant et débouche
sur une forme baroque, peu usuelle en français, mais
dont le garde-fou est la langue française. Elle montre
enfin comment, aujourd'hui, cette littérature occidentale
consacrée à l'Afrique ne peut être que
celle d'un aller-retour incessant et d'une forme de voyage
à travers cet abîme.
Même dans un cas tel que celui-là,
on ne peut manquer d'être frappé par la différence
profonde de l'approche des Européens et des Africains.
Le choc de la différence,
c'est aussi ce qu'exprime Marc Quaghebeur
Le choc de la différence, c'est
aussi ce qu'exprime Marc Quaghebeur. Pour lui, l'Afrique n'est
pas seulement la découverte d'un monde nouveau, coloré,
bruyant, ni même cette copie floue et parfois caricaturale
d'une Belgique oubliée. C'est aussi un voyage dans
son enfance et une confrontation avec de douloureux souvenirs.
Dans un va-et-vient permanent, les images africaines font
surgir celles de l'enfance belge; la mort africaine renvoie
à d'autres morts intimes. Celle du petit frère
dont il apprit la nouvelle lors d'un séjour au Congo;
enfin, et surtout, celle du père, récente, et
auquel il s'adresse directement. Pour lui, l'Afrique, l'aventure
africaine rêvée par l'enfant qu'il fut, est liée
au rêve que chaque petit garçon porte en lui,
du père, jeune et triomphant, barrant La Libellule.
Ce texte a suscité un écho
très profond chez Philippe Nayer, puisqu'il lui a permis
de trouver les mots enfouis pour dire son enfance africaine
au Congo belge, d'évoquer la figure de son père
- un Sikh - et de dire les déracinements et les complexités
des enfances métisses dans un monde où le langage
enferme dans l'homogène et le hiérarchique.
Le dialogue qui s'ébauche avec le texte précédent,
et qui en est une sorte d'écho inversé du moins
en ce qui concerne l'évocation du père - est
d'autant plus émouvant que c'est Philippe Nayer qui
accueillit Marc Quaghebeur lors de sa découverte du
Burundi, bien avant les événements que décrit
Juvénal Ngorwanubusa.
L' Expérience de la différence
est aussi celle de Sylviane Roche
Expérience de la différence
est aussi celle de Sylviane Roche confrontée à
quelques aspects majeurs des cultures africaines encore accordées
à la voix et au cosmos. Le paysage et la fable vécus
qu'elle nous restitue renvoient parfaitement à cet
espoir et à cet espace dont parle Jean-Louis Lippert,
comme à ces comportements qui ont marqué Odile
Cornuz. C'est aussi ce qu'expriment les poèmes de Léna
Strasser, pour qui les images absorbées, bues,
sont si puissantes qu'elles décomposent les mots familiers
quand elles ne les annulent pas totalement, ou rendent lancinante
l'interrogation sur le pays natal.
La formule utilisée par Sylviane
Roche, si lointaine et si proche, la peur initiale
qu'elle ressent devant cette différence - au point
de l'amener, elle, la citadine par excellence, à ressortir
les images qui en procèdent afin de pouvoir mieux se
laisser apprivoiser par le végétal qu'elle croyait
détester - confirme le choc profond que l'Afrique provoque
en nous. Comme l'interpellation qui vient des écritures
africaines.
Pour chacun des auteurs de ce cahier,
l'Afrique, dans sa violence de vie et de mort, renvoie au
plus intime et, parfois, au plus douloureux. Dans certains
cas, comme celui de Marc Quaghebeur, on peut même dire
qu'elle le leur a appris.
Le mélange de tons, d'univers
et de propos que nous livrons ici atteste en outre la nécessité
d'aller de l'avant, de part et d'autre. Les écrits
africains disent, déchirent, dénoncent, appellent,
comme peu de textes aujourd'hui le font. Appel, espoir et
alternative incroyables. Qui va en Afrique ne peut que le
voir, l'entrevoir en tout cas. Choc quasi subit, que les conditions
économiques et politiques ne font que renforcer; et
qui interpelle toujours.
Car il s'agit bien d'un choc, d'un
ébranlement. Nous pourrions dire, si nous n'avions
peur d'être mal compris, que ce qui nous saute au visage
en Afrique, c'est l'humanité dans tous ses états.
Et que, bien évidemment, c'est notre humanité
d'Européens qui se trouve ainsi mise en question. Par
ces capacités d'espoir, de régénération,
de mise à distance du malheur et de foi en la vie.
Mais aussi par la dureté quotidienne, la prégnance
écrasante du cadre social, la présence permanente
de la mort.
Pas question d'exprimer ici une quelconque
nostalgie, de rabâcher le discours sur la proximité
à une quelconque nature, ou d'inciter à de nouveaux
circuits touristiques. C'est même exactement le contraire
que nous cherchons. En nous rappelant ce qu'est l'humain en
nous (dans le pire et le meilleur) peut-être est-ce,
non d'un passé mythique, mais de notre avenir, de nos
potentialités d'hommes que nous parle l'Afrique?
Qui ne constate enfin, parmi les témoignages
ici rassemblés, que ces questions sont celles d'un
siècle et d'un monde qui n'ont cessé, malgré
discours et dénégations, d'alterner la haine
et la mort?
A travers ce cahier intitulé
Afriques, ECRITURE entend contribuer à un réel
dialogue et à une découverte des cultures francophones
et de leur histoire. Démontrer que ce mouvement, que
nous espérons poursuivre, peut aussi prendre son essor
à partir des francophonies originaires. Et qu'il doit
s'accomplir dans les deux sens.
La variété des voix qui
s'élèvent de ces pages nous paraît témoigner
de ces possibles comme de la nécessité d'une
vision décentrée et polycentrée. Excentrée
en somme.
1 Directeur d'ETHIOPIQUES, la revue
de littérature et de philosophie éditée
par la fondation Léopold Sedar Senghor.
2 Toutefois, Fama Diagne Sène, lauréate du Grand
Prix du Président de la République du Sénégal
pour son roman précédent, Le Chant des ténèbres,
prépare, à la suite de nos échanges,
un roman sur la polygamie.
3 La revue Congo-Meuse prépare deux nouveaux numéros
qui sortiront en mai, sous le titre Figures et paradoxes de
l'Histoire au Burundi, au Congo et au Rwanda. La collection
Documents pour l'histoire des francophonies, dans sa série
Afrique centrale, a publié en 2001 une importante anthologie
sur le choc des cultures, intitulée Aux pays du fleuve
et des grands lacs, et vient de faire reparaître un
texte prophétique de 1926, paru alors chez Payot, L'Afrique
centrale dans cent ans. Sous le titre Papier blanc, encre
noire avaient notamment paru, en 1992, deux volumes d'études
consacrés à "cent ans de culture francophone
en Afrique centrale (Zaïre, Rwanda, Burundi)".
Page créée le 01.05.02
Dernière mise à jour le 20.06.02
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